Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 19

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XIX. Deſcription de l’iſle, partie Hollandoiſe & partie Françoiſe de S. Martin.

Sous le même ciel eſt Saint-Martin, qui a dix-ſept ou dix-huit lieues de circonférence, mais moins de terrein que cette dimenſion ne paroiſſoit l’indiquer, parce que ſes baies ſont multipliées & profondes. En pouſſant des ſables d’un cap à l’autre, l’océan a formé ſur les côtes beaucoup d’étangs plus ou moins grands, la plupart très-poiſſonneux. L’intérieur du pays eſt rempli de hautes montagnes qui ſe prolongent preſque partout juſqu’à la mer. Elles étoient couvertes de bois précieux, avant qu’on les eût dépouillées de cet ornement pour y établir des cultures auxquelles elles ſe trouvèrent plus propres que les plaines & les vallées. Le ſol eſt généralement léger, pierreux, trop exposé à des fréquentes séchereſſes & peu fertile : mais le ciel eſt pur & le climat d’une ſalubrité remarquable. Dans ces parages, on navigue sûrement, facilement ; & la multiplicité, l’excellence des mouillages qu’on y trouve empêchent de ſentir bien vivement la privation de ports.

Les François & les Hollandois abordèrent, en 1638, à cette iſle déſerte, les premiers au Nord & les ſeconds au Sud. Ils y vivoient en paix & séparément, lorſque les Eſpagnols, qui étoient en guerre ouverte avec l’une & l’autre nation, les attaquèrent, les battirent, les firent priſonniers & s’établirent à leur place. Le vainqueur ne tarda pas à ſe dégoûter d’un établiſſement dont la conſervation lui coûtoit beaucoup, ſans lui rapporter le moindre avantage ; & il l’abandonna, en 1648, après avoir détruit tout ce qu’il ne lui étoit pas poſſible d’emporter.

Ces dévaſtations n’empêchèrent pas les deux puiſſances qui avoient déjà fait occuper Saint-Martin, d’y renyoyer quelques vagabonds, auſſi-tôt qu’on le fut évacué. Ces colons ſe jurèrent une foi mutuelle ; & leurs deſcendans ont été fidèles à cet engagement, malgré les animoſités qui ont ſi ſouvent divisé les deux métropoles. Seulement le partage, originairement trop inégal du territoire, s’eſt peu-à-peu rapproché. De dix mille cent quatre-vingt quarrés de terre, chacun de deux mille cinq cens toiſes quarrées que contient l’iſle, les François n’en poſſèdent plus que cinq mille neuf cens quatre, & les Hollandois ſont parvenus à s’en approprier quatre mille cent ſoixante-ſeize.

La culture du tabac fut la première qu’entreprirent, à Saint-Martin, les ſujets de la cour de Verſailles. Ils l’abandonnèrent pour l’indigo, qui fut remplacé par le coton auquel on a ajouté le ſucre, depuis qu’en 1769 il a été permis aux étrangers de s’établir dans cette partie de l’iſle. On y compte actuellement dix-neuf plantations qui donnent tous les ans un million peſant de ſucre brut, d’un beau blanc, mais de peu de conſiſtance, & un plus grand nombre d’habitations qui produiſent deux cens milliers de coton. Les travaux ſont dirigés par quatre-vingts familles, trente-deux Françoiſes, les autres Angloiſes, & dont la réunion forme une population blanche de trois cens cinqante-une perſonnes de tout âge & de tout ſexe. Elles n’ont que douze cens eſclaves. C’eſt trop peu pour l’étendue des cultures : mais les colons de la partie Hollandoiſe, propriétaires des meilleurs terreins de la Françoiſe, ſont dans l’uſage d’envoyer leur noirs au Nord, lorſque les travaux ſont finis au Sud. Avant 1763, il n’y avoit point eu d’autorité régulière dans ce foible & misérable établiſſement. À cette époque, on lui donna un chef qui n’a encore attiré aucun navigateur de la métropole. C’eſt toujours chez leur voiſin que les François vont chercher ce qui leur eſt néceſſaire, c’eſt à lui qu’ils livrent toujours leurs productions.

La colonie Hollandoiſe eſt habitée par ſix cens trente-neuf blancs & trois mille cinq cens dix-huit noirs, occupés à exploiter trente-deux ſucreries qui produiſent ordinairement ſeize cens milliers de ſucre, & à faire croître cent trente milliers de coton. Ce revenu trop modique eſt groſſi par celui que donne un étang ſalé, dans les années qui ne ſont pas exceſſivement pluvieuſes. Dès l’aurore, des eſclaves s’embarquent ſur des bateaux plats : ils ramaſſent pendant la journée le ſel qui eſt ſur la ſuperficie de l’eau & regagnent vers la nuit le rivage, pour y reprendre le lendemain une occupation qui ne peut être continuée que durant, les mois de juin, de juillet & d’août. Les iſles voiſines achètent quelques foibles parties de cette production, dont la valeur totale peut s’élever à cent mille écus : mais elle eſt principalement livrée aux provinces de l’Amérique Septentrionale, qui enlèvent auſſi le auſſi & le ſucre de la colonie, tandis que le coton eſt livré aux navigateurs de la Grande-Bretagne. Il ne reſte rien ou preſque rien pour les négocians ſi actifs de la république ; & il faut en dire la raiſon.

L’établiſſement de Saint-Martin, quoique Hollandois, n’eſt pas habité par des Hollandois. À peine y voit-on cinq ou ſix familles de cette nation, qui ont même une eſpèce de honte d’en être. Tout le reſte eſt Anglois : les hommes, la langue, les uſages ; Le préjugé a été pouſſé ſi loin, que les femmes vont ſouvent faire leurs couches à Anguille, iſle Britannique qui n’eſt éloignée que de deux lieues, afin que leurs enfans ne ſoient pas privés d’une origine regardée, dans le pays, comme la ſeule illuſtre.