Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre X/Chapitre 1

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I. Conſidérations ſur la conduite de toutes les nations de l’Europe dans le Nouveau-Monde.

Jusqu’à préſent, nous avons marché d’horreurs en horreurs, à la ſuite des Eſpagnols & des Portugais. Les Anglois, les François, les Hollandois, les Danois avec leſquels nous allons deſcendre dans les iſles, y ſeront-ils moins féroces que ceux qui ſe ſont emparés du continent ? Les habitans renfermés dans ces eſpaces limités, ſubiront-ils le ſort déplorable des Péruviens, des Mexicains & des Bréſiliens ? Des hommes civilisés ayant tous vécu dans leur patrie ſous des gouvernemens, ſinon ſages du moins anciens ; ayant tous été nourris dans des foyers où ils avoient reçu les leçons & quelquefois l’exemple des vertus ; tous élevés au centre de villes policées où l’exercice d’une juſtice sévère les avoit accoutumés à reſpecter leurs ſemblables, auront-ils tous, tous ſans exception, une conduite que l’humanité, leur intérêt, leur sûreté, les premières lueurs de la raiſon proſcrivent également, & continueront-ils à devenir plus barbares que le ſauvage ? En ſerai-je donc réduit à ne tracer que d’affreux tableaux ? Bon Dieu ! À quel miniſtère étois-je réſervé ? Cette métamorphoſe de l’Européen expatrié eſt un phénomène ſi étrange ; l’imagination en eſt ſi profondément affectée, que tandis qu’elle s’en occupe avec étonnement, la réflexion ſe tourmente pour en découvrir le principe, ſoit dans la nature humaine en général, ſoit dans le caractère particulier des navigateurs, ſoit dans les circonſtances antérieures ou poſtérieures à l’événement.

On ſe demande ſi l’homme une fois affranchi, par quelque cauſe que ce ſoit, de la contrainte des loix, n’eſt pas plus méchant que l’homme qui ne l’a jamais ſentie. Des êtres aſſez mécontens de leur ſort, aſſez dénués de reſſources dans leur propre contrée, aſſez indigens ou aſſez ambitieux pour dédaigner la vie & s’expoſer à des dangers, à des travaux infinis ſur l’eſpérance vague d’une fortune rapide, ne portoient-ils pas au fond de leurs cœurs le germe fatal d’une déprédation qui dut ſe développer avec une célérité & une fureur inconcevables, lorſque ſous un autre ciel, loin de toute vindicte publique & des regards impoſans de leurs concitoyens, ni la pudeur, ni la crainte n’en arrêtèrent pas les effets ? L’hiſtoire de toutes les ſociétés ne nous prouve-t-elle pas que l’homme à qui la nature a accordé une grande énergie, eſt communément un ſcélérat ? Le péril d’un long séjour, la néceſſité d’un prompt retour ſe joignant au déſir de juſtifier les dépenſes de l’entrepriſe par l’étalage de la richeſſe des contrées découvertes, n’en durent-ils pas occaſionner & accélérer la dépouille violente ? Les chefs de l’entrepriſe & leurs compagnons, tous également effrayés des dangers qu’ils avoient courus, de ceux qui leur reſtoient à courir, des misères qu’ils avoient ſouffertes, ne pensèrent-ils pas à s’en dédommager comme des gens réſolus à ne s’y pas expoſer une ſeconde fois ? L’idée de fonder des colonies dans ces régions éloignées & d’en accroître le domaine de leur ſouverain, ſe préſenta-t-elle jamais bien nettement à l’eſprit d’aucun de ces premiers aventuriers ; & le Nouveau-Monde ne leur parut-il pas plutôt une riche proie qu’il falloit dévorer, qu’une conquête qu’il falloit ménager ? Le mal, commencé par cet atroce motif, ne ſe perpétua-t-il pas tantôt par l’indifférence des miniſtres, tantôt par les diviſions des peuples de l’Europe ; & n’étoit-il pas conſommé, lorſque le tems du calme amena nos gouvernemens à des vues plus ſolides ? Les premiers députés à qui l’on confia l’inſpection & l’autorité ſur ces contrées, avoient-ils, pouvoient-ils avoir les lumières & les vertus propres à s’y faire aimer, à s’y concilier la confiance & le reſpect, & y établir la police & les loix ; & n’y paſſèrent-ils pas auſſi avec la ſoif de l’or qui les avoit dévaſtées ? falloit-il ſe promettre à l’origine des choſes une adminiſtration que l’expérience de pluſieurs ſiècles n’a pas encore amenée ? Eſt-il poſſible, même de nos jours, de régir des peuples séparés de la métropole par des mers immenſes, comme des ſujets placés ſous le ſceptre ? Des poſtes lointains ne devant jamais être ſollicités & remplis que par des hommes indigens & avides, ſans talent & ſans mœurs, étrangers à tout ſentiment d’honneur & à toute notion d’équité, le rebut des hautes conditions de l’état, la ſplendeur de ces colonies dans l’avenir n’eſt-elle pas une chimère, & le bonheur futur de ces régions ne ſeroit-il pas un phénomène plus ſurprenant encore que leur première dévaſtation ?

Maudit ſoit donc le moment de leur découverte ! Et vous, ſouverains Européens, quel peut être le motif de votre ambition jalouſe pour des poſſeſſions, dont vous ne pouvez qu’éterniſer la misère ? & que ne les reſtituez-vous à elles-mêmes, ſi vous déſeſpérez de les rendre heureuſes ! Dans le cours de cet ouvrage, j’ai plus d’une fois osé vous en indiquer les moyens : mais je crains bien que ma voix n’ait crié & ne crie encore dans le déſert.

L’Amérique renferme, entre le huitième & le trente-deuxième degré de latitude ſeptentrionale, l’archipel le plus nombreux, le plus étendu, le plus riche que l’océan ait encore offert à la curioſité, à l’activité, à l’avidité des Européens. Les iſles qui le forment ſont connues, depuis la découverte du Nouveau-Monde, ſous le nom d’Antilles. Les vents qui ſoufflent preſque toujours de la partie de l’Eſt, ont fait appeler celles qui ſont plus à l’orient, iſles du vent, & les autres, iſles ſous le vent. Elles compoſent une chaîne dont un bout ſemble tenir au continent près du golfe de Maracaïbo, & l’autre fermer l’ouverture du golfe du Mexique. Peut-être ne ſeroit-il pas téméraire de les regarder comme les ſommets de très-hautes montagnes qui ont fait autrefois partie de la terre ferme, & qui ſont devenues des iſles par une révolution qui a ſubmergé tout le plat pays.