Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 5

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V. Conquête de Porto-Rico par les Eſpagnols.

Quoique cette iſle eût été découverte & reconnue en 1493 Par Colomb, elle n’attira l’attention des Eſpagnols qu’en 1509 ; & ce fut l’appât de l’or qui les y fit paſſer de Saint-Domingue, ſous les ordres de Ponce de Léon. Cette nouvelle conquête devoit leur coûter.

Perſonne n’ignore que l’uſage des armes empoiſonnées, remonte aux ſiècles les plus reculés. Il précéda dans la plupart des contrées, l’invention du fer. Lorſque les dards armés de pierres, d’os, d’arêtes ſe trouvèrent des armes trop foibles pour repouſſer les bêtes féroces, on eut recours à un ſuc mortel. Ce poiſon imaginé d’abord pour la chaſſe, ſervit depuis aux guerres des peuples, ou conquérans, ou ſauvages. L’ambition & la vengeance ne connoiſſent des bornes dans leurs excès, qu’après avoir noyé durant des ſiècles des nations entières dans des fleuves de ſang. Quand on a reconnu que ce ſang ne produit rien, ou qu’à meſure qu’il groſſit dans ſon cours, il dépeuple les terres, & ne laiſſe que des déſerts ſans vie & ſans culture ; alors on convient de modérer un peu la ſoif de le répandre. On établit ce qu’on appelle le droit de la guerre ; c’eſt-à-dire, l’injuſtice dans l’injuſtice, ou l’intérêt des rois dans le maſſacre des peuples. On ne les égorge pas tous à la fois. On ſe réſerve quelques têtes de ce bétail pour repeupler le troupeau de victimes nouvelles. Ce droit de la guerre ou des gens, fait qu’on proſcrit certains abus dans l’uſage de tuer. Quand on a des armes à feu, l’on défend des armes empoiſonnées ; & quand les boulets de canon ſuffiſent, on interdit les balles mâchées. Race indigne du ciel & de la terre, être deſtructeur & tyrannique, homme ou démon, ne ceſſeras-tu point de tourmenter ce globe où tu vis un moment ? Ne finiras-tu la guerre qu’avec l’anéantiſſement de ton eſpèce ? Eh bien ! ſi tu veux le hâter, va donc chercher les poiſons du Nouveau-Monde.

De toutes les régions fociétés en plantes venimeuſes, aucune ne le fut autant que l’Amérique méridionale. Elle devoit cette fécondité malheureuſe à ſon territoire généralement fétide, comme s’il s’épuroit du limon d’un déluge.

C’étoient des lianes, fort multipliées dans les lieux humides & marécageux, qui fourniſſoient au continent le poiſon qui étoit d’un uſage univerſel. On les coupoit en morceaux qu’on faiſoit bouillir dans l’eau, juſqu’à ce que la décoction eût acquis la conſiſtance d’un ſyrop. Alors on y plongeoit des flèches qui s’imprégnoient d’un ſuc mortel. Pendant pluſieurs ſiècles ce fut avec ces armes que les ſauvages ſe firent généralement la guerre. Dans la ſuite pluſieurs de ces foibles nations ſentirent la néceſſité de renoncer à un moyen ſi deſtructeur, & le réſervèrent contre les bêtes, grandes & petites, qu’on ne pouvoit atteindre ou vaincre. Tout animal, dont la peau a été effleurée d’une de ces flèches empoiſonnées, meurt une minute après, ſans aucun ſigne de convulſion ni de douleur. Ce n’eſt pas parce que ſon ſang eſt figé, comme on l’a cru long-tems. Des expériences récentes ont fait connoître que ce poiſon mêlé dans du ſang nouvellement tiré & tout chaud, l’empêchoit de ſe coaguler, & même retardoit ſa putréfaction. Il eſt vraiſemblable que c’eſt ſur le ſyſtême nerveux que ces ſucs agiſſent. Quelques voyageurs ont attribué l’origine du mal vénérien à l’uſage où l’on étoit dans le Nouveau-Monde de ſe nourrir du gibier tué avec ces armes empoiſonnées. Tout le monde ſait aujourd’hui qu’on peut faire un uſage habituel de ces viandes ſans inconvénient.

Dans les iſles de l’Amérique, on tire moins le poiſon des lianes que des arbres : mais de tous les arbres qui produiſent la mort, le plus dangereux eſt le mancenillier.

Cet arbre eſt aſſez élevé & croît communément ſur le bord des eaux. Il a le port & les feuilles du poirier. Son tronc d’un bois ferré, peſant, veiné, propre aux ouvrages de menuiſerie, eſt recouvert d’une écorce liſſe & tendre. Il porte deux eſpèces de fleurs. Les unes ſont mâles, diſposées en chatons aux extrémités des rameaux. Elles n’ont, dans chaque calice, qu’un filet ſurmonté de deux anthères. Les femelles ſont ſolitaires. Leur piſtil devient un fruit charnu, droit, en forme de figue ou de poire qui contient un noyau très-dur, renfermant cinq ou ſix ſemences dans autant de loges. On trouve, dans toutes les parties de l’arbre & principalement entre le tronc & l’écorce, un ſuc laiteux, regardé comme un poiſon très-ſubtil qui rend l’exploitation & même l’approche de cet arbre très-dangereuſes. On ne repoſe point impunément ſous ſon ombrage, & l’eau qui dégoutte de ſes feuilles, après la pluie, occaſionne ſur la peau des ampoules, & y excite une vive démangeaiſon. Le ſuc du mancenillier eſt reçu dans des coquilles rangées autour des inciſions qu’on a faites à ſon tronc. Lorſque cette liqueur eſt un peu épaiſſie, on y trempe la pointe des flèches qui acquièrent la propriété de porter une mort prompte à tout être ſenſible, n’en fût-il que très-légèrement atteint. L’expérience prouve que ce venin conſerve ſon activité, même au-delà d’un ſiècle. De tous les lieux où ſe trouve cet arbre funeſte, Porto-Rico eſt celui où il ſe plaît le plus, où il eſt le plus multiplié. Pourquoi les premiers conquérans de l’Amérique n’ont-ils pas tous fait naufrage à cette iſle ? Mais le malheur des deux mondes a voulu qu’ils l’aient trop tard connue, & qu’ils n’y aient pas trouvé la mort due à leur avarice.

Le mancenillier ſemble n’avoir été funeſte qu’aux Américains. Les habitans de l’iſle qui le produit s’en ſervoient pour repouſſer le Caraïbe accoutumé à faire des incurſions ſur leurs côtes. Ils pouvoient employer les mêmes armes contre les Européens. L’Eſpagnol qui ignoroit alors que le ſel appliqué ſur la bleſſure, au moment du coup, en eſt le remède infaillible, auroit ſuccombé peut-être aux premières atteintes de ce poiſon. Mais il n’éprouva pas la moindre réſiſtance de la part de ces ſauvages inſulaires. Inſtruits de ce qui s’étoit paſſé dans la conquête des iſles voiſines, ils regardoient ces étrangers comme des êtres ſupérieurs à l’humanité. Ils ſe jetèrent d’eux-mêmes dans les fers. Cependant ils ne tardèrent pas à ſouhaiter de briſer le joug inſupportable qu’on leur avoit imposé. Seulement avant de le tenter, ils voulurent ſavoir ſi leurs tyrans étoient ou n’étoient pas immortels. La commiſſion en fut donnée à un cacique nommé Broyoan.

Un haſard favorable à ſes deſſeins ayant conduit chez lui Salzedo, jeune Eſpagnol qui voyageoit, il le reçut avec de grandes marques de conſidération, & lui donna à ſon départ quelques Indiens pour le ſoulager dans ſa marche, & pour lui ſervir de guides. Un de ſes ſauvages le mit ſur ſes épaules pour traverſer une rivière, le jeta dans l’eau, & l’y retint avec le ſecours de ſes compagnons, juſqu’à ce qu’il ne remuât plus. On tira enſuite le corps ſur le rivage. Dans le doute s’il étoit mort ou s’il vivoit encore, on lui demanda mille fois pardon du malheur qui étoit arrivé. Cette comédie dura trois jours. Enfin la puanteur du cadavre ayant convaincu les Indiens que les Eſpagnols pouvoient mourir, on tomba de tous côtés ſur les oppreſſeurs. Cent furent maſſacrés.

Ponce de Léon raſſemble auſſi-tôt tous les Caſtillans qui ont échappé à la conſpiration. Sans perdre de tems, il fond ſur les ſauvages déconcertés par cette bruſque attaque. Leur terreur augmente à meſure que leurs ennemis ſe multiplient. Ce peuple a la ſimplicité de croire que les nouveaux Eſpagnols qui arrivent de Saint-Domingue, ſont ceux-là même qui ont été tués & qui reſſuſcitent pour combattre. Dans cette folle perſuaſion, découragé de continuer la guerre contre des hommes qui renaiſſent de leurs cendres, il ſe remet ſous le joug. On le condamne aux mines, où il périt en peu de tems dans les travaux de l’eſclavage.