Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 1

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I. Définition de la vraie gloire.

J’Allois dire que l’Eſpagne a la gloire d’avoir découvert le grand archipel de l’Amérique, & d’y avoir formé les premiers établiſſemens, lorſque j’ai été arrêté par la pensée que la découverte n’en pouvoit être glorieuſe aux Eſpagnols, ſi elle n’avoit pas été avantageuſe aux Antilles.

La gloire eſt un ſentiment qui nous élève à nos propres yeux, & qui accroît notre conſidération aux yeux des hommes éclairés. Son idée eſt indiviſiblement liée avec celles d’une grande difficulté vaincue, d’une grande utilité ſubséquente au ſuccès, & d’une égale augmentation de bonheur pour l’univers ou pour la patrie. Quelque génie que je reconnoiſſe dans l’invention d’une arme meurtrière, j’exciterois une juſte indignation ſi je diſois que tel homme ou telle nation eut la gloire de l’avoir inventée. La gloire, du moins ſelon les idées que je m’en ſuis formées, n’eſt pas la récompenſe du plus grand ſuccès dans les ſciences. Inventez un nouveau, calcul ; compoſez un poëme ſublime ; ayez ſurpaſſé Cicéron ou Démoſthène en éloquence, Thucydide on Tacite dans l’hiſtoire ; je vous accorderai la célébrité, mais non la gloire. On ne l’obtient pas davantage de l’excellence du talent dans les arts. Je ſuppoſe que vous avez tiré d’un bloc de marbre, ou le Gladiateur, ou l’Apollon de Belvédère ; que la Tranſfiguration ſoit ſortie de votre pinceau, ou que vos chants ſimples, expreſſifs & mélodieux vous aient placé ſur la ligne de Pergolèſe ; vous jouirez d’une grande réputation, mais non de la gloire. Je dis plus. Égalez Vauban dans l’art de fortifier les places ; Turenne ou Condé dans l’art de commander les armées. Gagnez des batailles, conquérez des provinces. Toutes ces actions ſeront belles ſans doute, & votre nom paſſera à la poſtérité la plus reculée : mais c’eſt à d’autres qualités que la gloire eſt réſervée. On n’a pas la gloire pour avoir ajouté à celle de ſa nation. On eſt l’honneur de ſon corps, ſans être la gloire de ſon pays. Un particulier peut ſouvent aſpirer à la réputation, à la renommée, à l’immortalité. Il n’y a que des circonſtances rares, une heureuſe étoile qui puiſſent le conduire à la gloire.

La gloire appartient à Dieu dans le ciel. Sur la terre, c’eſt le lot de la vertu & non du génie ; de la vertu utile, grande, bienfaiſante, éclatante, héroïque. C’eſt le lot d’un monarque qui s’eſt occupé pendant un règne orageux du bonheur de ſes ſujets, & qui s’en eſt occupé avec ſuccès. C’eſt le lot d’un ſujet qui auroit ſacrifié ſa vie au ſalut de ſes concitoyens. C’eſt le lot d’un peuple qui aura mieux aimé mourir libre que de vivre eſclave. C’eſt le lot, non d’un Céſar ou d’un Pompée, mais celui d’un Régulus ou d’un Caton. C’eſt le lot d’un Henri IV.

Grâce à l’eſprit d’humanité que la philoſophie a inſpiré à tous les peuples ſensés, les conquérans, tant anciens que modernes, ſont tombés dans la claſſe des hommes les plus abhorrés ; & je ne doute pas que l’avenir qui jugera avec impartialité des découvertes que nous avons faites dans le Nouveau-Monde, ne rabaiſſe nos barbares navigateurs encore au-deſſous d’eux. En effet, eſt-ce l’amour du genre-humain ou la cupidité qui les a conduits ? Et une entrepriſe, fut-elle bonne en elle-même, pourroit-elle être louable, lorſque le motif en eſt vicieux ?