Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 2

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II. Extravagances & cruautés qui marquent les premiers pas des Eſpagnols dans l’Amérique méridionale.

Ce ſera encore Colomb qui ouvrira la carrière. Ce grand homme avoit découvert la terre ferme de l’Amérique, mais ſans y deſcendre. Ce ne fut que lorſque l’iſle de Saint-Domingue fut ſolidement établie, qu’il jugea convenable de donner plus d’extenſion à ſes entrepriſes. Il penſoit qu’au-delà de ce continent étoit un autre océan qui devoit aboutir aux Indes orientales, & que les deux mers pouvoient avoir une communication. Pour la découvrir, il rangea, en 1502, les côtes le plus près qu’il étoit poſſible. Il touchoit à tous les lieux qui étoient acceſſibles ; & contre la pratique des autres navigateurs, qui ſe conduiſoient dans les terres qu’ils viſitoient comme n’y devant jamais revenir, il traitoit les peuples avec des égards qui lui concilioient leur affection. Le golfe de Darien l’occupa plus particulièrement. Il prenoit les rivières qui s’y jettent pour le grand canal qu’il cherchoit à travers des périls ſi éminens, avec de ſi exceſſives fatigues. Déchu de ſes eſpérances, il voulut laiſſer une petite colonie, ſur la rivière de Belem, dans le pays de Veragua. L’avidité, l’orgueil, la barbarie de ſes compagnons lui ravirent la ſatiſfaction de former le premier établiſſement Européen dans le continent du nouvel hémiſphère.

Quelques années s’écoulèrent encore ſans que les Eſpagnols ſe fixâſſent ſur aucune plage. Comme ces aventuriers ne recevoient du gouvernement que la permiſſion de faire des découvertes, il ne leur tomboit pas dans l’eſprit de s’occuper de culture ou de commerce. La perſpective des fortunes éloignées qu’on auroit pu faire par ces voies ſages, étoit trop au-deſſus des préjugés de ces tems barbares. Il n’y avoit que l’appât du gain préſent qui pût pouſſer les hommes à des entrepriſes auſſi hardies que l’étoient celles de ce ſiècle. L’or ſeul les attiroit au continent de l’Amérique, & faiſoit braver les dangers, les maladies & la mort qu’on rencontroit ſur la route, à l’arrivée ou dans le retour ; & par une terrible, mais juſte vengeance, la barbarie & la cupidité Européennes, épuiſant à la fois d’habitans les deux hémiſphères, à la deſtruction des peuples dépouillés, joignoient celle des peuples brigands & meurtriers.

Ce ne fut qu’en 1509 qu’Oſeda & Nicueſſa formèrent, mais séparément, le projet de faire des conquêtes ſolides & durables. Pour les affermir dans leur réſolution, Ferdinand donna au premier le gouvernement des contrées qui, commençant au cap de la Vela, finiſſent au golfe de Darien, & au ſecond de tout l’eſpace qui s’étend depuis ce golfe fameux juſqu’au cap Gracias à Dios. L’un & l’autre devoient, en débarquant, annoncer aux peuples les dogmes de la religion chrétienne, & les avertir du don que le pontife de Rome avoit fait de leur pays au roi d’Eſpagne. Si ces ſauvages refuſoient de courber un front docile ſous ce double joug, on étoit autorisé à les pourſuivre par le fer & par le feu, & à réduire à l’eſclavage les nations entières.

Et c’eſt le chef de la plus ſainte des religions qui donne à autrui ce qui ne lui appartient pas ? & c’eſt un ſouverain chrétien qui l’accepte ce don ? & ces conditions ſtipulées entre eux ſont la ſoumiſſion au monarque Européen ou l’eſclavage ; le baptême ou la mort. Sur le ſimple exposé de ce contract inouï, on eſt ſaiſi d’une telle horreur que l’on prononce que celui qui ne la partage pas, eſt un homme étranger à toute morale, à tout ſentiment d’humanité, à toute notion de juſtice, qui ne mérite pas qu’on raiſonne avec lui. Pontife abominable ; & ſi ces contrées dont tu diſpoſes ont un légitime propriétaire, ton avis eſt donc qu’on l’en dépouille ? ſi elles ont un légitime ſouverain, ton avis eſt donc que les ſujets lui ſoient infidèles ? ſi elles ont des dieux, ton avis eſt donc qu’elles ſoient impies ? Prince ſtupide, & tu ne ſens pas que les droits qu’on te confère, on ſe les arroge ? & qu’en les acceptant, tu abandonnes ton pays, ton ſceptre & la religion à la merci d’un ambitieux ſophiſte, du machiaveliſte le plus dangereux

Mais il étoit plus aisé d’accorder ces abſurdes & atroces privilèges que d’en faire jouir les ſuperſtitieux, les barbares aventuriers qui les avoient ſollicités. Les Indiens ſe refusèrent à toute liaiſon avec des étrangers avides qui menaçoient également leur vie & leur liberté. Les armes ne furent pas plus favorables aux Eſpagnols que leurs perfides careſſes. Les peuples du continent, accoutumés à ſe faire mutuellement la guerre, les reçurent avec une audace inconnue dans les iſles qu’on avoit ſi facilement conquiſes. Des flèches empoiſonnées pleuvoient ſur eux de toutes parts ; & aucun de ceux qui en étoient percés n’échappoit à une mort plus ou moins affreuſe. Aux traits lancés par l’ennemi ſe joignirent bientôt d’autres cauſes de deſtruction ; des naufrages inévitables dans des parages inconnus ; un défaut de ſubſiſtances preſque continuel ſur des contrées entièrement incultes ; les maladies particulières à ce climat le plus mal-ſain de l’Amérique. Le peu qui avoient échappé à tant de calamités & qui ne purent pas regagner Saint-Domingue, ſe réunirent à Sainte-Marie du Darien.

Ils y vivoient dans l’anarchie, lorſque Vaſco-Nugnès de Balboa parut au milieu d’eux. Cet homme, qui fut honoré du ſurnom d’Hercule par les compagnons de ſes forfaits, avoit un tempérament robuſte, une valeur audacieuſe, une éloquence populaire. Ces qualités le firent choiſir pour chef ; & toutes ſes actions prouvèrent qu’il étoit digne de commander aux ſcélérats qui lui avoient donné leur ſuffrage. Jugeant qu’il devoit ſe trouver plus d’or dans l’intérieur des terres que ſur la côte d’où des rapines répétées l’avoient arraché, il s’enfonça dans les montagnes. Le pays lui offrit, dit-on, d’abord de ces petits hommes blancs dont on retrouve l’eſpèce en Afrique & dans quelques iſles de l’Aſie. Ils ſont couverts d’un duvet d’une blancheur éclatante. Ils n’ont point de cheveux. Ils ont la prunelle rouge. Ils ne voient bien que la nuit. Ils ſont foibles, & leur inſtinct paroît plus borné que celui des autres hommes. Ces ſauvages, s’il eſt vrai qu’ils aient exiſté, étoient en petit nombre ; mais il s’en trouva d’une eſpèce différente, aſſez forts & aſſez hardis pour oſer défendre leurs droits. Ces derniers avoient une pratique bien extraordinaire : c’étoit que les maris, à la mort de leurs femmes, les femmes, à la mort de leurs maris, ſe coupoient le bout d’un doigt ; en ſorte que la ſeule inſpection de leurs mains indiquoient s’ils étoient veufs, & combien de fois ils l’avoient été.

On n’a rien dit juſqu’ici, vraiſemblablement on ne dira jamais rien qui puiſſe expliquer ce renverſement de la raiſon. Si les femmes avoient été ſeules obligées à cette bizarre & cruelle cérémonie, il ſeroit naturel de ſoupçonner qu’on avoit voulu prévenir l’impoſture d’une veuve qui auroit voulu ſe donner pour vierge à un nouvel époux. Mais cette conjecture ne pourroit convenir aux maris dont l’état n’a jamais pu entraîner d’aſſez grands inconvéniens, pour qu’on ait cherché à le conſtater par des ſignes indélébiles. Cet uſage a été retrouvé ailleurs. En voici un particulier au Darien.

Lorſqu’une veuve mouroit, on enterroit avec elle ceux de ſes enfans que la foibleſſe de leur âge mettoit dans l’impoſſibilité de pourvoir à leur ſubſiſtance. Comme perſonne ne vouloit ſe charger de ces orphelins, la nation les faiſoit périr pour les empêcher de mourir de faim. La charité de ces barbares ne s’étendoit pas plus loin. C’eſt la plus grande atrocité où la déplorable conſtitution de la vie ſauvage ait jamais pu pouſſer les hommes.

Malgré ces mœurs féroces, Balboa, ſoutenu par l’opiniâtreté de ſon caractère, pouſſé par l’inſatiable cupidité de ſes ſoldats, aidé par les meutes de ces dogues impitoyables qui avoient ſi bien ſervi les Eſpagnols dans toutes leurs conquêtes, Balboa parvint enfin à égorger les habitans du Darien, à les diſperfer ou à les ſoumettre.