Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 8

La bibliothèque libre.

VIII. Navigations qui conduiſent les Eſpagnols à la connoiſſance du Mexique.

Ayant que ces ſcènes d’horreur euſſent conſommé la ruine des premières plages reconnues par les Eſpagnols dans le Nouveau-Monde, quelques aventuriers de cette nation avoient formé des établiſſemens moins conſidérables à la Jamaïque, à Porto-Rico, à Cuba. Velaſquès, fondateur de ce dernier, déſiroit que ſa colonie partageât, avec celle de Saint-Domingue, l’avantage de faire des découvertes dans le continent ; & il trouva très-diſposés à ſeconder ſes vues, la plupart de ceux qu’une avidité active & inſatiable avoit conduits dans ſon iſle. Cent dix s’embarquèrent, le 8 février 1517, ſur trois petits bâtimens à Saint-Iago ; cinglèrent à l’Oueſt ; débarquèrent ſucceſſivement à Yucatan, à Campèche ; furent reçus en ennemis ſur les deux côtes ; périrent en grand nombre des coups qu’on leur porta, & regagnèrent dans le plus grand déſordre le port d’où, quelques mois auparavant, ils étoient partis avec de ſi flatteuſes eſpérances. Leur retour fut marqué par la fin du chef de l’expédition Cordova, qui mourut de ſes bleſſures.

Juſqu’à cette époque, l’autre hémiſphère n’avoit offert aux Eſpagnols que des ſauvages nus, errans, ſans induſtrie, ſans gouvernement. Pour la première fois, on venoit de voir des peuples logés, vêtus, formés en corps de nation, aſſez avancés dans les arts pour convertir en vaſes des métaux précieux.

Cette découverte pouvoit faire craindre des dangers nouveaux : mais elle préſentoit auſſi l’appât d’un butin plus riche ; & deux cens quarante Eſpagnols ſe précipitèrent dans quatre navires qu’armoit, à ſes dépens, le chef de la colonie. Ils commencèrent par vérifier ce qu’avoient publié les aventuriers qui les avoient précédés, pouſſèrent enſuite leur navigation juſqu’à la rivière de Panuco, & crurent apercevoir par-tout des traces encore plus déciſives de civiliſation. Souvent ils débarquèrent. Quelquefois on les attaqua très-vivement, & quelquefois on les reçut avec un reſpect qui tenoit de l’adoration. Dans une ou deux occaſions, ils purent échanger contre l’or du nouvel hémiſphère quelques bagatelles de l’ancien. Les plus entreprenans d’entre eux, opinoient à former un établiſſement ſur ces belles plages ; leur commandant, Griſalva, qui, quoique actif, quoique intrépide, n’avoit pas l’âme d’un héros, ne trouva pas ſes forces ſuffiſantes pour une entrepriſe de cette importance. Il reprit la route de Cuba, où il rendit un compte, plus ou moins exagéré, de tout ce qu’il avoit vu, de tout ce qu’il avoit pu apprendre de l’empire du Mexique.

La conquête de cette vaſte & opulente région eſt auſſi-tôt arrêtée par Velaſquès. Le choix de l’inſtrument qu’il y emploiera l’occupe plus long-tems. Il craint également de la confier à un homme qui manquera des qualités indiſpenſables pour la faire réuſſir, ou qui aura trop d’ambition pour lui en rendre hommage. Ses confidens le décident enfin pour Fernand Cortès, celui de ſes lieutenans que ſes talens appellent le plus impérieuſement à l’exécution du projet, mais le moins propre à remplir ſes vues perſonnelles. L’activité, l’élévation, l’audace que montre le nouveau chef dans les préparatifs d’une expédition dont il prévoit & veut écarter les difficultés, réveillent toutes les inquiétudes d’un gouverneur naturellement trop ſoupçonneux. On le voit occupé, d’abord en ſecret & publiquement enſuite, du projet de retirer une commiſſion importante qu’il ſe reproche d’avoir inconſidérément donnée. Repentir tardif. Avant que ſoient achevés les arrangemens imaginés pour retenir la flotte composés de onze petits bâtimens, elle a mis à la voile, le 10 février 1519, avec cent neuf matelots, cinq cens huit ſoldats, ſeize chevaux, treize mouſquets, trente-deux arbalètes, un grand nombre d’épées & de piques, quatre fauconneaux & dix pièces de campagne.

Ces moyens d’invaſion, tout inſuffiſans qu’ils pourront paroître, n’avoient pas même été fournis par la couronne qui ne contribuoit alors que de ſon nom aux découvertes, aux établiſſemens. C’étoient les particuliers qui formoient des plans d’agrandiſſement, qui les dirigeoient par des combinaiſons bien ou mal réfléchies, qui les exécutoient à leurs dépens. La ſoif de l’or & l’eſprit de chevalerie qui régnoit encore, excitoient principalement la fermentation. Ces deux aiguillons faiſoient à la fois courir dans le Nouveau-Monde, des hommes de la première & de la dernière claſſe de la ſociété ; des brigands qui ne reſpiroient que le pillage, & des eſprits exaltés qui croyoient aller à la gloire. C’eſt pourquoi la trace de ces premiers conquérans fut marquée par tant de forfaits & par tant d’actions extraordinaires ; c’eſt pourquoi leur cupidité fut ſi atroce & leur bravoure ſi giganteſque.

La double paſſion des richeſſes & de la renommée paroit animer Cortès. En ſe rendant à ſa deſtination, il attaque les Indiens de Tabaſco, bat pluſieurs fois leurs troupes, les réduit à demander la paix, reçoit leur hommage, & ſe fait donner des vivres, quelques toiles de coton, & vingt femmes qui le ſuivent avec joie. Cet empreſſement avoit une cauſe trop légitime.

En Amérique, les hommes ſe livroient généralement à cette débauche honteuſe qui choque la nature & pervertit l’inſtinct animal. On a voulu attribuer cette dépravation à la foibleſſe phyſique, qui cependant devroit plutôt en éloigner qu’y entraîner. Il faut en chercher la cauſe dans la chaleur du climat ; dans le mépris pour un ſexe foible ; dans l’inſipidité du plaiſir entre les bras d’une femme haraſſée de fatigues ; dans l’inconſtance du goût ; dans la bizarrerie qui pouſſe en tout à des jouiſſances moins communes ; dans une recherche de volupté, plus facile à concevoir qu’honnête à expliquer. D’ailleurs, ces chaſſes qui séparoient quelquefois pendant des mois entiers l’homme de la femme, ne tendoient-elles pas à rapprocher l’homme de l’homme ? Le reſte n’eſt plus que la ſuite d’une paſſion générale & violente, qui foule aux pieds, même dans les contrées policées, l’honneur, la vertu, la décence, la probité, les loix du ſang, le ſentiment patriotique : ſans compter qu’il eſt des actions auxquelles les peuples policés ont attaché avec raiſon des idées de moralité tout-à-fait étrangères à des ſauvages.

Quoi qu’il en ſoit, l’arrivée des Européens fit luire un nouveau jour aux yeux des femmes Américaines. On les vit ſe précipiter ſans répugnance dans les bras de ces lubriques étrangers, qui s’étoient fait des cœurs de tigre, & dont les mains avares dégouttoient de ſang. Tandis que les reſtes infortunés de ces nations ſauvages cherchoient à mettre entre eux & le glaive qui les pourſuivoit, des déſerts immenſes, des femmes juſqu’alors trop négligées, foulant audacieuſement les cadavres de leurs enfans & de leurs époux maſſacrés, alloient chercher leurs exterminateurs juſques dans leur propre camp, pour leur faire partager les tranſports de l’ardeur qui les dévoroit. Parmi les cauſes qui contribuèrent à la conquête du Nouveau-Monde, on doit compter cette fureur des femmes Américaines pour les Eſpagnols. Ce furent elles qui leur ſervirent communément de guides, qui leur procurèrent ſouvent des vivres, & qui quelquefois leur découvrirent des conſpirations.

La plus célèbre de ces femmes fut appellée Marina. Quoique fille d’un cacique aſſez puiſſant, elle fut par des événemens ſinguliers, eſclave chez les Mexicains dès ſa première enfance. De nouveaux haſards l’avoient conduite à Tabaſco avant l’arrivée des Eſpagnols. Frappés de ſa figure & de ſes grâces, ils la diſtinguèrent. Leur général lui donna ſon cœur, & lui inſpira une paſſion très-vive. Dans de tendres embraſſemens, elle apprit bientôt le Caſtillan. Cortès, de ſon côté, connut l’étendue de l’eſprit, la fermeté du caractère de ſon amante ; & il n’en fit pas ſeulement ſon interprète, mais encore ſon conſeil. De l’aveu de tous les hiſtoriens, elle eut une influence principale dans tout ce qu’on entreprit contre le Mexique.