Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre X/Chapitre 12

La bibliothèque libre.

XII. Grande activité qu’on remarque dans les iſles de l’Amérique, après la pacification d’Utrecht.

Les années qui ſuivirent la pacification d’Utrecht, rappelèrent le ſiècle d’or à l’univers, qui ſeroit toujours aſſez tranquille, ſi les Européens qui ont porté leur armes & leurs haines dans les quatre parties du monde, n’en troubloient pas l’harmonie. Les champs ne furent plus jonchés de cadavres. On ne ravagea point la moiſſon du laboureur. Le navigateur oſa montrer ſon pavillon dans toutes les mers, ſans crainte des pirates. Les mères ne virent plus leurs enfans arrachés de leurs foyers, pour aller prodiguer leur ſang aux caprices d’un roi imbécile ou d’un miniſtre ambitieux. Les nations ne s’aſſocièrent plus, pour ſervir les paſſions de leurs maîtres. Les hommes vécurent quelque tems en frères, autant que l’orgueil des monarques & l’avarice des peuples peuvent le permettre.

Quoique ce bonheur général fut l’ouvrage de ceux qui tenoient les rênes des empires, les progrès de la raiſon univerſelle y avoient quelque part. La philoſophie commençoit à parler de l’humanité, que l’impoſture ne ceſſe d’appeler un cri de révolte contre la religion. Les écrits de quelques ſages étoient paſſés de leur cabinet dans les mains de la multitude ; ils avoient adouci les mœurs. Cette modération avoit tourné les eſprits à l’amour des arts utiles ou agréables, & diminué du moins l’attrait que les hommes avoient eu juſqu’alors à s’égorger. La ſoif du ſang paroiſſoit apaisée, & tous les peuples s’occupoient avec une grande ardeur, avec des lumières nouvelles, de leur population, de leur culture, de leur induſtrie.

Cette activité ſe faiſoit ſur-tout remarquer dans les Antilles. Les états du continent peuvent ſe ſoutenir, & même proſpérer lorſque le feu de la guerre eſt allumé dans le voiſinage & ſur leurs frontières ; parce qu’ils ont pour but principal le travail des terres & des manufactures, la ſubſiſtance, & les conſommations intérieures. Il n’en eſt pas ainſi des établiſſemens que pluſieurs nations ont formés dans le grand archipel de l’Amérique. La vie & les richeſſes y ſont également précaires. On n’y recueille rien de ce qui eſt néceſſaire à la nourriture. Les vêtemens & les inſtrumens du labourage, n’y ſont pas fabriqués. Toutes les productions ſont deſtinées à être exportées. Il n’y a qu’une communication sûre & facile avec l’Afrique, avec les côtes ſeptentrionales du Nouveau-Monde, & ſur-tout avec l’Europe, qui puiſſe procurer à ces iſles cette circulation libre du néceſſaire qu’elles reçoivent, & du ſuperflu qu’elles donnent, plus ces colonies avoient ſouffert du long & terrible embrâſement qui avoit tout conſumé, plus elles ſe hâtoient de réparer les brèches faites à leur fortune. L’eſpérance même qu’on avoit conçue que l’épuiſement univerſel rendroit la tranquillité durable, enhardiſſoit les négocians les moins confians à faire aux colons des avances, ſans leſquelles, malgré tant de ſoins, les progrès auroient été néceſſairement fort lents. Ces ſecours aſſuroient & augmentoient la proſpérité des iſles, lorſqu’on vit crever en 1739 un nuage qui ſe formoit depuis longtems, & qui troubla le repos de la terre.