Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 31

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XXXI. Suites que les funeſtes combinaiſons du miniſtère Eſpagnol eurent dans la métropole même.

Cependant le mal ne ſe fit pas ſentir dans les premiers tems, quoique des écrivains célèbres l’aient avancé avec confiance. Dans leur opinion, l’Eſpagne ſe voyant la maîtreſſe de l’Amérique, renonça d’elle-même aux manufactures, à l’agriculture. Cette idée extravagante n’entra jamais dans le ſyſtême d’aucun peuple. À l’époque où l’autre hémiſphère fut découvert, Séville étoit célèbre par ſes fabriques de ſoie ; les draps de Ségovie paſſoient pour les plus beaux de l’Europe, & les étoffes de Catalogne trouvoient un débit avantageux dans l’Italie & dans le Levant. De nouveaux débouchés donnèrent une activité nouvelle à cette induſtrie & à l’exploitation des terres qui en eſt inſéparable. S’il en eût été autrement, comment cette monarchie auroit-elle pu envahir tant de provinces ; ſoutenir tant de guerres longues & ſanglantes ; ſoudoyer tant d’armées étrangères & nationales ; équiper des flottes ſi nombreuſes & ſi redoutables ; entretenir la diviſion dans les états voiſins & y acheter des traîtres ; bouleverſer les nations par ſes intrigues ; donner le branle à tous les événemens politiques ? Comment auroit-elle pu être la première & preſque la ſeule puiſſance de l’univers ?

Mais tous ces efforts occaſionnèrent une conſommation immenſe d’hommes : mais il en paſſa beaucoup dans le Nouveau-Monde : mais cet autre hémiſphère, plus riche & plus peuplé, demanda plus de marchandiſes : mais les bras manquèrent pour tous les travaux. Alors, ce furent les nations étrangères, où le numéraire étoit encore rare & par conséquent la main-d’œuvre à un prix modique, qui fournirent des ſubſiſtances à l’Eſpagne, qui fournirent le vêtement à ſes colonies. En vain des réglemens sévères les excluoient de ce trafic. Amies ou ennemies, elles le firent ſans interruption & avec ſuccès ſous le nom des Eſpagnols eux-mêmes, dont la bonne-foi mérita toujours les plus grands éloges. Le gouvernement crut remédier à ce qu’il croyoit un déſordre & qui n’étoit qu’une ſuite naturelle de l’état des choſes, en renouvelant l’ancienne défenſe de toute exportation d’or, de toute exportation d’argent.

À Séville & enſuite à Cadix, des braves appellés Metedores portoient au rempart des lingots qu’ils jettoient à d’autres Metedores chargés de les délivrer à des chaloupes qui s’étoient approchées pour les recevoir. Jamais ce verſement clandeſtin ne fut troublé par des commis ou par des gardes qui étoient tous payés pour ne rien voir. Plus de sévérité n’auroit fait que hauſſer le prix des marchandées par une plus grande difficulté d’en retirer la valeur. Si, conformément à la rigueur des ordonnances, on eût ſaiſi, jugé & condamné à mort quelque contrevenant & qu’on eût confiſqué ſes biens : cette atrocité, loin d’empêcher la ſortie des métaux, l’auroit augmentée, parce que ceux qui s’étoient contentés juſqu’alors d’une gratification médiocre, exigeant un ſalaire proportionné au danger qu’ils devoient courir, euſſent multiplié leurs profits par leurs riſques, & fait ſortir beaucoup d’argent, pour en avoir eux-mêmes davantage.

Tel étoit l’état de l’Eſpagne, lorſqu’elle-même aggrava volontairement ſes calamités par l’expulſion des Maures.

Cette nation avoit long-tems régné ſur la péninſule preſque entière. De poſte en poſte, elle ſe vit ſucceſſivement pouſſée juſqu’à Grenade, où, après dix ans de ſanglans combats, on la réduiſit encore, en 1492, à ſubir le joug. Par ſa capitulation, il lui étoit permis de profeſſer ſon culte : mais bientôt, ſous divers prétextes, le vainqueur voulut la dépouiller de ce droit ſacré ; & elle prit les armes pour le maintenir. La fortune ſe déclara contre ces infortunés muſulmans. Un grand nombre périrent par le glaive. On vendit à quelques-uns le droit de ſe réfugier en Afrique. Le reſte fut condamné à paroître chrétien.

Cette démonſtration, dont Ferdinand & Charles avoient voulu ſe contenter, bleſſa Philippe II. Ce prince inquiſiteur voulut que les infidèles fuſſent réellement de ſa religion. Dans l’eſpérance de les y amener plus sûrement & en moins de tems, il ordonna, en 1568, que ces peuples renonçâſſent à leur idiome, à leurs noms, à leurs vêtemens, à leurs bains, à leurs uſages, à tout ce qui pouvoit les diſtinguer de ſes autres ſujets. Le deſpotiſme fut pouſſé au point de leur défendre de changer de domicile ſans l’aveu du magiſtrat, de ſe marier ſans la permiſſion de l’évêque, de porter ou même de poſſéder des armes ſous aucun prétexte. Une réſiſtance vive devoit être la ſuite de cette aveugle tyrannie. Malheureuſement des hommes qui manquoient de chefs, de diſcipline, de moyens de guerre, ne purent faire que des efforts impuiſſans contre des armées nombreuſes, accoutumées au carnage & commandées par des généraux expérimentés. Les habitans des villes & des campagnes, qui étoient entrés dans la rébellion, furent preſque généralement exterminés. La ſervitude devint le partage de tous les priſonniers des deux ſexes. Ceux même des Maures, qui étoient reſtés paiſiblement dans leurs foyers, furent tranſportés dans les provinces intérieures du royaume, où ils ne trouvèrent que des inſultes & de l’opprobre.

Cette diſperſion, cette humiliation ne produiſirent pas l’effet qu’on en attendoit. Les cruautés, qu’un tribunal de ſang renouvelloit ſans ceſſe, ne furent pas plus efficaces. Il parut au clergé qu’il ne reſtoit de parti à prendre que celui de chaſſer de la monarchie tous ces ennemis opiniâtres de ſa doctrine ; & ſon vœu fut exaucé, en 1610, malgré l’oppoſition de quelques hommes d’état, malgré la réclamation plus vive encore des grands qui comptoient dans leurs palais ou ſur leur domaine beaucoup d’eſclaves de la nation que pourſuivoit la ſuperſtition.

On trouve par-tout que cette proſcription coûta à l’Eſpagne un million de ſes habitans. Des pièces authentiques, recueillies par Bleda, auteur ſage & contemporain, démontrent qu’il faut réduire ce nombre à quatre cens vingt-neuf mille trois cens quatorze. Ce n’étoit pas tout ce qui avoit échappé de Maures à l’animoſité des guerres, au fanatiſme des vainqueurs, à des émigrations quelquefois tolérées & plus ſouvent furtives. Le gouvernement retint les femmes mariées à d’anciens chrétiens, ceux dont la foi n’étoit pas ſuſpecte aux évêques, & tous les enfans au-deſſous de ſept ans.

Cependant l’état perdoit la vingtième partie de ſa population, & la partie la plus laborieuſe, comme l’ont toujours été, comme le ſeront toujours les ſectes proſcrites ou persécutées. Quelles que fuſſent les occupations de ce peuple ; que ſes bras nerveux s’exerçâſſent dans les champs, dans les ateliers, ou dans les plus vils offices de la ſocieté, il ſe fit un grand vuide dans les travaux ; il s’en fit un grand dans les tributs. Le fardeau qu’avoient porté les infidèles, fut principalement jette ſur les tiſſerands. Cette ſurcharge en fit paſſer beaucoup en Flandre, beaucoup en Italie ; & les autres, ſans ſortir d’Eſpagne, renoncèrent à leur profeſſion. Les ſoies de Valence, les belles laines d’Andalouſie & de Caſtille, ceſſèrent d’être travaillées par les mains des Eſpagnols.

Le fiſc n’ayant plus de manufactures à opprimer, opprima les cultivateurs. Les impôts qu’on en exigea, furent également vicieux par leur nature, par leur multiplicité & par leurs excès. Aux impoſitions générales, ſe joignirent ce qu’on appelle en finance affaires extraordinaires, qui eſt une manière de lever de l’argent ſur une claſſe particulière de citoyens : impoſition qui, ſans aider l’état, ruine les contribuables, pour enrichir le traitant qui l’a imaginée. Ces reſſources ne ſe trouvant pas ſuffiſantes pour les beſoins urgens du gouvernement, on exigea des financiers des avances conſidérables. À cette époque, ils devinrent les maîtres de l’état : ils furent autorisés à ſous-affermer les diverſes parties de leur bail. Les commis, les gênes & les vexations, ſe multiplièrent avec ce déſordre. Les loix que ces hommes avides eurent la liberté de faire, ne furent que des pièges tendus à la bonne-foi. Avec le tems, ils uſurpèrent l’autorité ſouveraine, & parvinrent à décliner les tribunaux du prince, à ſe choiſir des juges particuliers, & à les payer.

Les propriétaires des terres, écrasés par cette tyrannie, ou renoncèrent à leurs poſſeſſions, ou en abandonnèrent la culture.

Bientôt cette fertile péninſule, qui, malgré les fréquentes séchereſſes qu’elle éprouve, nourriſſoit treize à quatorze millions d’habitans avant la découverte du Nouveau-Monde, & qui avoit été plus anciennement le grenier de Rome & de l’Italie, ſe vit couverte de ronces. On contracta la funeſte habitude de fixer le prix des grains ; on imagina de former dans chaque communauté des greniers publics, qui étoient néceſſairement dirigés ſans intelligence, ſans zèle, ſans probité. D’ailleurs, que peut-on attendre de ces perfides reſſources ? Qui jamais imagina de s’oppoſer au bon prix des bleds, pour les multiplier ; de groſſir les frais des ſubſiſtances, pour les rendre moins chères ; de faciliter le monopole, pour l’écarter ?

Quand la décadence d’un état a commencé, il eſt rare qu’elle s’arrête. La perte de la population, des manufactures, du commerce, de l’agriculture, fut ſuivie des plus grands maux. Tandis que l’Europe s’éclairoit rapidement, & qu’une induſtrie nouvelle animoit tous les peuples ; l’Eſpagne tomboit dans l’inaction & la barbarie. Les droits des anciennes douanes, qu’on avoit laiſſé ſubſiſter dans le paſſage d’une province à l’autre, furent pouſſés à l’excès, & interrompirent entre elles toute communication. Il ne fut pas permis de porter l’argent de l’une à l’autre. Bientôt on n’aperçut pas la trace d’un chemin public. Les voyageurs ſe trouvoient arrêtés au paſſage des rivières, où il n’y avoit ni pont, ni bateaux. Il n’y eut pas un ſeul canal, pas un ſeul fleuve navigable. Le peuple de l’univers, que la ſuperſtition condamne le plus à faire maigre, laiſſa tomber ſes pêcheries, & acheta tous les ans pour douze millions de poiſſon. Hors un petit nombre de bâtimens mal armés, qui étoient deſtinés pour ſes colonies, il n’y eut pas un ſeul navire national dans ſes ports. Les côtes furent en proie à l’avidité, à l’animoſité, à la férocité des Barbareſques. Pour éviter de tomber dans leurs mains, on fut obligé de fréter de l’étranger juſqu’aux aviſos qu’on envoyoit aux Canaries & en Amérique.

Philippe IV, avec toutes les riches mines de l’Amérique, vit tout-à-coup ſon or changé en cuivre, & fut réduit à donner aux monnoies de ce vil métal, un prix preſqu’auſſi fort qu’à l’argent.

Ces déſordres n’étoient pas les plus grands de la monarchie. L’Eſpagne, remplie d’une vénération ſtupide & ſuperſtitieuſe pour le ſiècle de ſes conquêtes, rejettoit avec dédain tout ce qui n’avoit pas été pratiqué dans ces tems brillans. Elle voyoit les autres peuples s’éclairer, s’élever, ſe fortifier, ſans vouloir rien emprunter d’eux. Un mépris décidé pour les lumières & les mœurs de ſes voiſins, formoit la baſe de ſon caractère.

L’inquiſition, cet effroyable tribunal, établi d’abord pour arrêter les progrès du judaïſme & de l’alcoran, avoit dénaturé le caractère des peuples. Il les avoit formés à la réſerve, à la défiance, à la jalouſie. Et comment en fût-il arrivé autrement ? Lorſqu’un fils put accuſer ſon père, une mère ſon fils & ſon époux, un ami ſon ami, un citoyen ſon concitoyen ; lorſque toutes les paſſions devinrent également délatrices, également écoutées ; lorſqu’au milieu de vos enfans, la nuit, le jour, les mains des ſatellites vous ſaiſirent & vous jetèrent dans l’obſcurité des cachots ; lorſqu’on vous cela le crime dont vous étiez accusé ; lorſqu’on vous contraignit à vous défendre vous-même, & qu’empriſonné pour une faute que vous n’aviez pas commiſe, vous fûtes détenu & jugé ſur une faute ſecrète que vous aviez avouée ; lorſque l’inſtruction de votre procès ſe commença, ſe pourſuivit, s’acheva ſans aucune confrontation avec les témoins ; lorſqu’on entendit la lecture de ſa ſentence ſans avoir eu la liberté de ſe défendre ? Alors les yeux ſe familiarisèrent avec le ſang, par les ſpectacles les plus atroces. Alors les âmes ſe remplirent de ce fanatiſme qui ſe déploya ſi cruellement dans les deux hémiſphères. L’Eſpagne ne fut, il eſt vrai, ni troublée, ni dévaſtée par les querelles de religion ; mais elle reſta ſtupide dans une profonde ignorance. L’objet de ces diſputes, quoique toujours misérable & ridicule, exerce au moins l’eſprit. On lit, on médite. On remonte aux ſources primitives. On étudie l’hiſtoire, les langues anciennes. La critique naît. On prend un goût ſolide. Bientôt le ſujet qui échauffoit les eſprits, tombe dans le mépris. Les livres de controverſe paſſent, mais l’érudition reſte. Les matières de religion reſſemblent à ces parties actives, qui exiſtent dans tous les corps propres à la fermentation : elles troublent d’abord la limpidité de la liqueur ; mais elles agitent bientôt toute la maſſe. Dans ce mouvement elles ſe diſſipent ou ſe précipitent. Le moment de la dépuration arrive, & il ſurnage un fluide doux, agréable & vigoureux, qui ſert à la nutrition de l’homme. Mais dans la fermentation générale des diſputes théologiques, toute la lie de ces matières reſta en Eſpagne. La ſuperſtition y avoit abruti les eſprits, au point que l’état s’applaudiſſoit de ſon aveuglement. Au lieu d’une énergie néceſſaire pour porter la vie dans toutes les parties d’une domination trop étendue & trop diſpersée, s’établit une lenteur qui ruinoit toutes les affaires. Les formalités, les précautions, les conſeils, qu’on avoit multipliés à l’infini pour n’être pas trompé, empêchoient ſeulement d’agir. La guerre n’étoit pas mieux conduite que la politique. Une population, qui ſuffiſoit à peine pour les nombreuſes garniſons qu’on entretenoit en Italie, dans les Pays-Bas, en Afrique, & dans les Indes, ne laiſſoit nuls moyens de mettre des armées en campagne. Aux premières hoſtilités, il falloit recourir à des étrangers. Loin que le petit nombre d’Eſpagnols qu’on faiſoit combattre avec ces troupes mercenaires puſſent les contenir, leur fidélité étoit ſouvent altérée par ce commerce. On les vit ſe révolter pluſieurs fois de concert, & ravager enſemble les provinces commiſes à leur défenſe.

Une ſolde régulière auroit infailliblement prévenu, ou bientôt diſſipé cet eſprit de sédition. Mais pour payer des armées, & les tenir dans cette dépendance & cette ſubordination néceſſaires à la bonne diſcipline ; il auroit fallu ſupprimer cette foule d’officiers inutiles, qui, par leurs appointemens & leurs brigandages, abſorboient la plus grande partie des revenus publics ; ne pas aliéner à vil prix, ou ne pas laiſſer envahir les droits les plus anciens de la couronne ; ne pas diſſiper ſes tréſors à entretenir des eſpions, à acheter des traîtres dans tous les états. Il auroit fallu ſur-tout ne pas faire conſiſter la grandeur du prince, à accorder des penſions & des grâces à tous ceux qui n’avoient d’autres titres pour les obtenir, que l’audace de les demander.

Cette noble & criminelle mendicité étoit devenue une mode générale. L’Eſpagnol né généreux, & devenu fier, dédaignant les occupations ordinaires de la vie, ne reſpiroit qu’après les gouvernemens, les prélatures, les principaux emplois de la magiſtrature.

Ceux qui ne pouvoient parvenir à ces emplois brillans, ſe glorifiant d’une ſuperbe oiſiveté, gardoient le ton de la cour, & mettoient autant de gravité dans leur ennui public, que les miniſtres dans les fonctions du gouvernement.

Le peuple même auroit cru ſouiller ſes mains victorieuſes, en les employant à la plupart des travaux utiles. Il ſe portoit nonchalamment à ceux même qui étoient le plus en honneur & ſe repoſoit pour tous les autres ſur des étrangers qui rapportoient dans leur patrie un argent qui la fertiliſoit ou l’enrichiſſoit.

Les hommes nés ſans propriété, préférant baſſement une ſervitude oiſive à une liberté laborieuſe, briguoient de groſſir ces légions de domeſtiques que les grands traînoient à leur ſuite, avec ce faſte qui étale magnifiquement l’orgueil de la condition la plus inutile, & la dégradation de la claſſe la plus néceſſaire.

Ceux qui, par un reſte de vanité, ne vouloient pas vivre ſans quelque conſidération, ſe précipitoient en foule dans les cloîtres, où la ſuperſtition avoit préparé depuis longtems un aſyle commode à leur pareſſe, & où l’imbécillité alloit juſqu’à leur prodiguer des diſtinctions.

Les Eſpagnols même qui avoient dans le monde un bien honnête, languiſſoient dans le célibat, aimant mieux renoncer à leur poſtérité, que de s’occuper à l’établir. Si quelques-uns, entraînés par l’amour & la vertu, s’engageoient dans le mariage, à l’exemple des grands, ils confioient d’abord leurs enfans à l’éducation ſuperſtitieuſe des collèges, & dès l’âge de quinze ans, les livraient à des courtiſanes. Le corps & l’eſprit de ces jeunes gens vieillis de bonne heure s’épuiſoient également dans ce commerce infâme, qui ſe perpétuoit même parmi ceux qui avoient contracté des nœuds légitimes.

C’eſt parmi ces hommes abrutis, qu’étoient pris ceux que la faveur deſtinoit à tenir les rênes du gouvernement. Leur adminiſtration rappelloit à chaque inſtant l’école d’oiſiveté & de corruption d’où ils ſortoient. Rien n’étoit ſi rare que de leur voir des ſentimens de vertu, quelques principes d’équité, le plus léger déſir de faire le bonheur de leurs ſemblables. Ils n’étoient occupés qu’à parler les provinces confiées à leurs ſoins, pour aller diſſiper à Madrid, dans le ſein de la volupté le fruit de leurs rapines. Cette conduite étoit toujours impunie ; quoiqu’elle occaſionnât ſouvent des séditions, des révoltes, des conſpirations, quelquefois même des révolutions.

Pour comble de malheur, les états unis par des mariages ou par des conquêtes à la Caſtille, conſommoient ſa ruine. Les Pays-Bas ne donnoient pas de quoi payer les garniſons qui les défendoient. On ne tiroit rien de la Franche-Comté. La Sardaigne, la Sicile & le Milanois étoient à charge. Naples & le Portugal voyoient leurs tributs engagés à des étrangers. L’Aragon, Valence, la Catalogne, le Rouſſillon, les iſles Baléares & la Navarre, prétendoient ne devoir à la monarchie qu’un don gratuit que leurs députés régloient toujours, mais rarement au gré d’une cour avide & épuisée par ſes folles largeſſes.