Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 26

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XXVI. En quoi diffèrent les montagnes, les plaines & les vallées du Pérou.

Dans cette région, l’air a une influence marquée ſur le tempérament des habitans. Ceux des contrées les plus élevées, ſont exposés à l’aſthme, aux pleuréſies, aux fluxions de poitrine & aux rhumatiſmes. Ces maladies dangereuſes pour tous les individus qu’elles attaquent ſont communément mortelles pour quiconque a contracté des maladies vénériennes ou ſe livre aux liqueurs fortes ; & c’eſt malheureuſement l’état ordinaire de ceux qui ſont nés ou que l’avarice a conduits dans ces climats.

Ces calamités n’affligent pas les montagnes inférieures : mais elles ſont remplacées par d’autres fléaux encore plus funeſtes. Les fièvres putrides & intermittentes, inconnues dans les pays dont on vient de parler, y ſont habituelles. On les gagne ſi aisément que les voyageurs craindroient d’approcher des lieux qui en ſont infectés. Elles ſont ſouvent ſi malignes qu’il n’échapperoit pas un ſeul homme à leur venin, ſi les habitans n’abandonnoient leurs bourgades pour y retourner, lorſqu’une nouvelle ſaiſon les a purifiés. Il n’en étoit pas ainſi au tems des incas. Mais depuis que les Eſpagnols ont introduit les cannes à ſucre dans les gorges étroites de ces montagnes où l’air circule difficilement, il s’élève des terres humectées que cette culture exige, des vapeurs infectes qui échauffées par les rayons d’un ſoleil brûlant deviennent mortelles.

Les fièvres tierces & intermittentes ne ſont guère moins communes, guère moins opiniâtres dans les vallées que dans les gorges des montagnes : mais elles y ſont infiniment moins dangereuſes. Les ſuites n’en ſont communément funeſtes que dans les campagnes où les ſecours manquent, où les précautions ſont négligées.

Une maladie générale dans cette partie du Nouveau-Monde, c’eſt la petite-vérole qui y fut portée en 1588. Elle n’y eſt pas habituelle comme en Europe : mais elle y cauſe par intervalle des ravages inexprimables. Elle attaque indifféremment les blancs, les noirs, les Indiens, les races mêlées. Elle eſt également meurtrière dans tous les climats. Il faut beaucoup eſpérer de la pratique de l’inoculation introduite depuis deux ans à Lima & qui ſans doute ſera bientôt générale.

Il eſt un autre fléau auquel l’eſprit humain ne trouvera jamais de remède. Les tremblemens de terre, ſi rares ailleurs que les générations ſe ſuccèdent ſouvent ſans en voir un ſeul, ſont ſi ordinaires dans le Pérou, qu’on y a contracté l’habitude de les compter comme une ſuite d’époques d’autant plus mémorables que leur retour fréquent n’en diminue pas la violence.

Ce phénomène, toujours irrégulier dans ſes retours inopinés, s’annonce cependant par des avant-coureurs ſenſibles. Lorſqu’il doit être conſidérable, il es précédé d’un frémiſſement dans l’air dont le bruit eſt ſemblable à celui d’une groſſe pluie qui tombe d’un nuage diſſous & crevé tout-à-coup. Ce bruit paroit l’effet d’une vibration dans l’air qui s’agite en ſens contraires. Les oiſeaux volent alors par élancement. Leur queue ni leurs ailes ne leur ſervent plus de rames ou de gouvernail pour nager dans le fluide des cieux. Ils vont s’écraſer contre les murs, les arbres, les rochers : ſoit que ce vertige de la nature leur cauſe des éblouiſſemens, ou que les vapeurs de la terre leur ôtent les forces & la faculté de maîtriſer leurs mouvemens.

À ce fracas des airs ſe joint le murmure de la terre, dont les cavités & les antres lourds gémiſſent comme autant d’échos. Les chiens répondent par des hurlemens extraordinaires à ce preſſentiment d’un déſordre général. Les animaux s’arrêtent, & par un inſtinct naturel écartent les jambes pour ne pas tomber. À ces indices, les hommes fuient de leurs maiſons & courent chercher dans l’enceinte des places ou dans la campagne un aſyle contre la chute de leurs toits. Les cris des enfans, les lamentations des femmes, les ténèbres ſubites d’une nuit inattendue : tout ſe réunit pour agrandir les maux trop réels d’un fléau qui renverſe tout, par les maux de l’imagination qui ſe trouble, ſe confond & perd dans la contemplation de ce déſordre, l’idée & le courage d’y remédier.

La diverſité des aſpects ſous leſquels les volcans ſe ſont préſentés à un de nos obſervateurs les plus infatigables & les plus intelligens, lui a déſigné différentes époques, séparées les unes des autres par des intervalles de tems ſi conſidérables, que la formation première de notre demeure en eſt renvoyée à une ancienneté dont l’imagination s’effraie. À la première de ces époques, les volcans jettent de leurs ſommets du feu, de la fumée, des cendres, & verſent de leurs flancs entr’ouverts des torrens de lave. À la ſeconde, ils ſont éteints, ils le ſont tous, & ne préſentent qu’une vaſte chaudière. À la troiſième, l’air, la pluie, les vents, le froid, la chaux ont détruit la chaudière ou le crater, & il ne reſte qu’un monticule. À la quatrième, ce monticule, dépouillé de ſon enveloppe, met à découvert une eſpèce de culot, qui, miné par le tems, ne laiſſe plus que la place où la montagne & le volcan ont exiſté, & cet état eſt une cinquième époque. Du centre de cette place s’étendent au loin des chauſſées de lave ; & ces chauſſées, ou entières, ou brisées, ou réduites à des fragmens iſolés, ſont encore autant d’autres époques, entre chacune deſquelles vous pouvez intercaler tant d’années, tant de ſiècles, tant de milliers de ſiècles qu’il vous plaira. Ce qu’il y a de certain, c’eſt qu’une de ces époques, quelle que ſoit celle que l’on choiſiſſe, n’eſt point liée dans la mémoire des hommes à celle qui lui ſuccède dans la nature. Et le principe que de rien, il ne ſe fait rien ; & la deſtruction des êtres qui, ſe réſolvant en d’autres, nous démontre que rien ne ſe réduit à rien, ſemblent nous annoncer une éternité qui a précédé, une éternité qui ſuivra, & la ce-exiſtence du grand architecte avec ſon merveilleux ouvrage.

Le climat offre des ſingularités très-remarquables dans le haut Pérou. On y éprouve le même jour, quelquefois à la même heure, & toujours dans un eſpace très-borné, la température des Zones les plus opposées. Ceux qui s’y rendent des vallées, ſont percés en arrivant d’un froid rigoureux, dont, ni le feu, ni l’action, ni les vêtemens ne peuvent les garantir ; mais dont l’impreſſion ceſſe d’être déſagréable, après un séjour d’un mois ou de trois ſemaines. Les ſymptômes du mal de mer tourmentent les voyageurs qui y paroiſſent pour la première fois, avec plus ou moins de violence, ſelon qu’ils en auraient eu à ſouffrir ſur l’océan. Cependant, quelle qu’en ſoit la raiſon, on n’eſt pas exposé à cet accident par-tout ; & aucun des aſtronomes qui meſurèrent la figure de la terre ſur les montagnes de Quito n’en fut attaqué.

Dans les vallées, on eſt autant ou plus étonné. Quoique très-près de l’équateur, ce pays jouit d’une délicieuſe température. Les quatre ſaiſons de l’année y ſont ſenſibles, ſans qu’aucune puiſſe paſſer pour incommode. Celle de l’hiver eſt la plus marquée. On en a cherché la cauſe dans les vents du pôle auſtral, qui portent l’impreſſion des neiges & des glaces d’où ils ont paſſé. Ils ne la conſervent en partie que parce qu’ils ſoufflent ſous le voile d’un brouillard épais qui couvre alors la terre. À la vérité, ces vapeurs groſſières ne s’élèvent régulièrement que vers le midi : mais il eſt rare qu’elles ſe diſſipent. Le ciel demeure communément aſſez couvert, pour que ces rayons, qui quelquefois ſe montrent, ne puiſſent adoucir le froid que très-légèrement.

Quelle que ſoit la raiſon d’un hiver ſi conſtant ſous la Zone Torride, il eſt certain qu’il ne pleut jamais ou qu’il ne pleut que tous les deux ou trois ans dans le bas Pérou. La phyſique a fait les plus grands efforts pour trouver la cauſe d’un phénomène ſi extraordinaire. Ne pourroit-on pas l’attribuer au vent du Sud-Oueſt qui y règne la plus grande partie de l’année, & à la hauteur prodigieuſe des montagnes dont la cime eſt couverte de glaces perpétuelles ? Le pays ſitué entre deux, continuellement refroidi d’un côté, continuellement échauffé de l’autre, conſerve une température ſi égale, que les nuages qui s’élèvent ne peuvent jamais ſe condenſer au point de ſe réſoudre en eaux formelles.

Il faudroit pourtant des pluies, & des pluies journalières, pour communiquer quelque fertilité aux côtes qui s’étendent depuis Tombès juſqu’à Lima, c’eſt-à-dire dans un eſpace de deux cens ſoixante-quatre lieues. Les ſables en ſont ſi généralement arides, qu’on n’y voit pas même une herbe, excepté dans les parties qu’il eſt poſſible d’arroſer, & cette facilité n’eſt pas ordinaire. Il n’y a pas une ſeule ſource dans le bas Pérou ; les rivières n’y ſont pas communes ; & celles qu’on y voit n’ont la plupart de l’eau que ſix ou ſept mois de l’année. Ce ſont des torrens qui ſortent des lacs, plus ou moins grands, formés dans les Cordelières, qui ne parcourent qu’un court eſpace & qui tariſſent durant l’été. Du tems des incas, ces précieuſes eaux étoient recueillies avec ſoin, & par le ſecours de divers canaux, répandues ſur une aſſez grande ſuperficie qu’elles fertiliſoient. Les Eſpagnols ont profité de ces travaux. Leurs bourgades & leurs villes ont remplacé les cabanes des Indiens qui, peut-être par cette raiſon, ſont en moindre nombre dans le bas Pérou que ſur les montagnes. Les vallées qui, de la Capitale de l’empire, conduiſent au Chili, ont une grande reſſemblance avec celles dont on vient de parler ; cependant en quelques endroits elles ſe refuſent moins obſtinément à la culture.