Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 33

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XXXIII. Les Eſpagnols ont ſubſtitué la route du détroit de Magellan & du cap de Horn à celle de Panama.

On ſait que Magellan découvrit, en 1520, à l’extrémité méridionale de l’Amérique le fameux détroit qui porte ſon nom. Il y vit, & l’on y a vu ſouvent depuis, des hommes qui avoient environ un pied de plus que les Européens. D’autres navigateurs n’ont rencontré ſur les mêmes plages que des hommes d’une taille ordinaire. Pendant deux ſiècles, on s’eſt mutuellement accusé d’ignorance, de prévention, d’impoſture. Enfin, il eſt arrivé des voyageurs auxquels un heureux haſard a préſenté des hordes d’une hauteur commune, des hordes d’une ſtature élevée, & qui ont conclu d’un événement auſſi déciſif que leurs précurſeurs avoient eu raiſon dans ce qu’ils affirmoient, & tort dans ce qu’ils avoient nié. Alors ſeulement on a fait attention qu’il n’y avoit point d’habitans ſédentaires dans ces lieux incultes ; qu’ils y arrivoient de différentes régions plus ou moins éloignées ; & qu’il étoit vraiſemblable que les ſauvages d’une contrée étoient plus grands que ceux d’une autre. La phyſique a appuyé cette conjecture. Jamais, en effet, on ne pourra raiſonnablement penſer que la nature s’éloigne plus de ſes voies en engendrant ce qu’il nous a plu de nommer géants, qu’en donnant le jour à ce que nous appelions nains.

Il y a des géants & des nains dans toutes les contrées. Il y a des géants, des nains & des hommes d’une taille commune, nés d’un même père & d’une même mère. Il y a des géants, des nains dans toutes les eſpèces d’animaux, d’arbres, de fruits, de plantes ; & quel que ſoit le ſyſtême qu’on préfère ſur la génération, on ne doit non plus s’étonner de la diverſité de la taille entre les hommes dans la même famille ou dans des familles différentes, que de voir des fruits différens en volume à un arbre voiſin ou ſur le même arbre. Celui qui expliquera un de ces phénomènes les aura tous expliqués.

Le détroit de Magellan a cent quatorze lieues de long, & en quelques endroits moins d’une lieue de large. Il ſépare la terre des Patagons de celle de Feu, qu’on préſume n’avoir formé autrefois qu’un même continent. La conformité de leurs ſtériles côtes, de leur âpre climat, de leurs monſtrueux rochers, de leurs montagnes inacceſſibles, de leurs neiges éternelles, de leurs ſauvages habitans : tout doit faire penſer que ce grand canal de navigation eſt l’ouvrage de quelqu’une de ces révolutions phyſiques, qui changent ſi ſouvent la face du globe.

Quoique ce fût long-tems le ſeul paſſage connu pour arriver à la mer du Sud, les dangers qu’on y trouvoit le firent preſque oublier. La hardieſſe du célèbre Drake, qui porta, par cette voie, le ravage ſur les côtes du Pérou, inſpira aux Eſpagnols la réſolution d’y former un grand établiſſement, deſtiné à préſerver de toute invaſion cette riche partie du Nouveau-Monde.

Pedro Sarmiento, chargé de cette entrepriſe importante, partit d’Europe, en 1581, avec vingt-trois navires & trois mille cinq cens hommes. L’expédition fut contrariée par des calamités ſi multipliées, que l’amiral n’arriva l’année ſuivante au détroit qu’avec quatre cens hommes, trente femmes & des vivres pour ſept ou huit mois. Les reſtes déplorables d’une ſi belle peuplade furent établis à Philippeville, dans une baie sûre, commode, ſpacieuſe. Mais l’infortune qui avoit ſi cruellement aſſailli les Eſpagnols dans leur traversée, les pourſuivit obſtinément au terme de leur voyage. On ne leur envoya aucun ſecours ; le pays ne fourniſſoit point de ſubſiſtances ; & ils périrent de misère. De vingt-quatre malheureux qui avoient échappé à ce fléau terrible, vingt-trois, dont la deſtinée eſt toujours reſtée inconnue, s’embarquèrent pour la rivière de la Plata. Fernando Gomez, le ſeul qui reſtoit, fut recueilli, en 1587, par le corſaire Anglois Cawendiſh, qui donna au lieu où il l’avoit trouvé le nom de port Famine.

Cependant, la deſtruction de la colonie eut de moindres ſuites qu’on ne le craignoit. Le détroit de Magellan ceſſa bientôt d’être la route des pirates que leur avidité conduiſoit dans ces régions éloignées. En 1616, des navigateurs Hollandois ayant doublé le cap de Horn, ce fut dans la ſuite le chemin que ſuivirent les ennemis de l’Eſpagne qui vouloient paſſer dans la mer du Sud. Il fut encore plus fréquenté par les vaiſſeaux François durant la guerre qui bouleverſa l’Europe au commencement du ſiècle. L’impoſſibilité où ſe trouvoit Philippe V d’approviſionner lui-même ſes colonies, enhardit les ſujets de ſon aïeul à aller au Pérou. Le beſoin où l’on y étoit de toutes choſes fit recevoir ces alliés avec joie, & ils gagnèrent dans les premiers tems juſquà huit cens pour cent. Les négocians de Saint-Malo qui s’étoient emparés de ce commerce y n’acquirent pas des richeſſes pour eux ſeuls. En 1709, ils les livrèrent à leur patrie, accablée par l’inclémence des ſaiſons, par des défaites réitérées, par une adminiſtration ignorante, arbitraire & fiſcale. Une navigation qui permettoit de ſi nobles ſacrifices, excita bientôt une émulation trop univerſelle. La concurrence devint ſi conſidérable, les marchandiſes tombèrent dans un tel aviliſſement, qu’il fut impoſſible de les vendre, & que pluſieurs armateurs les brûlèrent pour n’être pas réduits à les remporter. L’équilibre ne tarda pas à ſe rétablir. Et ces étrangers faiſoient des bénéfices aſſez conſidérables ; lorſque la cour de Madrid prit, en 1718, des meſures efficaces pour les éloigner de ces parages qu’on trouvoit qu’ils fréquentoient depuis trop long-tems.

Cependant, ce ne fut qu’en 1740 que les Eſpagnols commencèrent à doubler eux-mêmes le cap de Horn. Ils employèrent des bâtimens & des pilotes Malouins dans leurs premiers voyages : mais une aſſez courte expérience les mit en état de ſe paſſer de ſecours étrangers ; & ces mers orageuſes furent bientôt plus familières à leurs navigateurs qu’elles ne l’avoient jamais été à leurs maîtres dans cette carrière.