Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 24

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XXIV. Communications du Mexique avec le Pérou & avec l’Eſpagne, par la voie de Guatimala.

Les côtes du Mexique ne reſſemblent pas à celles du Pérou, où le voiſinage & la hauteur des Cordelières font régner un printems éternel, des vents réguliers & doux. Auſſitôt qu’on a paſſé la ligne à la hauteur de Panama, la libre communication de l’atmoſphère de l’Eſt à l’Oueſt n’étant plus interrompue par cette prodigieuſe chaîne de montagnes, le climat devient différent. À la vérité, la navigation eſt facile & sûre dans ces parages depuis le milieu d’octobre juſqu’à la fin de mai : mais, durant le reſte de l’année, les calmes & les orages y rendent alternativement la mer fâcheuſe & dangereuſe.

La côte qui borde cet océan a ſix cens lieues. Autrefois, il ne ſortoit des rades que la nature y a formées, ni un bâtiment pour le commerce, ni un canot pour la pêche. Cette inaction étoit bien en partie la ſuite de l’indolence des peuples : mais les funeſtes diſpoſitions faites par la cour de Madrid y avoient plus de part encore.

La communication, entre les empires des incas & de Montezuma devenus provinces Eſpagnoles, fut libre dans les premiers tems par la mer du Sud. On la borna quelque tems après à deux navires. Elle fut abſolument prohibée en 1636. Des repréſentations preſſantes & réitérées déterminèrent à la rouvrir au bout d’un demi-ſiècle, mais avec des reſtrictions qui la rendoient nulle. Ce n’eſt qu’en 1774, qu’il a été permis à l’Amérique Méridionale & Septentrionale de faire tous les échanges que leur intérêt mutuel pourroit comporter. Les différentes contrées de ces deux régions tireront, ſans doute, de grands avantages de ce nouvel ordre de choſes. On peut prédire cependant qu’il ſera plus utile au pays de Guatimala qu’à tous les autres.

Cette audience domine ſur douze lieues à l’Oueſt, ſoixante à l’Eſt, cent au Nord, & trois cens au Sud. Sept ou huit provinces forment cette grande juriſdiction.

Celle de Coſta-Ricca eſt très-peu peuplée, très-peu cultivée & n’offre guère que des troupeaux. Une grande partie des anciens habitans s’y ſont juſqu’ici refusés au joug.

Six mois d’une pluie qui tombe en torrens & ſix mois, d’une séchereſſe dévorante affligent Nicaragua régulièrement chaque année. Ce ſont les hommes les plus efféminés de la Nouvelle-Eſpagne quoique des moins riches.

Les Caſtillans n’exercèrent nulle part plus de cruautés qu’à Honduras. Ils en firent un déſert. Auſſi n’en tire-t-on qu’un peu de caſſe & quelque ſalſe-pareille.

Vera-Paz étoit en poſſeſſion de fournir à l’ancien Mexique les plumages éclatans dont on compoſoit ces tableaux ſi long-tems vantés. La province a perdu toute ſon importance, depuis que ce genre d’induſtrie a été abandonné.

Soconuſco n’eſt connu que par la perfection de ſon cacao. La plus grande partie de ce fruit ſert à l’Amérique même. Les deux cens quintaux qu’on en porte en Europe appartiennent au gouvernement. S’il y en a plus que la cour ne peut conſommer, on le vend au public le double de ce que coûte celui de Caraque.

Quoiqu’au centre du Mexique, Chiapa formoit un état indépendant de cet empire à l’arrivée des Eſpagnols : mais ce canton plia auſſi devant des armes que rien n’arrêtoit. Il y eut là peu de ſang répandu, & les Indiens y ſont encore plus nombreux qu’ailleurs. Comme la province n’eſt abondante qu’en grains, en fruits, en pâturages, peu des conquérans s’y fixèrent ; & c’eſt peut-être pour cela que l’homme y eſt moins dégradé, moins abruti que dans les contrées remplies de mines ou avantageuſement ſituées pour le commerce. Les origènes montrent de l’intelligence, ont quelque aptitude pour les arts, & parlent une langue qui a de la douceur, même une ſorte d’élégance. Ces qualités ſont ſur-tout remarquables à Chiapa de los-Indios, ville aſſez importante où leurs familles les plus conſidérables ſe ſont réfugiées, qu’ils occupent ſeuls, & où ils jouiſſent de grands privilèges. Sur la rivière qui baigne ſes murs s’exercent habituellement l’adreſſe & le courage de ces hommes moins opprimés que leurs voiſins. Avec des bateaux, ils forment des armées navales. Ils combattent entre eux, ils s’attaquent & ils ſe défendent avec une agilité ſurprenante. Ils bâtiſſent des châteaux de bois qu’ils couvrent de toile peinte & qu’ils aſſiègent. Ils n’excellent pas moins à la courſe des taureaux, au jeu des cannes, à la danſe, à tous les exercices de corps. Combien ces détails feront regretter que les Indiens ſoient tombés au pouvoir d’un vainqueur qui a reſſerré les liens de leur ſervitude au lieu de les relâcher.

La province de Guatimala a, comme les autres provinces de ſa dépendance, des troupeaux, des mines, du bled, du maïs, du ſucre, du coton : mais aucune ne partage avec elle l’avantage de cultiver l’indigo. C’eſt ſur ſon territoire qu’eſt placée une ville de ſon nom, où ſont réunis les adminiſtrateurs & les tribunaux néceſſaires au gouvernement d’un ſi grand pays.

Cette cité célèbre fut, bien ou mal-à-propos bâtie, dans une vallée large d’environ trois milles, & bornée par deux montagnes aſſez élevées. De celle qui eſt au Sud coulent des ruiſſeaux & des fontaines qui procurent aux villages ſitués ſur la pente, une fraîcheur délicieuſe, & y entretiennent perpétuellement des fleurs & des fruits. L’aſpect de la montagne qui eſt au Nord eſt effroyable. Il n’y paroit jamais de verdure. On n’y voit que des cendres, des pierres calcinées. Une eſpèce de tonnerre, que les habitans attribuent au bouillonnement des métaux mis en fuſion dans les cavernes de la terre, s’y fait entendre continuellement. Il ſort de ces fourneaux intérieurs des flammes, des torrens de ſouffre qui rempliſſent l’air d’une infection horrible. Guatimala, ſelon une expreſſion très-uſitée, eſt ſitué entre le paradis & l’enfer.

Les objets que demande le Pérou ſont expédiés de cette capitale par la mer du Sud. L’or, l’argent, l’indigo deſtinés pour notre continent, ſont portés, à dos de mulet, au bourg Saint-Thomas, ſitué à ſoixante lieues de la ville dans le fond d’un lac très-profond qui ſe perd dans le golfe de Honduras. Tant de richeſſes ſont échangées dans cet entrepôt contre les marchandiſes arrivées d’Europe dans les mois de juillet ou d’août. Ce marché eſt entièrement ouvert, quoiqu’il eût été facile de le mettre à l’abri de toute inſulte. On le pouvoit d’autant plus aisément, que ſon entrée eſt retrécie par deux rochers élevés qui s’avancent des deux côtés à la portée du canon. Il eſt vraiſemblable que l’Eſpagne ne changera de conduite que lorſqu’elle aura été punie de ſa négligence. Rien ne ſeroit plus aisé.

Les vaiſſeaux qui entreprendroient cette expédition reſteroient en sûreté dans la rade. Mille ou douze cens hommes débarqués à Saint-Thomas, traverſeroient quinze lieues de montagnes où ils trouveroient des chemins commodes & des ſubſiſtances. Le reſte de la route ſe feroit à travers des plaines peuplées & abondantes. On arriveroit à Guatimala, qui n’a pas un ſoldat, ni la moindre fortification. Ses quarante mille âmes, Indiens, nègres, métis, Eſpagnols, qui n’ont jamais vu d’épée, ſeroient incapables de la moindre réſiſtance. Ils livreroient à l’ennemi, pour ſauver leur vie, les richeſſes qu’ils accumulent depuis trois ſiècles ; & la contribution ſeroit au moins de trente millions. Les troupes regagneroient leurs bâtimens avec ce butin ; & ſi elles le vouloient avec des otages qui aſſureroient la tranquilité de leur retraite.

Le danger n’eſt plus malheureuſement le même. Un affreux tremblement à détruit Guatimala de fond en comble en 1772. Cette ville, une des plus riches de l’Amérique, n’offre plus que des ruines.

Elle renaîtroit bientôt dans d’autres contrées : car, que ne peuvent point les nations avives & induſtrieuſes ? Par elles des régions qu’on croyoit inhabitables ſont peuplées. Les terres les plus ingrates ſont fécondées. Les eaux ſont repouſſées, & la fertilité s’élève ſur le limon. Les marais portent des maiſons. À travers des monts entr’ouverts, l’homme ſe fait des chemins. Il sépare à ſon gré ou lie les rochers par des ponts qui relient comme ſuſpendus ſur la profondeur obſcure de l’abîme, au fond duquel le torrent courroucé ſemble murmurer de ſon audace. Il oppoſe des digues à la mer & dort tranquillement dans le domicile qu’il a fondé au-deſſous des flots. Il aſſemble quelques planches ſur leſquelles il s’aſſied ; il dit aux vents de le porter à l’extrémité du globe, & les vents lui obéiſſent. Homme, quelquefois ſi puſillanime & ſi petit, que tu te montres grand, & dans tes projets, & dans tes œuvres ! Avec deux foibles leviers de chair, aidés de ton intelligence, tu attaques la nature entière & tu la ſubjugues. Tu affrontes les élémens conjurés, & tu les aſſervis. Rien ne te réſiſte, ſi ton âme eſt tourmentée par l’amour ou le déſir de poſſéder une belle femme que tu haïras un jour ; par l’intérêt ou la fureur de remplir tes coffres d’une richeſſe qui te promette des jouiſſances que tu te refuſeras ; par la gloire ou l’ambition d’être loué par tes contemporains que tu mépriſes, ou d’une poſtérité que tu ne dois pas eſtimer davantage. Si tu fais de grandes choſes par paſſion, tu n’en fais pas de moindres par ennui. Tu ne connoiſſois qu’un monde. Tu ſoupçonnas qu’il en étoit un autre. Tu l’allas chercher & tu le trouvas. Je te ſuis pas à pas dans ce monde nouveau. Si la hardieſſe de tes entrepriſes m’en dérobe quelquefois l’atrocité, je ſuis toujours également confondu, ſoit que tes forfaits me glacent d’horreur, ſoit que tes vertus me tranſportent d’admiration,

Tels étoient ces fiers Eſpagnols qui conquirent l’Amérique : mais le climat, une mauvaiſe adminiſtration, l’abondance de toutes choſes énervèrent leurs deſcendans. Tout ce qui portoit l’empreinte de la difficulté ſe trouva au-deſſus de leurs âmes corrompues ; & leurs bras amollis ſe refusèrent à tous les travaux. Durant ce long période, ce fut un engourdiſſement dont on voit peu d’exemples dans l’hiſtoire. Comment une cité, engloutie par des volcans, ſeroit-elle alors ſortie de ces décombres ? Mais, depuis quelques années la nation ſe régénère. Déjà l’on a tracé le plan d’une autre ville, plus vaſte, plus commode, plus belle que celle qui exiſtoit : & elle ſera élevée à huit lieues de l’ancienne ſur une baſe plus ſolide. Déjà la cour de Madrid, s’écartant de ſes meſures ordinairement trop lentes, a aſſigné les fonds néceſſaires pour la conſtruction des édifices publics. Déjà les citoyens déchargés des tributs qui pouvoient ſervir de raiſon ou de prétexte à leur inaction, ſe prêtent aux vues du gouvernement. Un nouveau Guatimala embellira bientôt la Nouvelle-Eſpagne. Si cette activité ſe ſoutient, ſi elle augmente, les Anglois ſeront vraiſemblablement chaſſés des établiſſemens qu’ils ont commencés entre le lac de Nicaragua & le cap Honduras.