Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 3

La bibliothèque libre.

III. Idée de la côte ſeptentrionale de l’Afrique, & de l’Égypte en particulier.

Cette grande province eſt bornée à l’Eſt, par la mer Rouge ; au Sud, par la Nubie ; à l’Oueſt, par les déſerts de Barca ou par la Lybie ; au Nord, par la Méditerranée. Sa longueur du Nord au Sud, eſt d’environ deux cens douze lieues. Un banc de rochers & une chaîne de montagnes, qui ſuivent à-peu-près la même direction, ne lui laiſſent que ſix ou ſept lieues de large juſqu’au Caire. Depuis cette capitale juſqu’à la mer, le pays décrit un triangle dont la baſe eſt de cent lieues. Ce triangle en embraſſe un autre, célèbre ſous le nom de Delta, & formé par deux bras du Nil, qui vont ſe jeter dans la Méditerranée, l’un à une lieue de Rozette, & l’autre à deux de Damiette.

Quoique cette région ſoit embrâsée, le climat en eſt généralement ſalubre. La ſeule infirmité qui ſoit particulière à l’Égypte, c’eſt la perte trop ordinaire de la vue, C’eſt un ſable ſubtil, élevé par les vents de midi, en mai & en juin, qui fait, dit-on, tant d’aveugles. Ne ſeroit-il pas plus raiſonnable d’attribuer cette calamité à l’uſage où ſont les peuples de coucher à l’air neuf mois de l’année ? Il eſt difficile de ne pas embraſſer cette opinion, quand on voit que ceux qui paſſent la nuit dans leur maiſon ou ſous des tentes éprouvent rarement un ſi grand malheur.

Il eſt peu de contrées ſur le globe auſſi fertiles que l’Égypte. Le ſol y donne annuellement trois récoltes, dont chacune ne coûte qu’un labour. À celle des grains ſuccède celle des légumes, qui eſt ſuivie de celle des plantes potagères. C’eſt au Nil qu’eſt due une ſi heureuſe fécondité.

Ce fleuve, qui prend ſa ſource dans l’Éthiopie, doit ſon accroiſſement à des nuages qui, retombant en pluie, occaſionnent ſa crue périodique. Elle commence avec le mois de juin, & augmente juſqu’à la fin de ſeptembre, pour baiſſer enſuite graduellement. Après avoir parcouru de vaſtes eſpaces ſans ſe diviſer, ces eaux ſe séparent, cinq lieues au-deſſous du Caire, en deux branches qui ne ſe rejoignent plus.

Cependant un pays, où rien n’eſt ſi rare qu’une ſource, où rien n’eſt plus extraordinaire que la pluie, ne pouvoit être fécondé que par le Nil. Auſſi creuſa-t-on, dans les tems les plus reculés, à l’entrée du royaume, quatre-vingts canaux conſidérables & un plus grand nombre de petits, qui diſtribuèrent ſes eaux dans toute l’Égypte. Tous, à l’exception de cinq ou ſix des plus profonds, ſe trouvent à ſec au commencement ou au milieu de l’hiver : mais alors le ſol n’a plus beſoin d’arroſement. S’il arrive que le fleuve ne s’élève pas à quatre cens pouces, il n’y a d’arrosées que les terres baſſes. Les autres, auxquelles leurs puits à baſcule & leurs puits à roue deviennent inutiles, ſont réputées ſtériles pour l’année, & déchargées de toute impoſition.

Les terres ſont divisées en trois claſſes. On regarde, comme la première, celle qui forme les Vakoups ou le domaine des moſquées & des autres établiſſemens religieux. C’eſt la plus mal cultivée, & celle qui, dans les impoſitions, eſt la plus ménagée par un gouvernement ignorant & ſuperſtitieux.

Les principaux officiers civils & militaires de l’état poſſèdent en uſufruit la ſeconde. Ils laiſſent peu de choſe aux ſerfs qui l’arroſent de leurs ſueurs, & rendent rarement au fiſc les redevances qu’ils lui doivent.

La troiſième eſt partagée entre un grand nombre de ſimples citoyens, qui font exploiter leurs poſſeſſions, plus ou moins étendues, par des fermiers actifs & intelligens. Ces champs font la richeſſe de l’Égypte & deviennent la reſſource du tréſor public.

Quoique le tiers des terres ſoit en friche, le pays n’eſt pas dépeuplé. On y compte cinq ou ſix millions d’habitans. Les plus nombreux ſont les Coptes, qui tirent leur origine des anciens Égyptiens, auxquels ils reſſemblent aſſez bien. Les uns ont ſubi le joug de l’alcoran ; les autres ſont reſtés ſoumis à l’évangile. Ils occupent preſque ſeuls la haute Égypte, & ſont très-répandus dans la baſſe. Pluſieurs ſont cultivateurs ; beaucoup plus exercent les arts. Les plus intelligens d’entre eux conduiſent les affaires des familles riches, ou ſervent de ſecrétaires aux gens en place. Dans ces poſtes, regardés comme honorables, ils ne tardent pas à prendre l’empire le plus abſolu ſur des maîtres énervés par le climat ou les voluptés. Cette eſpèce d’abandon les fait bientôt parvenir à une opulence qu’ils conſomment ordinairement dans de vils excès. Si l’avarice les a tenus éloignés des plaiſirs, ils ſont, avant la fin d’une vie agitée, dépouillés de leurs tréſors par les tyrans qu’ils ont trompés. Rien n’eſt ſi rare que de voir des enfans héritiers de la fortune de leur père.

Après les Coptes, la race la plus multipliée eſt celle des Arabes. Ces deſcendans d’un peuple autrefois conquérant vivent tous dans le plus grand opprobre. Dans cet état d’abjection, ils ſont tous ſans courage ; & jamais on ne leur a vu prendre la moindre part à aucune des révolutions qui agitent ſi ſouvent cette contrée. Aux yeux de leurs maîtres, ce ne ſont que des animaux néceſſaires à la culture. On diſpoſe arbitrairement de leurs biens & de leur vie, ſans que ces actes d’injuſtice ou de cruauté aient jamais provoqué la vengeance du gouvernement. Ces malheureux ont un habillement particulier, habitent les champs, s’allient entre eux, & ne ſe nourrirent guère que de légumes ou de laitage. Ceux qui pourroient ſe permettre quelques commodités ne l’oſent pas, dans la crainte d’attirer ſur eux une attention qui, tôt ou tard, leur ſeroit funeſte.

Ce ſont des Turcs, des Juifs, des Arméniens, des hommes de divers pays, de ſectes diverſes, venus ſucceſſivement en Égypte, qui forment le reſte de ſa population. Ces étrangers, quelle qu’en ſoit la raiſon, laiſſent rarement une poſtérité nombreuſe, & leurs deſcendans ne ſont guère plus heureux. Cependant cette ſtérilité humiliante ou douloureuſe regarde ſpécialement les Mamelucs.

Inutilement, ces Circaſſiens, ces Géorgiens ont été choiſis dans leur jeuneſſe entre les hommes les mieux conſtitués de leurs provinces. Inutilement on leur donne pour compagnes les plus belles femmes de leur pays. Inutilement on les fait vivre les uns & les autres dans une abondance qui éloigne le beſoin & qui prévient toute inquiétude. Il ne ſort preſque point d’enfans de ces liaiſons ſi bien aſſorties, & le peu qui naiſſent meurent dans l’année. On ne connoît que deux familles iſſues de ce ſang, & elles ne ſont encore qu’à la ſeconde génération.

Le gouvernement d’Égypte ne reſſemble à aucun autre. Avant l’invaſion des Turcs, cette région avoit un chef, choiſi par des ſoldats, tous nés eſclaves , & qui partageoient avec lui l’autorité. Sans doute Selim auroit déſiré de ſoumettre cette nouvelle conquête au même deſpotiſme que ſes autres provinces, mais les circonſtances ne permettoient pas cette ambition. Il fallut ſe contenter des droits du ſoudan détrôné, & laiſſer à ſes fiers lieutenans les prérogatives dont ils jouiſſoient depuis ſi long-tems. Pour balancer cette milice redoutable, le ſultan fit paſſer dans le pays quatorze mille hommes de ſes meilleures troupes. Loin de s’occuper des intérêts de la Porte, ce corps ne travailla que pour lui-même. Il parvint à faire tout décider ſelon ſes caprices ; & il conſerva cet aſcendant juſqu’à ce que, amolli par le climat, il vit ſortir de ſes débiles & impuiſſantes mains une puiſſance qui n’avoit plus de baſe. Elle repaſſa, plus étendue même que jamais, aux Mamelucs.

Cette dynaſtie ſingulière eſt composée de dix ou douze mille eſclaves, amenés dans leur jeuneſſe de Géorgie ou de Circaſſie. Ils entrent au ſervice des grands de leur nation, qui tous ont porté des fers avant eux & qui les affranchiſſent un peu plutôt, un peu plus tard. De grade en grade, on voit monter ces affranchis à celui de bey, au-deſſus duquel il n’y en a point.

Ces beys commandent aux vingt-quatre provinces du royaume. Ils ſont rarement plus de ſeize ou dix-ſept, parce que les plus hardis d’entre eux ont plus d’un gouvernement, & que quelques foibles diſtricts de la haute Égypte ſont confiés, de tems immémorial, à des cheiks Arabes. Quoiqu’ils duſſent être tous égaux, celui de la capitale prend communément de l’empire ſur les autres, à moins qu’il ne ſoit ſupplanté par quelqu’un de ſes collègues plus riche, plus puiſſant ou plus adroit que lui. Mais ſoit que l’équilibre ſe maintienne, ſoit qu’il ſoit rompu, les Turcs libres n’obtiennent jamais que les emplois civils ou eccléſiaſtiques. Les dignités militaires, les charges du gouvernement, tous les grands honneurs ſont uniquement pour des hommes ſortis de la ſervitude. Le divan, composé des beys & de leurs créatures, eſt réellement le ſouverain. Le pacha, qui repréſente le ſultan, reçoit des hommages. Les ordres ſont même donnés en ſon nom ; mais d’inſolens eſclaves les lui dictent. S’il ſe refuſe à ce qu’on exige, il eſt déposé & mène une vie privée juſqu’à ce que le sérail ait proſcrit ſa tête ou prononcé ſon rappel.

Les vraies forces de l’Égypte réſident dans les Mamelucs. Comme ils ſont tous nés ſous un ciel rude ou tempéré, & qu’ils ont reçu une éducation auſtère, leurs bras ont toute leur vigueur, & leur âme n’eſt pas affoiblie. Ils forment différentes troupes de cavalerie, partagées entre les beys, ſelon le degré de force ou d’ambition de ces chefs plus ou moins accrédités. Ces hommes puiſſans diſpoſent preſque auſſi abſolument de l’infanterie Turque. Elle eſt efféminée ; elle a perdu entièrement l’eſprit militaire ; elle n’eſt guère composée que de pacifiques artiſans qui ſe font inſcrire pour jouir des prérogatives attachées au nom de ſoldat : mais quelle qu’elle ſoit, ſes officiers ſont dans une dépendance entière des beys, ſans la protection deſquels, ils ne ſauroient obtenir aucun avancement.

Indépendamment des contributions en nature que le grand-ſeigneur envoie en offrande à la Mecque & à Médine, ou qu’il fait diſtribuer aux troupes, on lève pluſieurs impôts en argent. Les terres doivent un tribut & les chrétiens une capitation. Le monopole de la caſſe, du séné, des cuirs, du ſel ammoniac, ſe vend aſſez cher. On tire beaucoup des douanes. Ces objets réunis s’élèvent au moins à dix millions de livres, & il en paſſe rarement plus du quart à Conſtantinople. Le bey principal retient le reſte ou le partage avec ſes collègues, s’il ne lui eſt pas poſſible de tout retenir. Les intérêts du pacha ne ſont pas plus reſpectés que ceux du ſultan. La milice même ne touche jamais ſa ſolde entière, & les citoyens de tous les ordres ſont habituellement dépouillés.

Il n’y a que les reſſources d’un commerce extérieur très-avantageux qui puiſſent faire ſupporter tant de vexations. Pluſieurs ports lui ſont ouverts. Alexandrie en a deux qui ſe communiquoient, dit-on, autrefois, & qui ſont actuellement séparés par une langue de terre très-étroite. Le port oriental ou neuf eſt d’un accès plus facile que l’autre ; mais il eſt preſque comblé par le ſable que la mer y pouſſe, & par le leſt des bâtimens qu’on eſt dans l’habitude d’y jeter. Il n’y a pas un ſiècle qu’on amarroit les vaiſſeaux au quai : ils en ſont maintenant à plus de deux cens toiſes. L’eſpace qu’ils peuvent occuper eſt ſi ſerré, que pour qu’ils ne ſe heurtent pas on eſt réduit à les arrêter ſur pluſieurs ancres. Cette précaution ne ſuffit pas même toujours. Aſſez ſouvent, dans le gros tems, ces navires tombent ſur les navires voiſins & les entraînent dans des bas-fonds où ils périſſent misérablement enſemble.

Le port occidental ou vieux eſt vaſte & commode. Les vaiſſeaux de guerre & les vaiſſeaux marchands y ſont également en sûreté : mais les Européens en ſont exclus. La jalouſie a fait imaginer aux navigateurs Turcs une prophétie qui annonce que la ville tombera au pouvoir des chrétiens, lorſque leurs bâtimens ſeront admis dans cette belle rade.

À quatre lieues de cette place eſt le Bequies, qui ne fait point de commerce, & où l’on n’aborde que lorſque les vents ne permettent pas de gagner Alexandrie ou d’entrer dans le Nil. Le port eſt très-petit, mais excellent ; & les vaiſſeaux de guerre y ſeroient hors de danger, même en hiver.

Rozette reçoit, à une lieue de l’embouchure occidentale du Nil, les denrées qui deſcendent le fleuve ſur des bateaux appellés machs, & qui le remontent juſqu’à la dernière cacaracte ou à l’extrémité méridionale de l’Égypte. Cette ville envoie elle-même les productions aux navires peu éloignés, ſur des barques plus grandes, connues dans le pays ſous le nom de germes.

Un entrepôt ſemblable, mais infiniment plus conſidérable, s’eſt formé près de l’embouchure orientale, à Damiette. Ce fut peut-être autrefois un port. Aujourd’hui les bâtimens ſont obligés de mouiller en pleine mer, à deux lieues de la côte, mais ſur un bon fond. Si de gros tems, aſſez ordinaires en hiver dans ces parages, les forcent de s’éloigner, ils ſe réfugient dans les rades de Chypre, d’où ils reviennent à leur poſte, après le péril.

Sept à huit cens bâtimens Turcs & Barbareſques ou bâtimens Chrétiens, naviguant pour ces peuples, arrivent annuellement, en Égypte. Cent quarante ou cent cinquante viennent de Syrie, ſoixante-dix ou quatre-vingt de Conſtantinople, cinquante ou ſoixante de Smyrne, trente ou quarante de Salonique, vingt-cinq ou trente de Candie ; & tous les autres de quelques iſles, de quelques parties du continent moins riches & moins fécondes. Leurs chargemens ſont évalués, l’un dans l’autre, 30 000 livres. En ſuppoſant ſept cens cinquante navires, le pays conſomme pour 22 500 000 livres des productions apportées par ces navigateurs. Mais en riz, en café, en lin, en toiles, en bled, en légumes, en d’autres articles, il livre pour le double de cette ſomme. Ce ſont donc 22 500 000 livres qui doivent lui rentrer en métaux.

Les liaiſons des Européens avec l’Égypte ne ſont pas ſi vives. Ceux d’entre eux qui les ont formées vendent des draps, des dorures, des étoffes de ſoie, du fer, du plomb, de l’étain, du papier, de la cochenille, des quincailleries, de la verroterie. Ils reçoivent en échange du riz, du café, du ſafran, de l’ivoire, des gommes, du coton, du séné, de la caſſe, du fil filé & du ſel ammoniac.

En 1776, les importations des Vénitiens ſe réduiſirent à 755 035 liv., & leurs exportations à 820 062 liv. Les importations des Toſcans & de l’Anglois qui fait ſes opérations par Livourne, ne paſſèrent pas 2 143 660 l., ni leurs exportations 2 099 635 liv. Les importations de$ François ne s’élevèrent pas au-deſſus de 3 997 615 liv. ni leurs exportations au-deſſus de 3 075 450 liv. L’importation totale ne fut donc que de 6 896 310 & l’exportation que de 5 995 147 liv.

Toutes les marchandiſes que vendent les Européens, toutes celles qu’ils achètent paient trois pour cent. Ce droit monte à ſix pour cent pour le café & juſqu’à dix pour le riz, dont l’extraction leur eſt défendue. Ce brigandage eſt au profit de deux vaiſſeaux envoyés tous les ans des Dardanelles, pour garantir les côtes de l’Égypte des déprédations des corſaires, & qui ne font qu’opprimer les négocians ou favoriſer la fraude.

L’Europe emploie à ce commerce une centaine de bâtimens ; mais il n’y en a que cinquante ou ſoixante qui reviennent directement dans les ports d’où ils ſont partis. Les autres ſe mettent au ſervice de tous les peuples qui veulent leur donner de l’occupation dans le levant.

L’été eſt la ſaiſon la plus favorable pour aller d’Europe en Égypte. Les vents de nord & d’oueſt, qui ſont alors preſque continuels, rendent les voyages courts. C’eſt au printems, c’eſt en automne que doit ſe faire le retour. Pendant l’hiver, la navigation eſt très-dangereuſe ſur des côtes ſi baſſes, qu’on n’y découvre pas la terre de deux lieues, pour peu que le tems ſoit obſcur ou le ciel chargé de nuages.

Si jamais l’Égypte ſort de l’anarchie où elle eſt plongée ; s’il s’y forme un gouvernement indépendant & que la nouvelle conſtitution ſoit fondée ſur des loix ſages cette région redeviendra ce qu’elle fut, une des plus induſtrieuſes & des plus fertiles de la terre. Il ſeroit abſurde d’annoncer les mêmes proſpérités à la Lybie, habitée aujourd’hui par les Barbareſques.