Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 6

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VI. C’eſt à S. Domingue que les Eſpagnols forment leur premier établiſſement en Amérique. Mœurs des habitans de cette iſle.

Après avoir reconnu quelques iſles d’une médiocre étendue, Colomb aborda au Nord d’une grande iſle, que les inſulaires apelloient Hayti, & qu’il nomma l’Eſpagnole : elle porte aujourd’hui le nom de Saint-Domingue. Il y fut conduit par quelques ſauvages des autres iſles, qui l’avoient ſuivi ſans défiance, & qui lui avoient fait entendre que la grande iſle étoit le pays qui leur fourniſſoit ce métal, dont les Eſpagnols étoient ſi avides.

L’iſle de Hayti, qui a deux cens lieues de long, ſur ſoixante, & quelquefois quatre-vingts de large, eſt coupée dans toute ſa largeur de l’Eſt à l’Oueſt, par une chaîne de montagnes, la plupart eſcarpées, qui en occupent le milieu. On la trouva partagée entre cinq nations fort nombreuſes qui vivoient en paix. Elles avoient des rois nommés caciques, d’autant plus abſolus, qu’ils étoient fort aimés. Ces peuples étoient plus blancs que ceux des autres iſles. Ils ſe peignoient le corps. Les hommes étoient entièrement nus. Les femmes portoient une ſorte de jupe de coton qui ne paſſoit pas le genou. Les filles étoient nues comme les hommes. Ils vivoient de maïs, de racines, de fruits & de coquillages. Sobres, légers, agiles, peu robuſtes, ils avoient de l’éloignement pour le travail. Ils couloient leurs jours ſans inquiétude & dans une douce indolence. Leur tems s’employoit à danſer, à jouer, à dormir. Ils montraient peu d’eſprit, à ce que diſent les Eſpagnols ; & en effet, des inſulaires séparés des autres peuples, ne devoient avoir que peu de lumières. Les ſociétés iſolés s’éclairent lentement, difficilement ; elles ne s’enrichiſſent d’aucune des découvertes que le tems & l’expérience font naître chez les autres peuples. Le nombre des haſards qui mènent à l’inſtruction eſt plus borné pour elles.

Ce ſont les Eſpagnols eux-mêmes, qui nous atteſtent que ces peuples étoient humains, ſans malignité, ſans eſprit de vengeance, preſque ſans paſſion.

Ils ne ſavoient rien, mais ils n’avoient aucun déſir d’apprendre. Cette indifférence & la confiance avec laquelle ils ſe livroient à des étrangers, prouvent qu’ils étoient heureux.

Leur hiſtoire, leur morale, étoient renfermées dans un recueil de chanſons qu’on leur apprenoit dès l’enfance.

Ils avoient, comme tous les peuples, quelques fables ſur l’origine du genre-humain.

On ſait peu de choſe de leur religion, à laquelle ils n’étoient pas fort attachés ; & il y a apparence que ſur cet article comme ſur beaucoup d’autres, leurs deſtructeurs les ont calomniés. Ils ont prétendu que ces inſulaires ſi doux adoroient une multitude d’être malfaiſans. On ne le ſauroit croire. Les adorateurs d’un dieu cruel n’ont jamais été bons. Et qu’importoient leurs dieux & leur culte ? Firent-ils aux nouveaux venus quelque queſtion ſur leur religion ? Leur croyance fut-elle un motif de curioſité, de haine ou de mépris pour eux ? C’eſt l’Européen qui ſe conduiſit comme s’il eût été conſeillé par les démons de l’inſulaire ; c’eſt l’inſulaire qui ſe conduiſit comme s’il eut obéi à la divinité de l’Européen.

Aucune loi ne régloit chez eux le nombre des femmes. Ordinairement, une d’entre elles avoit quelques privilèges, quelques diſtinctions ; mais ſans autorité ſur les autres. C’étoit celle que le mari aimoit le plus, & dont il ſe croyoit le plus aimé. Quelquefois à la mort de cet époux, elle ſe faiſoit enterrer avec lui. Ce n’étoit point chez ce peuple un uſage, un devoir, un point d’honneur ; c’étoit dans la femme une impoſſibilité de ſurvivre à ce que ſon cœur avoit de plus cher. Les Eſpagnols appeloient débauche, licence, crime, cette liberté dans le mariage & dans l’amour, autorisée par les loix & par les mœurs ; & ils attribuoient aux prétendus, excès des inſulaires, l’origine d’un mal honteux & deſtructeur qu’on croit communément avoir été inconnu en Europe avant la découverte de l’Amérique.

Ces inſulaires n’avoient pour armes, que l’arc avec des flèches d’un bois, dont la pointe durcie au feu, étoit quelquefois garnie de pierres tranchantes, ou d’arêtes de poiſſon. Les ſimples habits des Eſpagnols, étoient des cuiraſſes impénétrables contre ces flèches lancées avec peu d’adreſſe. Ces armes jointes à de petites maſſues, ou plutôt à de gros bâtons, dont le coup devoit être rarement mortel, ne rendoient pas ce peuple bien redoutable.

Il étoit composé de différentes claſſes, dont une s’arrogeoit une eſpèce de nobleſſe ; mais on ſait peu quelles étoient les prérogatives de cette diſtinction, & ce qui pouvoit y conduire. Ce peuple ignorant & ſauvage, avoit auſſi des ſorciers, enfans ou pères de la ſuperſtition.

Colomb ne négligea aucun des moyens qui pouvoient lui concilier ces inſulaires. Mais il leur fit ſentir auſſi, que ſans avoir la volonté de leur nuire, il en avoit le pouvoir. Les effets ſurprenans de ſon artillerie, dont il fît des épreuves en leur préſence, les convainquirent de ce qu’il leur diſoit. Les Eſpagnols leur parurent des hommes deſcendus du ciel ; & les préſens qu’ils en recevoient, n’étoient pas pour eux de ſimples curioſités, mais des choſes ſacrées. Cette erreur étoit avantageuſe. Elle ne fut détruite par aucun acte de foibleſſe ou de cruauté. On donnoit à ces ſauvages des bonnets rouges, des grains de verre, des épingles, des couteaux, des ſonnettes, & ils donnoient de l’or & des vivres.

Dans les premiers momens de cette union, Colomb marqua la place d’un établiſſement qu’il deſtinoit à être le centre de tous les projets qu’il ſe propoſoit d’exécuter. Il conſtruiſit le fort de la Nativité avec le ſecours des inſulaires, qui travailloient gaiement à forger leurs fers. Il y laiſſa trente-neuf Caſtillans ; & après avoir reconnu la plus grande partie de l’iſle il fit voile pour l’Eſpagne.

Il arriva à Palos, port de l’Andalouſie, d’où ſept mois auparavant il étoit parti. Il ſe rendit par terre à Barcelone, où étoit la cour. Ce voyage fut un triomphe. La nobleſſe & le peuple allèrent au-devant de lui, & le ſuivirent en foule juſqu’aux pieds de Ferdinand & d’Iſabelle. Il leur préſenta des inſulaires, qui l’avoient ſuivi volontairement. Il fit apporter des monceaux d’or, des oiſeaux, du coton, beaucoup de rareté que la nouveauté rendoit précieuſes. Cette multitude d’objets étrangers exposée aux yeux d’une nation, dont la vanité & l’imagination exagèrent tout, leur fit voir au loin, dans le tems & l’eſpace, une ſource inépuilable de richeſſes qui devoit couler éternellement dans ſon ſein. L’enthouſiaſme gagna juſqu’aux ſouverains. Dans l’audience publique qu’ils donnèrent à Colomb, ils le firent couvrir & s’aſſeoir, comme un grand d’Eſpagne. Il leur raconta ſon voyage. Ils le comblèrent de careſſes, de louanges, d’honneurs ; & bientôt après, il repartit avec dix-ſept vaiſſeaux pour faire de nouvelles découvertes, & fonder des colonies.

À ſon arrivée à Saint-Domingue, avec quinze cens hommes, ſoldats, ouvriers, miſſionnaires ; avec des vivres pour leur ſubſiſtance ; avec les ſemences de toutes les plantes qu’on croyoit pouvoir réuſſir ſous ce climat humide & chaud ; avec les animaux domeſtiques de l’ancien hémiſphère dont le nouveau n’avait pas un ſeul, Colomb ne trouva que des ruines & des cadavres, où il avoit laiſſé des fortifications & des Eſpagnols. Ces brigands avoient provoqué leur ruine par leur orgueil, par leur licence & leur tyrannie. L’amiral n’en douta pas après les éclairciſſemens qu’il ſe fit donner ; & il sut perſuader à ceux qui avoient moins de modération que lui, qu’il étoit de la bonne politique de renvoyer la vengeance à un autre tems. Un fort, honoré du nom d’Iſabelle, fut conſtruit aux bords de l’Océan, & celui de Saint-Thomas ſur les montagnes de Cibao, où les inſulaires ramaſſoient, dans des torrens, la plus grande partie de l’or qu’ils faiſoient ſervir à leur parure, & où les conquérans ſe propoſoient d’ouvrir des mines.

Pendant qu’on étoit occupé de ces travaux, les vivres apportés d’Europe avoient été conſommés ou s’étoient corrompus. La colonie n’en avoit pas aſſez reçu de nouveaux pour remplir le vuide ; & des ſoldats, des matelots n’avoient eu ni le tems, ni le talent, ni la volonté de créer des ſubſiſtances. Il fallut recourir aux naturels du pays qui ne cultivant que peu étoient hors d’état de nourrir des étrangers qui, quoique les plus ſobres de l’ancien hémiſphère, conſommoient chacun ce qui auroit ſuffi aux beſoins de pluſieurs Indiens. Ces malheureux livroient tout ce qu’ils avoient, & l’on exigeoit davantage. Ces exactions continuelles les firent ſortir de leur caractère naturellement timide ; & tous les caciques, à l’exception de Guacanahari, qui le premier avoit reçu les Eſpagnols dans ſes états, réſolurent d’unir leurs forces pour briſer un joug qui devenoit chaque jour plus intolérable.