Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 8

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VIII. Un vieux prêtre fait enfin finir l’effuſion du ſang Eſpagnol.

Il arriva d’Europe. Ce fut Pedro de la Gaſca, prêtre avancé en âge, mais prudent, déſintéreſſé, ferme, & ſur-tout très-délié. Il n’amenoit point de troupes, mais on lui avoit confié des pouvoirs illimités. Le premier uſage qu’il ſe permit d’en faire, ce fut de publier un pardon univerſel, ſans diſtinction de perſonnes ou de crimes, & de révoquer les loix ſévères qui avoient rendu l’adminiſtration précédente odieuſe. Cette démarche ſeule lui donna la flotte & les provinces des montagnes. Si Pizarre, à qui l’amniſtie avoit été offerte en particulier avec tous les témoignages d’une diſtinction marquée, eût conſenti à l’accepter, comme les plus éclairés de ſes partiſans le lui conſeilloient, les troubles ſe trouvoient finis. L’habitude du commandement ne lui permit pas de deſcendre à une condition privée ; & il eut recours aux armes dans l’eſpérance de perpétuer ſon rôle. Sans perdre un moment, il prit la route de Cuſco où la Gaſca raſſembloit ſes forces. Le 9 d’avril 1548, le combat s’engagea à quatre lieues de cette place, dans les plaines de Saeſahuana. Un des lieutenans du général rebelle le voyant abandonné, dès la première charge, par ſes meilleurs ſoldats, lui conſeilla, mais en vain, de ſe précipiter dans les bataillons ennemis & d’y périr en Romain. Ce foible chef de parti aima mieux ſe rendre & porter ſa tête ſur un échafaud. On pendit autour de lui neuf ou dix de ſes officiers. Une peine plus infamante fut prononcée contre Carvajal.

Ce confident de Pizarre, que toutes les relations accuſent d’avoir maſſacré lui-même quatre cens hommes, d’avoir, par le miniſtère de ſes bourreaux, immolé plus de mille Eſpagnols, & fait périr, dans des travaux exceſſifs, plus de vingt mille Indiens, fut un des hommes les plus étonnans dont l’hiſtoire ait conſervé le ſouvenir. Dans un tems où toutes les âmes étoient exaltées, il montra un courage auquel nul autre ne put être comparé. Il fut toujours fidèle à la faction qu’il avoit épousée, quoique l’uſage de changer de drapeaux ſelon les circonſtances fut généralement établi. Jamais on ne lui vit perdre la mémoire du plus léger ſervice, & ceux qui l’avoient une fois obligé pouvoient lui manquer impunément. Sa cruauté étoit devenue proverbe ; & dans ſes plus atroces exécutions, il ne perdoit rien de ſa gaieté. Fortement enclin à la raillerie, avec une ſaillie on le déſarmoit, pendant qu’il inſultoit au cri de la douleur qui lui paroiſſoit le cri de la lâcheté ou de la foibleſſe. Ce cœur de fer ſe jouoit de tout. Pour rien, il ôtoit, pour rien il conſervoit la vie, parce qu’à ſes yeux la vie n’étoit rien. Sa paſſion pour le vin n’empêcha pas que la force extraordinaire de ſon corps, que la vigueur monſtrueuſe de ſon âme ne ſe maintinſſent juſque dans l’âge le plus avancé. Dans la derrière vieillerie, il étoit encore le premier ſoldat, il étoit le premier capitaine de l’armée. Sa mort fut conforme à ſa vie. À quatre-vingt-quatre ans il fut écartelé, ſans montrer aucun remords du paſſé, ſans montrer aucune inquiétude ſur l’avenir.

Telle fut la dernière ſcène d’une tragédie dont tous les actes avoient été ſanglans. Les guerres civiles furent cruelles dans tous les pays & dans tous les ſiècles : mais au Pérou, elles dévoient avoir un caractère particulier de férocité. Ceux qui les ſuſcitoient, ceux qui s’y engageoient étoient la plupart des aventuriers ſans éducation & ſans naiſſance.

L’avarice qui les avoit pouſſés dans le Nouveau-Monde ſe joignit aux autres paſſions qui rendent les diſſenſions domeſtiques ſi durables & ſi violentes. Tous, tous ſans exception ne voyoient dans le chef qu’ils avoient choiſi qu’un compagnon de fortune dont l’influence devoit ſe borner à diriger leurs traits. Aucun n’acceptoit de ſolde. Comme le pillage & la confiſcation devoient être le fruit de la victoire, il n’y avoit jamais de quartier dans l’action. Après le combat, tout homme riche étoit exposé aux accuſations ; & il ne périſſoit guère moins de citoyens par les mains du bourreau que de ſoldats dans les batailles. La plus baſſe crapule, le luxe le plus extravagant avoient bientôt épuisé cet or acquis par tant de forfaits ; & l’on ſe livroit de nouveau à tous les excès de la licence militaire qui n’a point de frein.

Heureuſement pour cette opulente partie de l’autre hémiſphère, les plus séditieux des conquérans & de ceux qui ſuivoient leurs traces, avoient misérablement péri dans les divers événemens qui l’avoient tant de fois bouleversée. Il n’avoit guère ſurvécu aux troubles que ceux qui avoient conſtamment préféré des occupations paiſibles au fracas & aux dangers des grandes révolutions. Ce qui pouvoit encore reſter de commotion dans quelques eſprits, s’appaiſa peu-à-peu, comme l’agitation des vagues après une longue & furieuſe tempête. Alors & alors ſeulement les rois Catholiques ſe purent dire avec vérité les rois des Eſpagnols fixés au Pérou. Mais il reſtoit un inca.

Cet héritier légitime de tant de vaſtes états vivoit au milieu des montagnes dans l’indépendance. Des princeſſes de ſon ſang aſſervies aux conquérans, abusèrent de ſon inexpérience & de ſa jeuneſſe pour l’engager à ſe rendre à Lima. Les uſurpateurs de ſes droits inconteſtables pouſſèrent l’inſolence juſqu’à lui donner des lettres de grâce, & ne lui alignèrent qu’un très-modique domaine pour ſa ſubſiſtance. Il alla cacher ſa honte & ſes regrets dans la vallée d’Yucay, où une mort encore trop tardive termina trois ans après ſa malheureuſe carrière. Une fille unique qui lui ſurvécut, épouſa Loyola ; & de ce mariage ſont ſorties les maiſons d’Oropeſa & d’Alcannizas. Ainſi fut conſommée la conquête du Pérou, vers l’an 1560.

Lorſque les Caſtillans s’étoient montrés pour la première fois dans cet empire, il avoit plus de quinze cens milles de côte ſur la mer du Sud, & dans ſa profondeur il n’étoit borné que par les plus hautes des Cordelières. En moins d’un demi-ſiècle, ces hommes turbulens pouſſèrent à l’Eſt leurs conquêtes depuis Panama juſqu’à la rivière de la Plata, & à l’Oueſt depuis le Chagre juſqu’à l’Orenoque. Quoique les nouvelles acquiſitions fuſſent la plupart séparées du Pérou par des déſerts affreux ou par des peuples qui défendoient opiniâtrement leur liberté, elles y furent toutes incorporées & en reçurent la loi juſque dans les derniers tems. Nous allons parcourir celles qui ont conſervé ou acquis quelque importance ; & nous commencerons par le Darien.