Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 21

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XXI. Méthodes pratiquées dans l’acquiſition, dans le traitement & dans la vente des eſclaves.
Conſidérations à ce ſujet.

De la difficulté de ſe procurer des eſclaves, dérive naturellement la méthode d’employer de petits navires à leur extraction. Dans le tems qu’un petit terrein, voiſin de la côte, fourniſſoit en quinze jours ou trois ſemaines une cargaiſon, il y avoit de l’économie à employer de gros vaiſſeaux, parce qu’il étoit poſſible d’entendre, de ſoigner & de conſoler des eſclaves qui parloient tous une même langue. Aujourd’hui que chaque bâtiment peut à peine ſe procurer par mois ſoixante ou quatre-vingts eſclaves, amenés de deux ou trois cens lieues, épuisés par les fatigues d’un long voyage, embarqués pour reſter cinq ou ſix mois à la vue de leur pays, ayant tous des idiomes différens, incertains du ſort qu’on leur prépare, frappés du préjugé que les Européens les mangent & boivent leur ſang ; l’ennui ſeul leur donne la mort, ou leur cauſe des maladies qui deviennent contagieuſes par l’impoſſibilité où l’on ſe trouve de séparer les malades de ceux qui ne le ſont pas. Un petit navire deſtiné à porter deux ou trois cens nègres, évite par le peu de séjour qu’il fait à la côte, la moitié des accidens & des pertes qu’éprouve un navire de cinq ou ſix cens eſclaves.

Il eſt d’autres abus, des abus de la dernière importance, à réformer dans cette navigation naturellement peu ſaine. Ceux qui s’y livrent font communément deux fautes capitales. Dupes de leur avidité, les armateurs ont plus d’égard au port qu’à la marche de leurs vaiſſeaux ; ce qui prolonge néceſſairement des voyages, dont tout invite à abréger la durée. Un autre inconvénient plus dangereux encore, c’eſt l’habitude où l’on eſt de partir d’Europe en tout tems ; quoique la régularité des vents & des courans ait déterminé la ſaiſon convenable pour arriver dans ces parages.

Cette mauvaiſe pratique a donné naiſſance à la diſtinction de grande & de petite route. La petite route eſt la plus directe & la plus courte. Elle n’a pas plus de dix-huit cens lieues, juſques aux ports les plus éloignés où ſe trouvent les eſclaves. Trente-cinq ou quarante jours ſuffiſent pour la faire, depuis le commencement de ſeptembre juſqu’à la fin de novembre ; parce que depuis le moment du départ juſqu’au terme, on trouve les vents & les courans favorables. Il eſt même poſſible de la tenter en décembre, janvier & février, mais avec moins de sûreté & de ſuccès.

Ces parages ne ſont plus praticables depuis le commencement de mars juſqu’à la fin d’août. On auroit à lutter continuellement contre des courans violens qui portent au Nord, & contre le vent du ſud-eſt qui eſt régulier. L’expérience a appris que dans cette ſaiſon il falloit s’éloigner des côtes, gagner la pleine mer, naviguer vers le Sud juſque par les vingt-ſix ou vingt-huit degrés entre l’Afrique & le Bréſil, & ſe rapprocher enſuite de la Guinée, pour atterrer cent cinquante ou deux cens lieues au vent du port où l’on veut aborder. Cette route eſt de deux mille cinq cens lieues, & exige quatre-vingt-dix ou cent jours de navigation.

Indépendamment de ſa longueur, cette grande route emporte le temps favorable pour la traite & pour le retour. Les navires ſont ſurpris par les calmes, contrariés par les vents, entraînés par les courans ; l’eau manque, les vivres ſe gâtent, le ſcorbut gagne les eſclaves. D’autres calamités non moins fâcheuſes, ajoutent ſouvent au danger de cette ſituation. Les nègres du Nord de la ligne ſont ſujets à la petite-vérole, qui, par une ſingularité fort aggravante, ne ſe développe guère chez ce peuple qu’après l’âge de quatorze ans. Si cette contagion entre dans un navire qui eſt encore à l’ancre, il y a des moyens connus pour en affoiblir la violence. Mais un vaiſſeau attaqué de cette épidémie, s’il eſt en route pour l’Amérique, perd ſouvent toute ſa cargaiſon de nègres. Ceux qui ſont nés au Sud de la ligne rachètent cette maladie par une autre ; c’eſt une ſorte d’ulcère virulent, dont la malignité perce & s’irrite davantage ſur mer, ſans jamais guérir radicalement. La médecine devroit peut-être obſerver le double effet de la petite-vérole ſur les nègres, qui eſt de reſpecter ceux qui naiſſent au-delà de l’équateur, & de n’attaquer jamais les autres dans l’enfance. C’eſt par la multiplicité & la variété des effets, qu’on parvient quelquefois à deviner les cauſes des maladies, & à trouver leurs remèdes.

Quoique toutes les nations qui font le commerce d’Afrique, aient un intérêt égal à la conſervation des eſclaves dans la traversée, elles n’y veillent pas toutes de la même manière. Elles s’accordent à les nourrir de fèves de marais, mêlées d’un peu de riz ; mais elles diffèrent dans d’autres traitemens. Les Anglois, les Hollandois, les Danois, tiennent rigoureuſement les hommes aux fers, ſouvent même les femmes : la foibleſſe de leurs équipages les réduit à cette sévérité. Les François, plus nombreux, accordent plus de liberté ; ils briſent tous les liens trois ou quatre jours après leur départ. Les uns & les autres, ſur-tout les Anglois, ſe relâchent trop ſur la fréquentation de leurs matelots avec les captives. Ce déſordre donne la mort aux trois quarts de ceux que la navigation de Guinée détruit chaque année. Il n’y a que le Portugais qui, durant ſa traversée, ſoit à l’abri de révoltes & d’autres calamités. Cet avantage eſt une ſuite de l’attention qu’il a de ne former principalement ſes armemens qu’avec des nègres affranchis. Les eſclaves raſſurés par les diſcours & la ſituation de leurs compatriotes, ſe font une idée aſſez favorable de la deſtinée qui les attend. Leur tranquillité fait accorder aux deux ſexes la conſolation d’habiter enſemble : complaiſance qui, dans les autres bâtimens, entraîneroit des inconvéniens terribles.

La vente des eſclaves ne ſe fait pas de la même manière dans toute l’Amérique. L’Anglois, qui a acheté indifféremment tout ce qui s’eſt préſenté dans le marché général, ſe défait en gros de ſa cargaiſon. Un ſeul marchand l’acquiert entière. Les cultivateurs la prennent en détail. Ce qu’ils rebutent eſt envoyé dans les colonies étrangères, ſoit en interlope, ſoit avec permiſſion. On y eſt plus tenté par le bon marché du nègre, que rebuté par ſa mauvaiſe conſtitution, & on l’achète. Les yeux s’ouvriront un jour.

Les Portugais, les Hollandois, les François, les Danois, qui n’ont point de débouché pour des eſclaves caducs ou infirmes, s’en chargent rarement en Guinée. Les uns & les autres diviſent leurs cargaiſons, ſuivant les beſoins des propriétaires des habitations. Le contrat ſe fait au comptant ou à crédit, ſelon les circonſtances.