Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 2

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II. Premières irruptions des Eſpagnols dans le Chili.

Cette région, telle qu’elle eſt poſſédée par l’Eſpagne, a une largeur commune de trente lieues entre la mer & les Cordelières, & neuf cens lieues de côte depuis le grand déſert d’Atacamas qui la ſépare du Pérou, juſqu’aux iſles de Chiloé qui la ſéparent du pays des Patagons. Les incas ſoumirent à leurs ſages loix une partie de cette vaſte contrée ; & ils ſe propoſoient d’aſſujettir le reſte : mais ils trouvèrent des difficultés qu’ils ne purent vaincre.

Ce grand projet fut repris par les Eſpagnols, auſſi-tôt qu’ils eurent fait la conquête des principales provinces du Pérou. Almagro, parti de Cuſco au commencement de 1535, avec cinq cens ſoixante-dix Européens & quinze mille Péruviens, parcourut d’abord le pays de Charcas, auquel les mines du Potoſi donnèrent depuis un ſi grand éclat. Pour ſe porter de cette contrée au Chili, on ne connoiſſoit que deux chemins, & ils étoient regardés l’un & l’autre comme preſque impraticables. Le premier n’offroit ſur les bords de la mer que des ſables brûlans, ſans eau & ſans ſubſiſtances. Pour ſuivre le ſecond, il falloit traverſer des montagnes très-eſcarpées, d’une hauteur prodigieuſe & couvertes de neiges auſſi anciennes que le monde. Ces difficultés ne rebutèrent pas le général ; & il ſe décida pour le dernier paſſage, par la ſeule raiſon qu’il étoit le moins long. Son ambition coûta la vie à cent cinquante Eſpagnols & à dix mille Indiens : mais enfin il atteignit le terme qu’il s’étoit proposé, & y fut reçu avec une ſoumiſſion entière par les peuples anciennement dépendans du trône qu’on venoit de renverſer. La terreur de ſes armes lui auroit fait obtenir vraiſemblablement de plus grands avantages, ſi des intérêts particuliers ne lui euſſent fait déſirer de ſe retrouver au centre de l’empire. Sa petite armée refuſa de repaſſer les Cordelières. Il fallut la ramener par la voie qui avoit été d’abord négligée ; & les haſards furent ſi heureux, qu’elle ſouffrit beaucoup moins qu’on ne l’avoit craint. Ce bonheur étendit les vues d’Almagro, & le précipita peut-être dans les entrepriſes où il trouva une fin tragique.

Les Eſpagnols reparurent au Chili en 1541. Valdivia, qui les conduiſoit, y pénétra ſans réſiſtance. Mais les nations qui l’habitoient ne furent pas plutôt revenues de l’étonnement où les armes & la diſcipline de l’Europe les avoient jetées, qu’elles voulurent recouvrer leur indépendance. La guerre dura dix ans ſans interruption. Si quelques cantons, découragés par des pertes réitérées, ſe déterminoient à la ſoumiſſion, un plus grand nombre s’obſtinoit à défendre leur liberté, quoique avec un déſavantage preſque continuel.

Un capitaine Indien, à qui ſon âge & ſes infirmités ne permettoient pas de ſortir de ſa cabane, entendoit toujours parler de ces malheurs. Le chagrin de voir les ſiens conſtamment battus par une poignée d’étrangers, lui donna des forces. Il forma treize compagnies de mille hommes chacune, qu’il mit à la file l’une de l’autre & les mena à l’ennemi. Si la première étoit miſe en déroute, elle devoit, au lieu de ſe replier ſur la ſeconde, aller ſe rallier ſous la protection de la dernière. Cet ordre, qui fut fidèlement ſuivi, déconcerta les Eſpagnols. Ils enfoncèrent ſucceſſivement tous les corps, ſans en tirer aucun avantage conſidérable. Les hommes & les chevaux ayant également beſoin de repos, Valdivia ordonna la retraite vers un défilé où il prévoyoit qu’il ſeroit aisé de ſe défendre. On ne lui donna pas le tems d’y arriver. Les Indiens de l’arrière-garde s’en étant emparés par des voies détournées, tandis que les autres ſuivoient ſes pas avec précaution, il fut enveloppé & maſſacré avec les cent cinquante cavaliers qui formoient ſa troupe. On lui verſa, dit-on, de l’or fondu dans la bouche. Abreuve-toi donc de ce métal dont tu es ſi altéré, lui crioient avec ſatiſfaction ces ſauvages. Ils profitèrent de leur victoire pour porter la déſolation & le feu dans les établiſſemens Européens. Pluſieurs furent détruits & tous auroient eu la même deſtinée, ſi des forces conſidérables, arrivées à propos du Pérou, n’euſſent mis les vaincus en état de défendre les poſtes qui leur reſtoient, & de recouvrer ceux qu’on leur avoit enlevés.