Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 25

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XXV. Fondation de la colonie de Berbiche. Ses malheurs paſſés. Sa misère actuelle.

Cet établiſſement borné à l’eſt par la rivière de Corentin, & à l’oueſt par le territoire de Demerary, n’occupe que dix lieues de côte. Dans l’intérieur du pays, rien ne l’arrêteroit juſqu’à la partie des Cordelières connue ſous le nom de montagnes Bleues. Le grand fleuve qui lui a donné ſon nom embarraſſé à ſon embouchure par un banc de boue & de ſable, n’a d’abord que quatorze ou quinze pieds de profondeur : mais il en acquiert bientôt quarante ; & l’on en trouve la navigation facile juſqu’à trente-ſix lieues de la mer, terme des plantations les plus éloignées.

L’an 1626 vit jeter les premiers fondemens de la colonie. Comme on la formoit ſur une région compriſe dans l’octroi de la compagnie des Indes Occidentales, ce corps, alors puiſſant & très-protégé, ſe réſerva quelques droits & d’une manière plus particulière la vente excluſive des eſclaves. La culture du ſucre & du rocou, dont on s’occupoit uniquement, n’avoit pas fait de grands progrès, lorſqu’en 1689 quelques aventuriers François ravagèrent le pays, & n’en ſortirent qu’après s’être fait promettre 44 000 l. qui ne furent jamais payées. Des François firent encore, en 1712, une invaſion dans la colonie. Afin d’échapper au pillage & pour être débarraſſés de ces étrangers, les habitans s’engagèrent à donner 660 000 liv. Les noirs, le ſucre, les proviſions qu’on livra montèrent à 28 654 livres 4 ſols. Le reſte devoit être acquitté en Europe par les propriétaires des habitations, tous de la province de Zelande. Soit impuiſſance, ſoit raiſon, ils ſe refusèrent à un engagement pris ſans leur aveu. Trois riches particuliers d’Amſterdam remplirent cette obligation & devinrent ſeuls maîtres de Berbiche.

Leur conduite fut ſage & meſurée. Ils rétablirent les anciennes plantations ; ils introduiſirent un meilleur eſprit parmi ceux qui les exploitoient ; ils ajoutèrent la culture du cacao à celles qui étoient déjà connues : mais leurs capitaux ne ſuffiſoient pas pour élever la colonie au degré de proſpérité dont elle paroiſſoit ſuſceptible. 7 040 000 l. furent jugées néceſſaires pour ce grand objet, & il fut créé ſeize cens actions de 4 400 liv. chacune. On n’en put placer que neuf cens quarante & une, ſur leſquelles même les acquéreurs ne fournirent que 42 pour cent. Ainſi le nouveau capital ſe trouva réduit à 1 573 352 livres, dont il fallut 1 320 000 l. à l’ancienne ſociété qui cédoit toutes ſes propriétés ; de ſorte qu’il ne reſta en argent que 273 352 livres.

C’étoit bien peu pour la fin qu’on s’étoit proposée. Les intéressés en étoient eux-mêmes si convaincus, qu’en 1730 ils demandèrent que tout sujet de l’état fût autorisé à naviguer & à s’établir à Berbiche, à condition qu’il paieroit en Amérique 6 liv. de capitation pour chaque blanc & pour chaque noir qu’il placeroit sur son habitation ; 55 liv. par plantation pour la contribution ecclésiastique ; deux & demi pour cent pour toutes les marchandises qui entreroient dans la colonie ou pour les denrées qui en sortiroient ; & en Europe 3 liv. par tonneau de tout ce qu’il tireroit des ports de la république, & 3 liv. par tonneau de tout ce qu’il y enverroit. Moyennant ces redevances, la société s’engageoit à faire toutes les dépenses que le gouvernement, la défense, la police & la justice de cet établissement exigeroient. Les états-généraux jugèrent ce plan utile ; & ils lui donnèrent la sanction des loix par un décret du 6 décembre 1732.

Une fermentation assez vive fut l’heureuse suite de ce nouvel ordre de choses. Tout prospéroit, lorsqu’en 1756 ; les blancs & les blancs seulement furent attaqués d’une épidémie qui dura sept ans & en fît périr le plus grand nombre. L’état de foibleſſe où cette calamité avoit réduit Berbiche enhardit en 1763 les eſclaves à ſe révolter. À la première nouvelle du ſoulèvement, vingt ſoldats & quelques colons, échappés à la contagion, ſe réfugient dans quatre navires qui étoient dans la rivière & bientôt après dans une redoute, bâtie près de l’Océan. Les ſecours qu’on leur envoie de tous côtés, les mettent enfin en état de retourner dans leurs plantations, & même de réduire les nègres : mais ils ne règnent plus que ſur les décombres ou ſur des cadavres.

La ſociété ruinée, comme les habitans, eſt réduite à demander huit pour cent à ſes actionnaires, ce qui lui donne 330 000 liv. & à en emprunter 1 100 000 liv. de la province de Hollande à un intérêt de deux & demi pour cent. Ces ſommes ne lui ſuffiſant pas encore pour remplir ſes obligations, elle obtient, en 1774, de la république que les impôts perçus juſqu’à cette époque ſeront doublés dans la ſuite. Les nouvelles taxes jettent dans le déſeſpoir le colon déjà trop découragé par la perte totale de ſes cacaoyers & par la baiſſe énorme de ſon café. Auſſi cet établiſſement ſur lequel on avoit fondé de ſi grandes eſpérances, ne fait-il que rétrograder.

La colonie ne compte que cent quatre plantations, la plupart peu conſidérables, ſemées de loin en loin ſur les bords de la rivière de Berbiche ou ſur celle de Canje qui ſe jette dans la première, à trois lieues de la mer. On y voit ſept mille eſclaves de tout âge & de tout ſexe & deux cens cinquante blancs, ſans compter les ſoldats qui devroient former le même nombre. Ce qui y eſt annuellement recueilli de café, de ſucre, de coton eſt porté par quatre ou cinq navires dans la métropole, où il n’eſt pas vendu au-deſſus d’un million ou douze cens mille liv. Sur ce produit, il faudroit prendre un intérêt de ſix pour cent que les colons ſe ſont engagés à payer pour environ 1 760 000 liv. qu’ils ont empruntées : mais c’eſt une obligation qu’ils ſont dans l’impuiſſance de remplir. Il faut que les prêteurs ſe contentent de quatre, de trois, de deux. Pluſieurs même ne reçoivent rien.

Quoique, ſuivant les calculs remis, en 1772, aux états-généraux, les dépenſes annuelles de ſouveraineté ne paſſent pas, en Europe & en Amérique 190 564 livres, la ſociété n’en eſt pas moins dans une ſituation déſeſpérée. Depuis 1720 juſqu’en 1763, les dividendes réunis ne ſe ſont élevés qu’a 61 pour cent, ce qui ne fait année commune que . Après cette époque, il n’y a plus eu de répartition. Auſſi les actions, qui ont coûté 2200 liv. chacune, n’ont-elles plus de cours. On n’en trouveroit pas 110 livres. Il faut ſe former une autre idée de la colonie d’Eſſequebo.