Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 13

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XIII. Troubles extérieurs ou intérieurs qui ont agité le Mexique, depuis qu’il eſt devenu une poſſeſſion Eſpagnole.

Depuis que le Mexique eut ſubi le joug des Caſtillans, cette vaſte contrée ne fut plus exposée à l’invaſion. Aucun ennemi voiſin ou éloigné ne ravagea ſes provinces. La paix dont elle jouiſſoit ne fut extérieurement troublée que par des pirates. Dans la mer du Sud, les entrepriſes de ces brigands ſe bornèrent à la priſe d’un petit nombre de vaiſſeaux : mais au Nord, ils pillèrent une fois Campeche, deux fois Vera-Crux, & ſouvent ils portèrent la déſolation ſur des côtes moins connues, moins riches & moins défendues.

Pendant que la navigation & les rivages de cette opulente région ſont en proie aux corſaires & aux eſcadres des nations révoltées de l’ambition de l’Eſpagne, ou ſeulement jalouſes de ſa ſupériorité, les Chichemecas troublent l’intérieur de l’empire. C’étoient, ſi l’on en croit Herrera & Torquemada, les peuples qui occupoient les meilleures plaines de la contrée avant l’arrivée des Mexicains. Pour éviter les fers que leur préparoit le conquérant, ils ſe réfugièrent dans des cavernes & dans des montagnes où s’accrut leur férocité naturelle & où ils menoient une vie entièrement animale. La nouvelle révolution qui venoit de changer l’état de leur ancienne patrie ne les diſpoſa pas à des mœurs plus douces ; & ce qu’ils virent ou qu’ils apprirent du caractère Eſpagnol leur inſpira une haine implacable contre une nation ſi fière & ſi oppreſſive. Cette paſſion, toujours terrible dans des ſauvages, ſe manifeſta par les ravages qu’ils portèrent dans tous les établiſſemens qu’on formoit à leur voiſinage, par les cruautés qu’ils exerçoient ſur ceux qui entreprenoient d’y ouvrir des mines. Inutilement, pour les contenir ou les réprimer, il fut établi des forts & des garniſons ſur la frontière, leur rage ne diſcontinua pas juſqu’en 1592. À cette époque, le capitaine Caldena leur perſuada de mettre fin aux hoſtilités. Dans la vue de rendre durables ces ſentimens pacifiques, le gouvernement leur fit bâtir des habitations, les raſſembla dans pluſieurs bourgades, & envoya au milieu d’eux quatre cens familles Tlaſcaltèques dont l’emploi devoit être de former à quelques arts, à quelques cultures un peuple qui juſqu’alors n’avoit été couvert que de peaux n’avoit vécu que de chaſſe ou des productions ſpontanées de la nature. Ces meſures, quoique ſages, ne réuſſirent que tard. Les Chichemecas ſe refusèrent long-tems à l’inſtruction qu’on avoit entrepris de leur donner, repouſſèrent même toute liaiſon avec des inſtituteurs bienfaiſans & Américains. Ce ne fut qu’en 1608 que l’Eſpagne fut déchargée du ſoin de les habiller & de les nourrir.

Dix-huit ans après, Mexico voit ſe heurter avec le plus grand éclat la puiſſance civile & la puiſſance eccléſiaſtique. Un homme convaincu de mille crimes cherche au pied des autels l’impunité de tous ſes forfaits. Le vice-roi Gelves l’en fait arracher. Cet acte d’une juſtice néceſſaire paſſe pour un attentat contre la divinité même. La foudre de l’excommunication eſt lancée. Le peuple ſe ſoulève.

Le clergé séculier & régulier prend les armes. On brûle le palais du commandant ; on enfonce le poignard dans le ſein de ſes gardes, de ſes amis, de ſes partiſans. Lui-même il eſt mis aux fers & embarqué pour l’Europe avec ſoixante-dix gentils’hommes qui n’ont pas craint d’embraſſer ſes intérêts. L’archevêque, auteur de tant de calamités & dont la vengeance n’eſt pas encore aſſouvie, ſuit ſa victime avec le déſir & l’eſpoir de l’immoler, Après avoir quelque tems balancé, la cour ſe décide enfin pour le fanatiſme. Le défenſeur des droits du trône & de l’ordre eſt condamné à un oubli entier ; & ſon ſucceſſeur autorisé à conſacrer ſolemnellement toutes les entrepriſes de la ſuperſtition, & plus particulièrement la ſuperſtition des aſyles.

Le mot aſyle, pris dans toute ſon étendue, pourroit ſignifier tout lieu, tout privilège, toute diſtinction qui garantit un coupable de l’exercice impartial de la juſtice. Car qu’eſt-ce qu’un titre qui affoiblit ou ſuſpend l’autorité de la loi ? un aſyle. Qu’eſt-ce que la priſon qui dérobe le criminel à la priſon commune de tous les malfaiteurs ? un aſyle. Qu’eſt-ce qu’une retraite où le créancier ne peut aller ſaiſir le débiteur frauduleux ? un aſyle. Qu’eſt-ce que l’enceinte où l’on peut exercer ſans titre toutes les fonctions de la ſociété, & cela dans une contrée où le reſte des citoyens n’en obtient le droit qu’à prix d’argent ? un aſyle. Qu’eſt-ce qu’un tribunal auquel on peut appeler d’une ſentence définitive prononcée par un autre tribunal censé le dernier de la loi, un aſyle. Qu’eſt-ce qu’un privilège excluſif, pour quelque motif qu’il ait été ſollicité & obtenu ? un afyle. Dans un empire où les citoyens partageant inégalement les avantages de la ſociété n’en partagent pas les fardeaux proportionnellement à ces avantages, qu’eſt-ce que les diverſes diſtinctions qui ſoulagent les uns aux dépens des autres ? des aſyles.

On connaît l’aſyle du tyran, l’aſyle du prêtre, l’aſyle du miniſtre, l’aſyle du noble, l’aſyle du traitant, l’aſyle du commerçant. Je nommerois preſque toutes les conditions de la ſociété. Quelle eſt en effet celle qui n’a pas un abri en faveur d’un certain nombre de malverſations qu’elle peut commettre avec impunité ?

Cependant les plus dangereux des aſyles ne ſont pas ceux où l’on ſe ſauve, mais ceux que l’on porte avec ſoi, qui ſuivent le coupable & qui l’entourent, qui lui ſervent de bouclier & qui forment entre lui & moi une enceinte au centre de laquelle il eſt placé, & d’où il peut m’inſulter ſans que le châtiment puiſſe l’atteindre. Tels ſont l’habit & le caractère eccléſiaſtiques. L’un & l’autre étoient autrefois une ſorte d’aſyle où l’impunité des forfaits les plus criants étoit preſqu’aſſurée. Ce privilège eſt-il bien éteint ? J’ai vu ſouvent conduire des moines & des prêtres dans les priſons : mais je n’en ai preſque jamais vu ſortir pour aller au lieu public des exécutions.

Eh quoi ! parce qu’un homme par ſon état eſt obligé à des mœurs plus ſaintes, il obtiendra des ménagemens, une commisération qu’on refuſera au coupable qui n’eſt pas lié par la même obligation… Mais le reſpect dû à ſes fonctions, à ſon vêtement, à ſon caractère ?… Mais la juſtice due également & ſans diſtinction à tous les citoyens… Si le glaive de la loi ne ſe promène pas indifféremment par-tout ; s’il vacille ; s’il s’élève ou s’abaiſſe ſelon la tête qu’il rencontre ſur ſon paſſage, la ſociété eſt mal ordonnée. Alors il exiſte, ſous un autre nom, ſous une autre forme, un privilège déteſtable, un abri interdit aux uns & réſervé aux autres.

Mais ces aſyles, quoique généralement contraires à la proſpérité des ſociétés, ne fixeront pas ici notre attention. Il s’agira uniquement de ceux qu’ont offert, qu’offrent encore aujourd’hui les temples dans pluſieurs parties du globe.

Ces refuges furent connus des anciens. Dans la Grèce encore à demi-barbare, on penſa que la tyrannie ne pouvoit être réfrénée que par la religion. Les ſtatues d’Hercule, de Thesée, de Pirithoiis parurent propres à inſpirer de la terreur aux ſcélérats, lorſqu’ils n’eurent plus à redouter leurs maſſues. Mais auſſi-tôt que l’aſyre inſtitué en faveur de l’innocence ne ſervit plus qu’au ſalut du coupable, aux intérêts & à la vanité des conſervateurs du privilège, ces retraites furent abolies.

D’autres peuples, à l’imitation des Grecs, établirent des aſyles. Mais le citoyen ne ſe jetoit dans le ſein des dieux que pour ſe ſouſtraire à la main armée qui le pourſuivoit. La, il invoquoit la loi ; il appelloit le peuple à ſon ſecours. Ses concitoyens accouroient. Le magiſtrat approchoit. Il étoit interrogé. S’il avoit abusé de l’aſyle, il étoit doublement puni. Il recevoit le châtiment & du forfait qu’il avoit commis, & de la profanation du lieu où il s’étoit ſauvé.

Romulus voulut peupler ſa ville, & il en fit un aſyle. Quelques temples devinrent des aſyles ſous la république. Après la mort de Céſar, les Triumvirs voulurent que ſa chapelle fut un aſyle. Dans les ſiècles ſuivans, la baſſeſſe des peuples érigea ſouvent les ſtatues des tyrans en aſyles. C’eſt de-là que l’eſclave inſultoit ſon maître. C’eſt de-là que le perſécuteur du repos public ſoulevoit la canaille contre les gens de bien.

Cette horrible inſtitution de la babarie & du paganiſme cauſoit des maux inexprimables, lorſque le chriſtianiſme, monté ſur le trône de l’empire ne rougit pas de l’adopter & même de l’étendre. Bientôt, les ſuites de cette politique eccléſiaſtique ſe firent cruellement ſentir. Les loix perdirent leur autorité. L’ordre ſocial étoit interverti. Alors le magiſtrat attaqua les aſyles avec courage ; le prêtre, les défendit avec opiniâtreté. Ce fut durant pluſieurs ſiècles, une guerre vive & pleine d’animoſité. Le parti qui prévaloit ſous un règne ferme ſuccomboit ſous un prince ſuperſtitieux. Quelquefois cet aſyle étoit général, & quelquefois il étoit reſtreint. Anéanti dans un tems, réintégré dans un autre.

Ce qui doit ſurprendre dans une inſtitution ſi viſiblement contraire à l’équité naturelle, à la loi civile, à la ſainteté de la religion, à l’eſprit de l’évangile, au bon ordre de la ſociété : c’eſt ſa durée ; c’eſt la diverſité des édits des empereurs, la contradiction des canons, l’entêtement de pluſieurs évêques ; c’eſt ſur-tout l’extravagance des juriſconſultes, ſur l’étendue de l’aſyle ſelon le titre des égliſes. Si c’eſt une grande égliſe, l’aſyle aura tant de pieds de franchiſe hors de ſon enceinte ; ſi c’eſt une moindre égliſe, la franchiſe de l’enceinte ſera moins étendue ; moins encore ſi c’eſt une chapelle ; la même que l’égliſe ſoit conſacrée ou ne le ſoit pas.

Il eſt bien étrange que dans une longue ſuite de générations, pas un monarque, pas un eccléſiaſtique, pas un magiſtrat, pas un ſeul homme n’ait rappelé à ſes contemporains les beaux jours du chriſtianiſme. Autrefois, auroit-il pu leur dire, autrefois le pécheur étoit arrêté pendant des années à la porte du temple où il expioit ſa faute expoſé aux injures de l’air, en préſence de tous les fidèles, de tous les citoyens. L’entrée de l’égliſe ne lui étoit accordée que pas à pas. Il n’approchoit du ſanctuaire qu’à meſure que ſa pénitence s’avançoit. Et aujourd’hui un ſcélérat, un concuſſionnaire, un voleur, un aſſaſſin couvert de ſang ne trouve pas ſeulement les portes de nos temples ouvertes ; il y trouve encore protection, impunité, aliment & sécurité.

Mais ſi l’aſſaſſin avoit plongé le poignard dans le ſein d’un citoyen ſur les marches même de l’autel, que feriez-vous ? Le lieu de la ſcène ſanglante deviendra-t-il ſon afyle ? Voilà certes un privilège bien commode pour les ſcélérats. Pourquoi tueront-ils dans les rues, dans les maiſons, ſur les grands chemins où ils peuvent être ſaiſis ? Que ne tuent-ils dans les égliſes ? Jamais il n’y eut un exemple plus révoltant du mépris des loix & de l’ambition eccléſiaſtique que cette immunité des temples. Il étoit reſervé à la ſuperſtition de rendre dans ce monde l’Être ſuprême protecteur des mêmes crimes qu’il punit dans une autre vie par des peines éternelles. On doit eſpérer que l’excès du mal fera ſentir la néceſſité du remède.

Cette heureuſe révolution arrivera plus tard ailleurs qu’au Mexique, où les peuples ſont plongés dans une ignorance plus profonde encore que dans les autres régions ſoumiſes à la Caſtille. En 1732, les élémens conjurés engloutirent une des plus riches flottes qui fuſſent jamais ſorties de cette opulente partie du Nouveau-Monde. Le déſeſpoir fut univerſel dans les deux hémiſphères. Chez un peuple plongé dans la ſuperſtition, tous les événemens ſont miraculeux ; & le courroux du ciel fut généralement regardé comme la cauſe unique d’un grand déſaſtre, que l’inexpérience du pilote & d’autres cauſes tout auſſi naturelles pouvoient fort bien avoir amené. Un autodafé parut le plus sûr moyen de recouvrer les bontés divines ; & trente-huit malheureux périrent dans les flammes, victimes d’un aveuglement ſi déplorable.

Il me ſemble que j’aſſiſte à cette horrible expiation. Je la vois, je m’écrie : « Monſtres exécrables, arrêtez. Quelle liaiſon y a-t-il entre le malheur que vous avez éprouvé & le crime imaginaire ou réel de ceux que vous détenez dans vos priſons ? S’ils ont des opinions qui les rendent odieux aux yeux de l’Éternel, c’eſt à lui à lancer la foudre ſur leurs têtes ? Il les a ſoufferts pendant un grand nombre d’années ; il les ſouffre, & vous les tourmentez. Quand il auroit à les condamner à des peines ſans fin au jour terrible de ſa vengeance, eſt-ce à vous d’accélérer leurs ſupplices ? Pourquoi leur ravir le moment d’une réſipiſcence qui les attend peut-être dans la caducité, dans le danger, dans la maladie ? Mais, infâmes que vous êtes, prêtres diſſolus, moines impudiques, vos crimes ne ſuffiſoient-ils pas pour exciter le courroux du ciel ? Corrigez-vous, proſternez-vous aux pieds des autels ; couvrez-vous de ſacs & de cendres ; implorez la miséricorde d’en haut, au lieu de traîner ſur un bûcher des innocens dont la mort, loin d’effacer vos forfaits, en accroîtra le nombre de trente-huit autres qui ne vous ſeront jamais remis. Pour apaiſer Dieu, vous brûlez des hommes ! Êtes-vous des adorateurs de Moloch ? » Mais ils ne m’entendent pas, & les malheureuſes victimes de leur ſuperſtitieuſe barbarie ont été précipitées dans les flammes.

Une calamité d’un autre genre affligea peu après le nouveau Mexique, limitrophe & dépendant de l’ancien. Cette vaſte contrée, ſituée pour la plus grande partie dans la Zone tempérée, fut aſſez long-tems inconnue aux dévaſtateurs de l’Amérique. Le miſſionnaire Ruys y pénétra le premier en 1580. Il fut bientôt ſuivi par le capitaine Eſpajo, & enfin par Jean d’Onâte, qui, par une ſuite de travaux commencés en 1599 & terminés en 1611, parvint à ouvrir des mines, à multiplier les troupeaux & les ſubſiſtances, à établir ſolidement la domination Eſpagnole. Des troubles civils dérangent, en 1652, l’ordre qu’il a établi. Dans le cours de ces animoſités, le commandant Roſas eſt aſſaſſiné, & ceux de ſes amis qui tentent de venger ſa mort, périſſent après lui. Les atrocités continuent juſqu’à l’arrivée tardive de Pagnaloſſe. Ce chef intrépide & sévère, avoit preſque étouffé la rébellion, lorſque, dans l’accès d’une juſte indignation, il donne un ſoufflet à un moine turbulent qui lui parloit avec inſolence, qui oſoit même le menacer. Auſſi-tôt les cordeliers, maîtres du pays, l’arrêtent. Il eſt excommunié, livré à l’inquiſition, & condamné à des amendes conſidérables. Inutilement, il preſſe la cour de venger l’autorité royale violée en ſa perſonne, le crédit de ſes ennemis l’emporte ſur ſes ſollicitations. Leur rage & leur influence lui font même craindre un ſort plus funeſte ; & pour ſe dérober à leurs poignards, pour ſe ſouſtraire à leurs intrigues, il ſe réfugie en Angleterre, abandonnant les rênes du gouvernement à qui voudra ou pourra s’en ſaiſir. Cette retraite plonge encore la province dans de nouveaux malheurs ; & ce n’eſt qu’après dix ans d’anarchie & de carnage, que tout rentre enfin dans l’ordre & la ſoumiſſion.

Eſt-il rien de plus abſurde que cette autorité des moines en Amérique ? Ils y ſont ſans lumières & ſans mœurs ; leur indépendance y foule aux pieds leurs conſtitutions & leurs vœux ; leur conduite eſt ſcandaleuſe ; leurs maiſons ſont autant de mauvais lieux, & leurs tribunaux de pénitence autant de boutiques de commerce. C’eſt-là que, pour une pièce d’argent, ils tranquilliſent la conſcience du ſcélérat ; c’eſt-là qu’ils inſinuent la corruption au fond des âmes innocentes, & qu’ils entraînent les femmes & les filles dans la débauche ; ce ſont autant de ſimoniaques qui trafiquent publiquement des choſes ſaintes. Le chriſtianiſme qu’ils enſeignent eſt ſouillé de toutes ſortes d’abſurdités. Captateurs d’héritages, ils trompent, ils volent, ils ſe parjurent. Ils aviliſſent les magiſtrats ; ils les croiſent dans leurs opérations. Il n’y a point de forfaits qu’ils ne puiſſent commettre impunément. Ils inſpirent aux peuples l’eſprit de la révolte. Ce ſont autant de fauteurs de la ſuperſtition, la cauſe de tous les troubles qui ont agité ces contrées lointaines. Tant qu’ils y ſubſiſteront, ils y entretiendront l’anarchie, par la confiance auſſi aveugle qu’illimitée qu’ils ont obtenue des peuples, & par la puſillanimité qu’ils ont inſpirée aux dépoſitaires de l’autorité dont ils diſpoſent par leurs intrigues. De quelle ſi grande utilité ſont-ils donc ? Seroient-ils délateurs ? Une ſage adminiſtration n’a pas beſoin de ce moyen. Les ménageroit-on comme un contrepoids à la puiſſance des vices-rois ? C’eſt une terreur panique. Seroient-ils tributaires des grands ? C’eſt un vice qu’il faut faire ceſſer. Sous quelque face qu’on conſidère les choſes, les moines ſont des misérables qui ſcandaliſent & qui fatiguent trop le Mexique pour les y laiſſer ſubſiſter plus long-tems.

La ſoumiſſion, l’ordre y furent de nouveau & plus généralement troublés en 1693, par une loi qui interdiſoit aux indiens l’uſage des liqueurs fortes. La défenſe ne pouvoit pas avoir pour objet celles de l’Europe, d’un prix néceſſairement trop haut, pour que des hommes conſtamment opprimés, conſtamment dépouillés, en fiſſent jamais uſage. C’étoit uniquement du pulque que le gouvernement cherchoit à les détacher.

On tire cette boiſſon d’une plante connue au Mexique ſous le nom de maguey, & ſemblable à un aloës pour la forme. Ses feuilles, raſſemblées autour du collet de la racine, ſont épaiſſes, charnues, preſque droites, longues de pluſieurs pieds, creusées en gouttières, épineuſes ſur le dos, & terminées par une pointe très-acérée. La tige qui ſort du milieu de cette touffe s’élève deux fois plus haut, & porte à ſon ſommet ramifié des fleurs jaunâtres. Leur calice à ſix diviſions eſt chargé d’autant d’étamines. Il adhère par le bas au piſtil qui devient avec lui une capſule à trois loges remplie de ſemences. Le maguey croît par-tout dans le Mexique, & ſe multiplie facilement de bouture. On en fait des haies. Ses diverſes parties ont chacune leur utilité. Les racines ſont employées pour faire des cordes ; les tiges donnent du bois ; les pointes des feuilles ſervent de clous ou d’aiguilles ; les feuilles elles-mêmes ſont bonnes pour couvrir les toits ; on les fait auſſi l’eau, & l’on en retire un fil propre à fabriquer divers tiſſus.

Mais le produit le plus eſtimé du maguey eſt une eau douce & tranſparente qui ſe ramaſſe dans un trou creusé avec un inſtrument dans le milieu de la touffe, après qu’on en a arraché les bourgeons & les feuilles intérieures. Tous les jours, ce trou profond de trois ou quatre pouces ſe remplit, tous les jours on le vuide ; & cette abondance dure une année entière, quelquefois même dix-huit mois. Cette liqueur épaiſſie forme un véritable ſucre : mais mêlée avec de l’eau de fontaine & déposée dans de grands vaſes, elle acquiert au bout de quatre ou cinq jours de fermentation, le piquant & preſque le goût du cidre. Si l’on y ajoute des écorces d’orange & de citron, elle devient enivrante. Cette propriété la rend plus agréable aux Mexicains, qui, ne pouvant ſe conſoler de la perte de leur liberté, cherchent à s’étourdir ſur l’humiliation de leur ſervitude.

Auſſi eſt-ce vers les maiſons où l’on diſtribue le pulque que ſont continuellement tournés les regards de tous les Indiens. Ils y paſſent les jours, les ſemaines ; ils y laiſſent la ſubſiſtance de leur famille, très-ſouvent le peu qu’ils ont de vêtemens.

Le miniſtère Eſpagnol, averti de ces excès, en voulut arrêter le cours. Le remède fut mal choiſi. Au lieu de ramener les peuples aux bonnes mœurs par des ſoins paternels, par le moyen ſi efficace de l’enſeignement, on eut recours à la funeſte voie des interdictions. Les eſprits s’échauffèrent, les séditions ſe multiplièrent, les actes de violence ſe répétèrent d’une extrémité de l’empire à l’autre. Il fallut céder. Le gouvernement retira ſes actes prohibitifs : mais il voulut que l’argent le dédommageât du ſacrifice qu’il faiſoit de ſon autorité. Le pulque fut aſſujetti à des impoſitions qui rendent annuellement au fiſc onze ou douze cens mille livres.

Une nouvelle ſcène, d’un genre plus particulier, s’ouvrit vingt-cinq ou trente ans plus tard au Mexique. Dans cette importante poſſeſſion, la police étoit négligée au point qu’une nombreuſe bande de voleurs parvint à s’emparer de toutes les routes. Sans un passeport d’un des chefs de ces bandits, aucun citoyen n’osoit sortir de son domicile. Soit indifférence, soit foiblesse, soit corruption, le magistrat ne prenoit aucune mesure pour faire cesser une si grande calamité. Enfin la cour de Madrid, réveillée par les cris de tout un peuple, chargea Valesquès du salut public. Cet homme juste, ferme, sévère, indépendant des tribunaux & du vice-roi, réussit enfin à rétablir l’ordre & à lui donner des fondemens qui depuis n’ont pas été ébranlés.

Une guerre entreprise contre les peuples de Cinaloa, de Sonora, de la nouvelle Navarre, a été le dernier événement remarquable qui ait agité l’empire. Ces provinces, situées entre l’ancien & le nouveau Mexique, ne faisoient point partie des états de Montezuma. Ce ne fut qu’en 1540, que les dévastateurs du Nouveau-Monde y pénétrèrent sous les ordres de Vasquès Coronado.

Ils y trouvèrent de petites nations qui vivoient de pêche sur les bords de l’océan, de chasse dans l’intérieur des terres ; & qui, quand ces moyens de subsistance leur manquoient, n’avoient de resource que les productions ſpontanées de la nature. Dans cette région, on ne connoiſſoit ni vêtemens, ni cabanes. Des branches d’arbre pour ſe garantir des ardeurs d’un ſoleil brûlant ; des roſeaux liés les uns aux autres pour ſe mettre à couvert des torrens de pluie : c’eſt tout ce que les habitans avoient imaginé contre l’inclémence des ſaiſons. Durant les froids les plus rigoureux, ils dormoient à l’air libre, autour des feux qu’ils avoient allumés.

Ce pays, ſi pauvre en apparence, renfermoit des mines. Quelques Eſpagnols entreprirent de les exploiter. Elles ſe trouvèrent abondantes, & cependant leurs avides propriétaires ne s’enrichiſſoient pas. Comme on étoit réduit à tirer de la Vera-Crux, à dos de mulet, par une route difficile & dangereuſe de ſix à ſept cens lieues, le vif argent, les étoffes, la plupart des choſes néceſſaires pour la nourriture & pour les travaux, tous ces objets avoient à leur terme une valeur ſi conſidérable, que l’entrepriſe la plus heureuſe rendoit à peine de quoi les payer.

Il falloit tout abandonner, ou faire d’autres arrangemens. On s’arrêta au dernier parti. Le jéſuite Ferdinand Confang fut chargé, en 1746, de reconnoître le golfe de la Californie, qui borde ces vaſtes contrées. Après cette navigation, conduite avec intelligence, la cour de Madrid connut les côtes de ce continent, les ports que la nature y a formés, les lieux ſablonneux & arides qui ne ſont pas ſuſceptibles de culture, les rivières qui, par la fertilité qu’elles répandent ſur leurs bords, invitent à y établir des peuplades. Rien, à l’avenir, ne devoit empêcher que les navires, partis d’Acapulco, n’entrâſſent dans la mer Vermeille, ne portâſſent facilement dans les provinces limitrophes des miſſionnaires, des ſoldats, des mineurs, des vivres, des marchandiſes, tout ce qui eſt néceſſaire aux colonies, & n’en revinrent chargés de métaux.

Cependant c’étoit un préliminaire indiſpenſable de gagner les naturels du pays par des actes d’humanité, ou de les ſubjuguer par la force des armes. Mais comment ſe concilier des hommes dont on vouloit faire des bêtes de ſomme, ou qui devoient être enterrés vivans dans les entrailles de la terre ? Auſſi le gouvernement ſe décida-t-il pour la violence. La guerre ne fut différée que par l’impoſſibilité où étoit un fiſc obéré d’en faire la dépenſe. On trouva enfin, en 1768, un crédit de douze cens mille livres, & les hoſtilités commencèrent. Quelques hordes de ſauvages ſe ſoumirent après une légère réſiſtance. Il n’en fut pas ainſi des Apaches, la plus belliqueuſe de ces nations, la plus paſſionnée pour l’indépendance. On les pourſuivit ſans relâche pendant trois ans, avec le projet de les exterminer. Grand Dieu, exterminer des hommes ! Parleroit-on autrement des loups ? Les exterminer, & pourquoi ? Parce qu’ils avoient l’âme fière, parce qu’ils ſentoient le droit naturel qu’ils avoient à la liberté, parce qu’ils ne vouloient pas être eſclaves… Et nous ſommes des peuples civilisés, & nous ſommes chrétiens ?

L’éloignement où étoient les anciennes & les nouvelles conquêtes du centre de l’autorité, fit juger qu’elles languiroient juſqu’à ce qu’on leur eût accordé une adminiſtration indépendante. On leur donna donc un commandant particulier, qui, avec un titre moins impoſant que celui du vice-roi de la Nouvelle-Eſpagne, jouit des mêmes prérogatives.