Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 10

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X. Couleur des habitans de la côte occidentale de l’Afrique, connue ſous le nom de Guinée. Quelle peut être la cauſe de ce phénomène ?

Cet être ſi cruel & ſi ſenſible, ſi haïſſable & ſi intéreſſant, malheureux dans la partie Septentrionale de l’Afrique, éprouve un ſort beaucoup plus affreux dans la partie occidentale de cette vaſte région.

Sur cette côte, qui s’étend depuis le détroit de Gibraltar juſqu’au cap de Bonne-Eſpérance, les habitans ont tous, après le Niger, la tête oblongue ; le nez large, écrasé, épaté ; de groſſes lèvres ; une chevelure crépue comme la laine de nos moutons. Ils naiſſent blancs, & n’ont d’abord de brun que le tour des ongles, que le cercle des yeux, avec une petite tache formée aux extrémités des parties naturelles. Vers le huitième jour après leur naiſſance, les enfans commencent à changer de couleur ; leur peau brunit ; enfin elle devient noire, mais d’un noir ſale, terne, preſque livide, qui, avec le tems, devient vif & luiſant.

Cependant la chair, les os, les viſcères, toutes les parties intérieures ont la même couleur chez les nous que chez les blancs. La lymphe eſt également blanche & limpide ; le lait des nourrices eſt par-tout le même.

La différence la plus marquée entre les uns & les autres, c’eſt que les noirs ont la peau plus échauffée, & comme huileuſe, le ſang noirâtre, la bile très-foncée, le pouls plus vif, une ſueur qui répand une odeur forte & déſagréable, une tranſpiration qui noircit ſouvent les corps qui la reçoivent. Un des inconvéniens de cette couleur noire, image de la nuit qui confond tous les objets, c’eſt qu’elle a, en quelque ſorte, obligé ces peuples à ſe cizeler le viſage & la poitrine, à marqueter leur peau de diverſes couleurs, pour ſe reconnoître de loin. Il y a des tribus où cette pratique eſt univerſelle. Elle paroit chez d’autres une diſtinction réſervée aux claſſes ſupérieures. Cependant, comme on la voit établie chez les peuples de la Tartarie, du Canada, & chez d’autres nations ſauvages, on peut douter ſi elle n’appartient pas plutôt à leur genre de vie vagabond, qu’à la couleur de leur teint.

Ce coloris vient d’une ſubſtance muqueuſe, qui forme une eſpèce de rézeau entre l’épiderme & la peau. Cette ſubſtance qui eſt blanche dans les Européens, brune chez les peuples olivâtres, parſemée de taches rougeâtres chez les peuples blonds ou roux, eſt noirâtre chez les nègres.

Le déſir de découvrir les cauſes de cette couleur a fait éclore bien des ſyſtêmes. La théologie, qui s’eſt emparée de l’eſprit humain par l’opinion ; qui a profité des premières frayeurs de l’enfance pour en inſpirer d’éternelles à la raiſon ; qui a tout dénaturé, géographie, aſtronomie, phyſique, hiſtoire ; qui a voulu que tout fût merveille & myſtère, pour avoir le droit de tout expliquer : la théologie, après avoir fait une race d’hommes coupables & malheureux par la faute d’Adam, fait une race d’hommes noirs, pour punir le fratricide de ſon fils. C’eſt de Caïn que ſont deſcendus les nègres. Si leur père étoit aſſaſſin, il faut convenir que ſon crime eſt cruellement expié par ſes enfans ; & que les deſcendans du pacifique Abel ont bien vengé le ſang innocent de leur père.

Grand Dieu ! quelles extravagances atroces t’imputent des êtres qui ne parlent & n’agiſſent que par un bienfait continuel de la puiſſance, & qui te font agir & parler ſuivant les ridicules caprices de leur ignorance préſomptueuſe ! Sont-ce les démons qui te blaſphêment, ou les hommes qui ſe diſent tes miniſtres ? Si pourtant, à ton égard, on peut appeler blaſphême les diſcours de ces foibles créatures, dont l’exiſtence eſt ſi loin de toi, & dont la voix t’inſulte, ſans être entendue, comme l’infecte murmure dans l’herbe ſous les pieds de l’homme qui paſſe & ne l’entend pas.

La raiſon a tenté d’expliquer la couleur des noirs par des inductions tirées des phénomènes de la chymie. C’eſt, ſelon quelques naturaliſtes, une humeur vitriolique contenue dans la lymphe des nègres, & trop groſſière pour s’échapper à travers les pores de la peau, qui fermente & s’unit avec le corps muqueux qu’elle colore. On dit alors pourquoi les cheveux ſont crépus, pourquoi les yeux & les dents des noirs ont tant de blancheur ; & l’on ne fait pas attention qu’un ſel vitriolique qui auroit cette activité & cette énergie détruiroit à la fin toute organiſation. Cependant cette organiſation eſt auſſi parfaite dans les nègres que dans l’eſpèce d’hommes la plus blanche.

L’anatomie a cru trouver l’origine de la couleur des noirs dans les germes de la génération. Il n’en faudroit pas peut-être davantage pour prouver que les nègres ſont une eſpèce particulière d’hommes : car, ſi quelque choſe différencie les eſpèces ou les claſſes dans chaque eſpèce, c’eſt aſſurément la différence des ſpermes. Mais avec plus d’attention on a reconnu l’erreur ; & cette explication de la couleur des nègres a été abandonnée. Les conséquences qu’on prétendoit tirer de leur figure & de celle des autres peuples, n’a pas paru plus convaincante. Quelques unes de ces formes ſont dues au climat ; le plus grand nombre à d’anciens uſages. On a compris que ces barbares avoient pu ſe former des idées extravagantes de la beauté ; qu’ils avoient cherché à donner ces agrémemens à leurs enfans ; qu’avec le tems cette coutume avoit tourné en nature ; & qu’il ne falloit plus que très-rarement recourir à l’artifice pour obtenir ces formes bizarres.

Il exiſte d’autres cauſes plus ſatiſfaiſantes de la couleur des noirs. Cette couleur réſide, comme on l’a vu, dans un rézeau placé ſous l’épiderme, La ſubſtance de ce rézeau, d’abord muqueuſe, ſe change dans la ſuite en un tiſſu de vaiſſeau dont le diamètre eſt aſſez conſidérable pour admettre, ſoit une portion de la partie colorante du ſang, ſoit la bile qu’on prétend avoir une tendance particulière vers la peau. De-là vient chez les blancs cette couleur plus vive ſur les joues dont le rézeau eſt plus lâche. De-là auſſi cette teinte jaune ou cuivrée qui caractériſe des peuples entiers, pendant que ſous un autre climat elle n’eſt qu’individuelle & produite par la maladie. La préſence de l’une ou l’autre de ces humeurs ſuffit pour colorer les noirs, ſi l’on ajoute d’ailleurs qu’ils ont l’épiderme & le rézeau plus épais, le ſang noirâtre & la bile plus foncée, que leur ſueur plus abondante & moins fluide doit $’épaiſſir ſous l’épiderme & augmenter l’intenſité de la couleur.

La phyſique vient encore à l’appui. Elle obſerve que les parties du corps exposées au ſoleil ſont plus colorées ; que les voyageurs, les habitans des campagnes, les peuples errans, tous ceux enfin qui vivent continuellement à l’air libre & ſous un ciel plus brûlant ont le teint plus baſané. Elle croit, d’après ces obſervations, pouvoir attribuer la cauſe primitive de la couleur des noirs au climat, à l’ardeur du ſoleil. Il n’exiſte, dit-on, des nègres que dans les pays chauds. Leur couleur devient plus foncée, à meſure qu’ils approchent de l’équateur. Elle s’adoucit ou s’éclaircit aux extrémités de la Zone Torride. Toute l’eſpèce humaine, en général, blanchit à la neige & ſe hâle au ſoleil. On voit les nuances du blanc au noir & celles du noir au blanc marquées, pour ainſi dire, par les degrés parallèles qui coupent la terre de l’équateur aux pôles. Si les Zones, imaginées par les inventeurs de la ſphère étoient repréſentées avec de vraies ceintures, on verroit le noir d’ébène ſe dégrader inſenſiblement à droite & à gauche juſqu’aux tropiques ; de-là le brun pâlir & s’éclaircir juſqu’aux cercles polaires par des nuances de blancheur, toujours plus éclatantes.

Cependant, comme le noir eſt plus foncé ſur les côtes occidentales de l’Afrique que dans d’autres régions, peut-être auſſi embrâsées, il faut que les ardeurs du ſoleil y ſoient ſecondées par d’autres cauſes qui influeront également ſur l’organiſation. Ceux des Européens qui ont vécu le plus longtems dans ces contrées, attribuent cette plus grande noirceur aux corpuſcules nitreux, ſulphureux ou métalliques qui s’exhalent continuellement de la ſuperficie ou des entrailles de la terre, à l’habitude de la nudité, à la proximité des ſables brûlans à d’autres circonſtances qui, ne ſe trouvent pas ailleurs au même degré.

Ce qui paroît confirmer que le coloris des nègres eſt l’effet du climat, de l’air, de l’eau, des alimens de la Guinée, c’eſt qu’il change lorſqu’on les conduit dans d’autres nations. Les enfans qu’ils procréent en Amérique ſont moins nous que ceux dont ils ont reçu le jour. Après chaque lignée ; la différence eſt plus ſenſible. Il ſe pourroit, qu’après de nombreuſes générations, on ne diſtinguât pas les hommes ſortis d’Afrique, de ceux des pays où ils auroient été tranſplantés.

Quoique l’opinion qui attribue au climat la cauſe première de la couleur des habitans de la Guinée, ſoit aſſez communément adoptée, on n’a pas encore réſolu toutes les difficultés qui peuvent s’élever contre ce ſyſtème. C’eſt une preuve ajoutée à mille autres de l’incertitude de nos connoiſſances. Et comment nos connoiſſances ne ſeroient-elles pas incertaines & bornées ? Nos organes ſont ſi foibles, nos moyens ſi courts, nos études ſi diſtraites, notre vie ſi troublée ; & l’objet de nos recherches ſi vaſte ! Travaillez ſans relâche, naturaliſes, phyſiciens, chymiſtes, philoſophes obſervateurs de tous les genres : & après des ſiècles d’efforts réunis & continus, les ſociété que vous aurez arrachés à la nature, comparés à ſon immenſe richeſſe, ne ſeront que la goutte d’eau enlevée au vaſte océan. L’homme riche dort ; le ſavant veille, mais il eſt pauvre. Ses découvertes ſont trop indifférentes aux gouvernemens pour qu’il puiſſe ſolliciter des ſecours ou eſpérer des récompenſes. On trouveroit parmi nous plus d’un Ariſtote ; mais où eſt le monarque qui lui dira : ma puiſſance eſt à tes ordres ; puiſe dans mes tréſors, & travaille ? Apprends-nous, célèbre Buffon, à quel point de perfection tu aurois porté ton immortel ouvrage, ſi tu avois vécu ſous un Alexandre.

L’homme contemplatif eſt sédentaire ; & le voyageur eſt ignorant ou menteur. Celui qui a reçu le génie en partage, dédaigne les détails minutieux de l’expérience ; & le faiſeur d’expériences eſt preſque toujours ſans génie. Entre la multitude des agens que la nature emploie, nous n’en connoiſſons que quelques-uns, & encore ne les connoiſſons-nous qu’imparfaitement. Qui ſait ſi les autres ne ſont pas de nature à échapper pour jamais à nos ſens, à nos inſtrumens, à nos obſervations & à nos eſſais ? La nature des deux êtres qui compoſent le monde, l’eſprit & la malatière, ſera toujours un myſtère.

Entre les qualités phyſiques des corps, il n’y en a pas une ſeule qui ne laiſſe une infinité d’expériences à faire. Ces expériences même ſont-elles toutes poſſibles ? Combien de tems en ſerons-nous réduits à des conjectures qu’un jour verra éclore & que le lendemain verra détruites ? Qui donnera un frein à ce penchant preſque invincible à l’analogie, manière de juger ſi séduiſante, ſi commode & ſi trompeuſe ? À peine avons-nous quelques faits, que nous bâtiſſons un ſyſtême qui entraîne la multitude & ſuſpend la recherche de la vérité. Le tems employé à former une hypothèſe, & le tems employé à la détruire, ſont preſque également perdus. Les ſciences de calcul, ſatiſfaiſantes pour l’amour-propre, qui ſe plaît à vaincre les difficultés, & pour l’eſprit juſte qui aime les réſultats rigoureux, dureront ; mais avec peu d’utilité pour les uſages de la vie. La religion, qui jette du dédain ſur les travaux d’un être en chryſalide & qui redoute ſecrètement les progrès de la raiſon, multipliera les oiſifs & retardera l’homme laborieux par la crainte ou par le ſcrupule. À meſure qu’une ſcience s’avance, les pas deviennent plus difficiles ; la généralité ſe dégoûte, & elle n’eſt plus cultivée, que par quelques hommes opiniâtres, qui s’en occupent ; ſoit par habitude, ſoit par l’eſpérance bien ou mal fondée de ſe faire un nom, juſqu’au moment où le ridicule s’en mêle & où l’on montre au doigt, ou comme un fou, ou comme un ſot celui qui ſe promet de vaincre une difficulté contre laquelle quelques hommes célèbres ont échoué. C’eſt ainſi qu’on maſque la crainte qu’il ne réuſſiſſe.

On a vu dans tous les ſiècles & chez toutes les nations, les études naître, tomber & ſe ſuccéder dans un certain ordre réglé. Cette inconſtance, cette laſſitude ne ſont pas d’un homme ſeulement. C’eſt un vice des ſociétés les plus nombreuſes & les plus éclairées. Il ſemble que les ſciences & les arts aient un tems de mode.

Nous avons commencé par avoir des érudits. Après les érudits, des poëtes & des orateurs. Après les orateurs & les poëtes, des métaphyſiciens qui ont fait place aux géomètres, qui ont fait place aux phyſiciens, qui ont fait place aux naturaliſtes & aux chymiſtes. Le goût de l’hiſtoire naturelle eſt ſur ſon déclin. Nous ſommes tout entiers aux queſtions du gouvernement, de légiſlation, de morale, de politique & de commerce. S’il m’étoit permis de haſarder une prédiction, j’annoncerois qu’inceſſamment les eſprits ſe tourneront du côté de l’hiſtoire, carrière immenſe où la philoſophie n’a pas encore mis le pied.

En effet, ſi de cette multitude infinie de volumes, on en arrachoit les pages accordées aux grands aſſaſſins qu’on appelle conquérans, ou qu’on les réduisît au petit nombre de pages qu’ils méritent à peine, qu’en reſteroit-il ? Qui eſt-ce qui nous a parlé du climat, du ſol, des productions, des quadrupèdes, des oiſeaux, des poiſſons, des plantes, des fruits, des minéraux, des mœurs, des uſages, des ſuperſtitions, des préjugés, des ſciences, des arts, du commerce, du gouvernement & des loix ? Que connoiſſons-nous de tant de nations anciennes qui puiſſe être de quelque utilité pour les nations modernes ? Et leur ſageſſe & leur folie ne ſont-elles pas également perdues pour nous ? Leurs annales ne nous inſtruiſent jamais ſur les objets qu’il nous importe le plus de connoître, ſur la vraie gloire d’un ſouverain, ſur la baſe de la force des nations, ſur la félicité des peuples, ſur la durée des empires. Que ces beaux diſcours d’un général à ſes ſoldats, au moment d’une action, ſervent de modèles d’éloquence à un rhéteur, j’y conſens ; mais quand je les ſaurai par cœur, je n’en deviendrai ni plus équitable, ni plus ferme, ni plus inſtruit, ni meilleur. Le moment approche où la raiſon, la juſtice & la vérité vent arracher des mains de l’ignorance & de la flatterie une plume qu’elles n’ont tenue que trop long-tems. Tremblez, vous qui repaiſſez les hommes de menſonge, ou qui les faites gémir ſous l’oppreſſion. Vous allez être jugés.

Dans la Guinée, on ne connoît que deux ſaiſons. La plus ſaine & la plus agréable commence en avril, & finit en octobre. Alors, il ne pleut jamais : mais des vapeurs épaiſſes qui couvrent l’horizon interceptent les rayons du ſoleil, & en modèrent les ardeurs : mais il tombe toutes les nuits des rosées aſſez abondantes pour entretenir la végétation des plantes. Durant le reſte de l’année, les chaleurs ſont vives, & ſeroient peut-être inſupportables, ſans les pluies qui ſe ſuccèdent très-rapidement. Malheureuſement, la nature a rarement bien diſposé le terrein pour l’écoulement de ces eaux trop abondantes, & l’art n’eſt jamais venu au ſecours de la nature. De-là l’origine de tant de marais dans cette partie du globe. Ils ſont le plus ordinairement meurtriers pour les étrangers que l’avidité conduit à leur voiſinage. En allumant chaque nuit des feux près de leurs habitations, les naturels du pays purifient un air corrompu, auquel ils ſont d’ailleurs accoutumés dès l’enfance. Les petites variétés que peuvent offrir le nord & le ſud de la ligne, n’infirment pas l’exactitude de ces obſervations.