Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre X/Chapitre 18

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XVIII. Le miniſtère Britannique n’eut pas des vues auſſi étendues que le comportoit la ſituation des choſes.

Dès ce moment il perdit une occaſion qui ne reviendra peut-être jamais, de s’emparer des portes & des ſources de toutes les richeſſes du Nouveau-Monde. Il tenoit le Mexique par le golfe dont il avoit ſeul l’entrée. Un ſi beau continent tomboit de lui-même entre ſes mains. On pouvoit l’attirer, ou par les offres d’une dépendance plus douce, ou par l’image & l’eſpérance de la liberté ; inviter les Eſpagnols à ſecouer le joug d’une métropole qui n’avoit des armes que pour opprimer ſes colonies & non pour les défendre, ou tenter les Indiens de briſer les fers d’une nation tyrannique. Peut-être l’Amérique entière eût changé de face ; & les Anglois plus libres & plus juſtes que les autres peuples monarchiſtes, ne pouvoient que gagner à venger le genre-humain de l’oppreſſion du Nouveau-Monde, & à faire ceſſer les préjudices qu’elle cauſe à l’Europe en particulier.

Tous les ſujets qui ſont la victime de nos gouvernemens, durs, exacteurs, violens & fourbes ; toutes les familles ruinées par la levée des ſoldats, par le dégât des armées, par les emprunts de la guerre, par les infidélités de la paix ; tous les hommes nés pour vivre & penſer en hommes, au lieu d’obéir & ſervir en brutes ; une multitude d’ouvriers ſans travail ; de cultivateurs ſans terre ; d’hommes éclairés ſans emploi ; des milliers de malheureux, auroient volé dans ces régions qui ne demandent que des habitans juſtes & policés, pour les rendre heureux. On y auroit ſur-tout appelé de ces payſans du Nord, eſclaves de la nobleſſe qui ne fait que les fouler ; de ces Ruſſes qu’on emploie comme le fer à mutiler le genre-humain, au lieu de bêcher & féconder la terre. Il en auroit péri ſans doute un grand nombre dans ces tranſmigrations par de vaſtes mers en des climats nouveaux : mais c’eût été, ſans comparaiſon, un moindre fléau que celui d’une tyrannie lente & raffinée, qui ſacrifie tant de peuples à ſi peu d’hommes. Enfin, les Anglois ſeroient bien plus glorieuſement occupés à ſoutenir & favoriſer une ſi heureuſe révolution, qu’à ſe tourmenter eux-mêmes pour une liberté que tous les rois leur envient & tâchent de ſaper au-dedans & au-dehors.

Ô ſouhait vainement juſte & humain, qui ne laiſſe que des regrets à l’âme qui l’a formé ! Faut-il que les ſoupirs de l’homme vertueux pour la proſpérité du monde, périſſent ; tandis que ceux de l’ambitieux, de l’inſensé, ſont ſi ſouvent exaucés ou ſecondés par la fatalité !

Quand la guerre a fait tant de mal que ne parcourt-elle toute la carrière des calamités, pour arriver enfin aux limites du bien ? Mais que produiſit le dernier embrâſement, l’un de ceux qui aient le plus affligé l’eſpèce humaine ? Il ravagea les quatre parties du monde ; il coûta à l’Europe ſeule plus d’un million de ſes habitans. Les hommes qui n’en furent pas les victimes gémiſſent, & leur poſtérité gémira long-tems, ſous le poids des impôts énormes dont il fut la ſource. La nation même que la victoire ſuivit par-tout, trouva ſa ruine dans ſes triomphes. Sa dette publique qui, au commencement des troubles, ne paſſoit pas 1 617 087 060 livres, s’élevoit à la concluſion de la paix à 3 330 000 000 livres, pour leſquelles il lui falloit payer un intérêt de 111 577 490 livres.

Mais c’eſt allez parler de guerre. Il eſt tems de voir par quels moyens les nations qui ſe font partagé le grand archipel de l’Amérique, ſource de tant de querelles, de négociations & de réflexions, ſont parvenues à l’élever à un degré d’opulence qu’on peut regarder, ſans exagération, comme le premier mobile des grands événemens qui agitent aujourd’hui le globe.

Fin du dixième Livre.