Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 1

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I. Conſidérations générales ſur l’établiſſement des colonies.

L’Histoire ne nous entretient que de conquérans qui ſe ſont occupés, au mépris du ſang & du bonheur de leurs ſujets, à étendre leur domination : mais elle ne nous préſente l’exemple d’aucun ſouverain qui ſe ſoit avisé de la reſtreindre. L’un, cependant n’auroit-il pas été auſſi ſage que l’autre a été funeſte ; & n’en ſeroit-il pas de l’étendue des empires ainſi que de la population ? Un grand empire & une grande population peuvent être deux grands maux. Peu d’hommes, mais heureux ; peu d’eſpace, mais bien gouverné. Le ſort des petits états eſt de s’étendre ; celui des grands de ſe démembrer.

L’accroiſſement de puiſſance que la plupart des gouvernemens de l’Europe ſe ſont promis de leurs poſſeſſions dans le Nouveau-Monde, m’occupe depuis trop long-tems, pour que je ne me fois pas demandé ſouvent à moi-même, pour que je n’aie pas demandé quelquefois à des hommes plus éclairés que moi, ce qu’on devoit penſer d’établiſſemens formés à ſi grands frais & avec tant de travaux dans un autre hémiſphère.

Notre véritable bonheur exige-t-il la jouiſſance des choſes que nous allons chercher ſi loin ? Sommes-nous deſtinés à conſerver éternellement des goûts auſſi factices ? L’homme eſt-il né pour errer continuellement entre le ciel & les eaux ? Eſt-il un oiſeau de paſſage, ou reſſemble-t-il aux autres animaux, dont la plus grande excurſion eſt très-limitée ? Ce qu’on retire de denrées peut-il compenſer avec avantage la perte des citoyens qui s’éloignent de leur patrie pour être détruits, ou par les maladies qui les attaquent dans la traversée, ou par le climat à leur arrivée ? À des diſtances auſſi grandes, quelle peut être l’énergie des loix de la métropole ſur les ſujets, & l’obéiſſance des ſujets à ces loix ? L’éloignement des témoins & des juges de nos actions, ne doit-il pas amener la corruption des mœurs, & avec le tems le déclin des inſtitutions les plus ſages, lorſque les vertus & la juſtice, leurs baſes fondamentales, ne ſubſiſtent plus ? Par quel lien ſolide une poſſeſſion, dont un intervalle immenſe nous sépare, nous ſera-t-elle attachée ? L’individu, dont la vie ſe paſſe à voyager, a-t-il quelque eſprit de patriotiſme ; & de tant de contrées qu’il parcourt, en eſt-il une qu’il continue à regarder comme la ſienne ? Des colonies peuvent-elles s’intéreſſer à un certain point aux malheurs ou à la proſpérité de la métropole, & la métropole ſe réjouir ou s’affliger bien ſincèrement ſur le ſort des colonies ? Les peuples ne ſe ſentent-ils pas un penchant violent à ſe gouverner eux-mêmes, ou à s’abandonner à la première puiſſance aſſez forte pour s’en emparer ? Les adminiſtrateurs qu’on leur envoie pour les gouverner ne ſont-ils pas regardés comme des tyrans qu’on égorgeroit, ſans le reſpect pour la perſonne qu’ils repréſentent ? Cet agrandiſſement n’eſt-il pas contre nature, & tout ce qui eſt contre nature ne doit-il pas finir ?

Seroit-ce un inſensé que celui qui diroit aux nations, il faut ou que votre autorité ceſſe dans l’autre continent, ou que vous en faſſiez le centre de votre empire ? Choiſiſſez. Reſtez dans cette partie du monde ; faites proſpérer la terre ſur laquelle vous marchez, vous vivez ; ou ſi l’autre hémiſphère vous offre plus de puiſſance, de force, de sûreté, de bonheur, allez vous y établir. Portez-y votre autorité ; vos armes, vos mœurs & vos loix y proſpéreront. Y penſez-vous, lorſque vous voulez commander, être obéis où vous n’êtes pas, tandis que l’abſence du chef n’eſt jamais ſans fâcheuſe conséquence dans l’enceinte étroite de ſa famille. On ne règne qu’où l’on eſt ; & encore n’eſt-ce pas une choſe facile que d’y régner dignement. Pourquoi, ô ſouverain, avez-vous raſſemblé de nombreuſes armées au centre de votre royaume ? Pourquoi vos palais ſont-ils environnés de gardes ? C’eſt que la menace toujours inſtante de vos voiſins, la ſoumiſſion de vos peuples & la sûreté de vos perſonnes ſacrées exigent ces précautions. Qui vous répondra de la fidélité de vos ſujets au loin ? Votre ſceptre ne peut atteindre à des milliers de lieues, & vos vaiſſeaux ne peuvent y ſuppléer qu’imparfaitement. Voici l’arrêt que le deſtin a prononcé ſur vos colonies. Ou vous renoncerez à elles, ou elles renonceront à vous. Songez que votre puiſſance ceſſe d’elle-même, ſur la limite naturelle de vos états.

Ces idées, qui commencent à germer dans les eſprits, les auroient révoltés au commencement du dix-ſeptième ſiècle. Tout étoit alors en fermentation dans la plupart des contrées de l’Europe. Les regards ſe tournoient généralement vers le Nouveau-Monde ; & les François paroiſſoient auſſi impatiens que les autres peuples d’y jouer un rôle.