Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 21

La bibliothèque libre.

XXI. Singularités remarquables dans la province de Quito.

Cette province a une étendue immenſe : mais la plus grande partie de ce vaſte eſpace eſt remplie de forêts, de marais, de déſerts où l’on ne rencontre que de loin en loin quelques ſauvages errans. Il n’y a proprement d’occupé, de gouverné par les Eſpagnols, qu’une vallée de quatre-vingts lieues de long & de quinze de large, formée par deux branches des Cordelières.

C’eſt un des plus beaux pays du monde. Même au centre de la Zone Torride, le printems eſt perpétuel. La nature a réuni ſous la ligne, qui couvre tant de mers & ſi peu de terre, tout ce qui pouvoit tempérer les ardeurs de l’aſtre bienfaiſant qui féconde tout : l’élévation du globe dans cette ſommité de ſa ſphère : le voiſinage des montagnes d’une hauteur, d’une étendue prodigieuſes & toujours couvertes de neige : des vents continuels qui rafraîchiſſent les campagnes toute l’année, en interrompant l’activité des rayons perpendiculaires de la chaleur. Cependant, après une matinée généralement délicieuſe, des vapeurs commencent à s’élever vers une heure ou deux. L’air ſe couvre de ſombres nuées qui ſe convertirent en orages. Tout luit alors, tout paroît embrâsé du feu des éclairs. Le tonnerre fait retentir les monts avec un fracas horrible. De tems en tems d’affreux tremblemens s’y joignent. Quelquefois la pluie ou le ſoleil ſont conſtans quinze jours de ſuite ; &, à cette époque, la conſternation eſt univerſelle. L’excès de l’humidité ruine les ſemences, & la séchereſſe enfante des maladies dangereuſes.

Mais ſi l’on excepte ces contre-tems infiniment rares, le climat eſt un des plus ſains. L’air y eſt ſi pur, qu’on n’y connoît pas ces inſectes dégoûtans qui affligent l’Amérique preſque entière. Quoique le libertinage & la négligence y rendent les maladies vénériennes preſque générales, on s’en reſſent très-peu. Ceux qui ont hérité de cette contagion ou qui l’ont contractée eux-mêmes, vieilliſſent également ſans danger & ſans incommodité.

L’humidité & l’action du ſoleil étant continuelles & toujours ſuffiſantes pour développer & pour fortifier les germes, l’habitant a ſans ceſſe ſous les yeux l’agréable tableau des trois belles ſaiſons de l’année. À meſure que l’herbe ſe deſſèche, il en revient d’autre ; & l’émail des prairies eſt à peine tombé qu’on le voit renaître. Les arbres ſont ſans ceſſe couverts de feuilles vertes & ornées de fleurs odoriférantes ; ſans ceſſe chargés de fruits dont la couleur, la forme & la beauté varient par tous les degrés de développement qui vont de la naiſſance à la maturité. Les grains s’élèvent dans les mêmes progreſſions d’une fécondité toujours renaiſſante. On voit d’un coup-d’œil germer les ſemences nouvelles ; d’autres grandir & ſe hériſſer d’épis ; d’autres jaunir ; d’autres enfin tomber ſous la faucille du moiſſonneur. Toute l’année ſe paſſe à ſemer & à recueillir dans l’enceinte du même horizon. Cette variété conſtante tient uniquement à la diverſité des expoſitions.