Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre X/Chapitre 5

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V. Phénomènes ordinaires dans les iſles.

Quelque fâcheux que ſoient ces effets naturels de la pluie, elle en occaſionne de plus redoutables encore : ce ſont des tremblemens de terre aſſez fréquens, & quelquefois terribles dans les iſles. Comme ils ſe ſont ſentir le plus ſouvent dans le cours, ou vers la fin de la ſaiſon pluvieuſe, & dans les tems des grandes marges, d’habiles phyſiciens ont conjecturé que ce phénomène pouvoit provenir de ces deux cauſes.

Les eaux du ciel & de la mer éboulent, creuſent & ravagent la terre de plus d’une manière. L’océan, ſur-tout, attaque ce globe avec une fureur qu’on ne peut ni prévoir, ni éviter. Parmi les aſſauts que cet élément inquiet & turbulent ne ceſſe de lui livrer, il en eſt un connu aux Antilles ſous le nom de raz de marée. On le voit infailliblement une, deux ou trois fois depuis juillet juſqu’en ocobre ; & c’eſt toujours ſur les côtes occidentales, parce qu’il vient après les vents d’oueſt ou du ſud, ou même ſous leur influence. Les vagues qui, de loin, paroiſſent s’avancer tranquillement juſqu’à la portée de quatre ou cinq cens pas, s’élèvent tout-à-coup près du rivage, comme ſi elles étoient preſſées obliquement par une force ſupérieure, & crèvent avec une violence extrême. Les vaiſſeaux qui ſe trouvent alors ſur la côte ou dans des rades foraines, ne pouvant ni gagner le large, ni ſe ſoutenir ſur leurs ancres, vont ſe briſer gontreterre, ſans aucun eſpoir de ſalut pour les infortunés matelots qui ont vu approcher pendant pluſieurs heures cette mort inévitable.

Un mouvement ſi extraordinaire de la mer a été regardé juſqu’ici comme la ſuite d’une tempête. Mais une tempête a une direction de vent d’un point à un autre ; & le raz de marée ſe fait ſentir dans une partie d’une iſle couverte par une autre iſle qui, elle-même, ne l’éprouve pas. Cette obſervation a déterminé M. Dutaſta qui a vu l’Afrique & l’Amérique en phyſicien, en négociant & en homme d’état, à chercher une cauſe plus vraiſemblable de ce ſingulier phénomène. Il l’a trouvée avec d’autres vérités qui enrichiront plus d’une ſcience, s’il ſe détermine à les donner au public. Nous aurons alors vraiſemblablement des lumières plus sûres ſur les ouragans.

L’ouragan eſt un vent furieux, le plus ſouvent accompagné de pluie, d’éclairs, de tonnerre, quelquefois de tremblemens de terre, & toujours des circonſtances les plus terribles, les plus deſtructives que les vents puiſſent raſſembler. Tout-à-coup, au jour vif & brillant de la Zone Torride, ſuccède une nuit univerſelle & profonde ; à la paruſe d’un printems éternel, la nudité des plus triſtes hivers. Des arbres auſſi anciens que le monde ſont déracinés ou leurs débris diſpersés. Les plus ſolides édifices n’offrent en un moment que des décombres. Où l’œil ſe plaiſoit à regarder des côteaux riches & verdoyans, on ne voit plus que des plantations bouleversées & des cavernes hideuſes. Des malheureux dépouillés de tout, pleurent ſur des cadavres, ou cherchent leurs parens ſous des ruines. Le bruit des eaux, des bois, de la foudre & des vents qui tombent & ſe briſent contre les rochers ébranlés & fracaſſés ; les cris & les hurlemens des hommes & des animaux pêle-mêle emportés dans un tourbillon de ſable, de pierres & de débris : tout ſemble annoncer les dernières convulſions & l’agonie de la nature.

Cependant ces ouragans amènent des récoltes plus abondantes, & hâtent les productions de la terre. Soit que de ſi violentes agitations ne déchirent ſon ſein que pour le préparer à la fécondité, ſoit que l’ouragan charrie quelques matières propres à la végétation des plantes ; on a remarqué que ce déſordre apparent & paſſager étoit non-ſeulement une ſuite de l’ordre conſtant qui pourvoit à la régénération par la deſtruction même, mais un moyen de conſerver ce tout, qui n’entretient ſa vie & ſa fraîcheur que par une fermentation intérieure, principe du mal relatif & du bien général.

Les premiers habitans des Antilles croyoient avoir de sûrs pronoſtics de ce phénomène effrayant. Lorſqu’il doit arriver, diſoient-ils, l’air eſt trouble, le ſoleil rouge, & cependant le tems eſt calme & le ſommet des montagnes clair. On entend ſous terre, ou dans les citernes, un bruit ſourd comme s’il y avoit des vents enfermés. Le diſque des étoiles ſemble obſcurci d’une vapeur qui les fait paroître plus grandes. Le ciel eſt au nord-oueſt, d’un ſombre menaçant. La mer rend une odeur forte, & ſe ſoulève même au milieu du calme. Le vent tourne ſubitement de l’eſt à l’oueſt, & ſouffle avec violence par des repriſes qui durent deux heures chaque fois.

Quoiqu’on n’oſe aſſurer la vérité de toutes ces obſervations, il ſemble cependant qu’il y auroit de l’imprudence ou trop peu de philoſophie, à négliger les idées & même les préjugés des peuples ſauvages ſur les tems & ſur les ſaiſons. Leur désœuvrement & l’habitude où ils ſont de vivre en plein champ, les met dans l’occaſion & la néceſſité d’obſerver les plus petits changemens qui ſe paſſent dans l’air, & d’acquérir ſur ce ſujet des connoiſſances qui échappent à des nations plus éclairées, mais plus occupées & vouées à des travaux plus sédentaires. Peut-être eſt-ce à l’homme des forêts à trouver les faits, & aux ſavans à chercher les cauſes. Démêlons, s’il ſe peut, celle des ouragans, phénomène ſi commun en Amérique, qu’il auroit ſuffi ſeul pour la faire déſerter, ou la rendre inhabitable depuis des ſiècles.

Aucun ouragan ne vient de l’eſt, c’eſt-à-dire, du plus grand eſpace de mer qu’on voie aux Antilles. Ce fait bien conſtaté nous engageroit à croire qu’ils ſe forment tous dans le continent de l’Amérique. Le vent d’oueſt qui règne conſtamment, quelquefois avec beaucoup de force dans la partie du ſud, depuis juillet juſqu’en janvier, & le vent du nord qui ſouffle en même-tems dans la partie ſeptentrionale, doivent, lorſqu’ils ſe rencontrent, ſe heurter avec une violence proportionnée à leur rapidité naturelle. Si ce choc arrive dans les gorges étroites & longues des montagnes, il en doit ſortir avec impétuoſité un courant d’air, dont la portée s’étendra en raiſon combinée de ſa force motrice & du diamètre de la gorge. Tout corps ſolide qui ſe trouvera dans la direction de ce courant d’air, en recevra une impreſſion plus ou moins forte, ſelon qu’il lui oppoſera plus ou moins de ſurface ; en ſorte que ſi ſa poſition coupoit perpendiculairement la direction de l’ouragan, on ne ſait ce qui pourroit en réſulter pour la maſſe entière. Heureuſement les divers giſſemens des iſles, leur forme ſphérique ou angulaire préſentent à ces effroyables torrens d’air, des ſurfaces plus ou moins obliques qui détournent le courant, diviſent les forces, ou les briſent par degrés. L’expérience même autoriſe à dire que leur actvité s’épuiſe à tel point que dans la direction même où l’ouragan frappe le plus fort, on s’en apperçoit à peine dix lieues plus loin. Les meilleurs obſervateurs ont remarqué que tous les ouragans qui, ſucceſſivement ont bouleversé les iſles, venoient du nord-oued, & par conséquent des gorges formées par les montagnes de Sainte-Marthe. La diſtance où ſont quelques iſles de cette direction, n’eſt pas une raiſon ſuffiſante pour faire rejeter ce ſentiment ; parce que pluſieurs cauſes peuvent faire décliner vers le ſud ou vers l’eſt un courant d’air. Ainſi nous croyons qu’on s’eſt mépris, quand on a pensé que la violence d’un ouragan agiſſoit ſur tous les rumbs de vent.

Tels ſont les phénomènes deſtructeurs, au prix deſquels la nature fait acheter les richeſſes du Nouveau-Monde : mais quel obſtacle pouvoit arrêter l’audace du hardi navigateur qui l’avoit découvert ?