Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 9

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IX. Les Eſpagnols parviennent à fonder trois grandes provinces. Ce qui eſt propre à chacune d’elles.

Malgré les incurſions fréquentes des habitans du Chaco & la rage de quelques autres peuplades moins nombreuſes, l’Eſpagne eſt parvenue à former dans cette région trois grandes provinces.

Celle qu’on nomme Tucuman eſt unie, arrosée & ſaine. On y cultive avec le plus grand ſuccès le coton & le bled que le pays peut conſommer ; & quelques expériences ont démontré que l’indigo, que les autres productions particulières au Nouveau-Monde, y réuſſiroient auſſi heureuſement que dans aucun des établiſſemens qu’elles enrichiſſent depuis ſi long-tems. Ses forêts ſont toutes remplies de miel. Il n’y a peut-être pas ſur le globe de meilleurs pâturages. La plupart de ſes bois ſont d’une qualité ſupérieure. Il eſt en particulier un arbre déſigné par le nom de quebracho qu’on prétend approcher de la dureté, de la peſanteur, de la durée du meilleur marbre, & qui à cauſe de la difficulté des tranſports eſt vendu, au Potoſi, juſqu’à dix mille livres. La partie des Andes qui eſt de ce département, eſt abondante en or & en cuivre, on y a déjà ouvert quelques mines.

Mais combien il faudroit de bras pour demander à ce vaſte territoire les richeſſes qu’il renferme. Cependant ceux qui lui accordent le plus de population ne la font pas monter à plus de cent mille habitans, Eſpagnols, Indiens & nègres. Ils ſont réunis dans ſept bourgades dont Sant-Yago del Eſtero eſt la principale, ou diſtribués ſur des domaines épars dont quelques-uns ont plus de douze lieues d’étendue & comptent juſqu’à quarante mille bêtes à corne, juſqu’à ſix mille chevaux, ſans compter d’autres troupeaux moins remarquables.

La province, appelée ſpécialement Paraguay, eſt beaucoup trop humide, à cauſe des forêts, des lacs, des rivières qui la couvrent. Auſſi, abſtraction faite des fameuſes miſſions du même nom qui ſont de ſon reſſort, n’y compte-t-on que cinquante-ſix mille habitans. Quatre cens ſeulement ſont à l’Aſſomption, ſa capitale. Deux autres bourgades, qui portent auſſi le nom de ville en ont moins encore. Quatorze peuplades, conduites ſur le même plan que celles des Guaranis, contiennent ſix mille Indiens. Tout le reſte vit dans les campagnes & y cultive du tabac, du coton, du ſucre qui ſont envoyés avec l’herbe du Paraguay à Buenos-Aires, d’où on tire en échange quelques marchandiſes arrivées d’Europe.

Cette contrée fut toujours exposée aux incurſions des Portugais du côté de l’Eſt & à celles des ſauvages au Nord & à l’Oueſt. Il falloit trouver le moyen de repouſſer des ennemis le plus ſouvent implacables. On conſtruiſit des forts ; des terres furent deſtinées pour leur entretien ; & chaque citoyen s’obligea à les défendre huit jours chaque mois. Ces arrangemens faits anciennement ſubſiſtent encore. Cependant, s’il ſe trouve quelqu’un à qui ce ſervice ne plaiſe pas ou auquel ſes occupations ne permettent pas de le faire, il peut s’en diſpenſer en payant depuis ſoixante juſqu’à cent francs ſelon ſa fortune.

Ce qui conſtitue aujourd’hui la province de Buenos-Aires, faiſoit originairement partie de celle du Paraguay. Ce ne fut qu’en 1621 qu’elle en fut détachée. La plus grande obſcurité fut long-tems ſon partage. Un commerce interlope, qu’après la pacification d’Utrecht, ouvrit avec elle l’établiſſement Portugais du Saint-Sacrement, & qui la mit à portée de former des liaiſons ſuivies avec le Chili & le Pérou, lui communiqua quelque mouvement. Les malheurs arrivés à l’eſcadre de Pizarre, chargée, en 1740, de défendre la mer du Sud contre les forces Britanniques, augmentèrent ſa population & ſon activité. L’une & l’autre reçurent un nouvel accroiſſement des hommes entreprenans qui ſe fixèrent dans cette contrée, lorſque les cours de Madrid & de Liſbonne entreprirent de fixer les limites trop long-tems incertaines de leur territoire. Enfin la guerre qu’en 1776 ſe firent les deux puiſſances avec des troupes envoyées d’Europe, achevèrent de donner une grande conſiſtance à la colonie.

Maintenant, les deux rives du fleuve, depuis l’océan juſqu’à Buenos-Aires, & depuis Buenos-Aires juſqu’à Santa-Fé, ſont, ou couvertes de nombreux troupeaux, ou aſſez bien cultivées. Le bled, le mais, les fruits, les légumes : tout ce qui compoſe les beſoins ordinaires de la vie, excepté le vin & le bois, y croît dans une grande abondance.