Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 20

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XX. Premiers travaux des François à la Martinique.

Les François, devenus par cette retraite, ſeuls poſſeſſeurs de l’iſle entière, occupèrent tranquillement les poſtes qui convenoient le mieux à leurs cultures. Ils formoient alors deux claſſes. La première étoit composée de ceux qui avoient payé leur paſſage en Amérique : on les appelloit habitans. Le gouvernement leur diſtribuoit des terres en toute propriété, ſous la charge d’une redevance annuelle. Ils étoient obligés de faire la garde chacun à leur tour, & de contribuer à proportion de leurs moyens, aux dépenſes qu’exigeoient l’utilité & la sûreté communes. À leurs ordres, étoient une foule de misérables, qu’ils avoient amenés d’Europe à leurs frais, ſous le nom d’engagés. C’étoit une eſpèce d’eſclavage qui duroit trois ans. Ce terme expiré, les engagés devenoient, par le recouvrement de leur liberté, les égaux de ceux qu’ils avoient ſervis.

Les uns & les autres s’occupèrent d’abord uniquement du tabac & du coton. On y joignit bientôt le rocou & l’indigo. La culture du ſucre ne commença que vers l’an 1650. Benjamin Dacoſta, l’un de ces juifs qui puiſent leur induſtrie dans l’oppreſſion même où eſt tombée leur nation après l’avoir exercée, planta, dix ans après, des cacaotiers. Son exemple fut ſans influence juſqu’en 1684, où le chocolat devint d’un uſage aſſez commun dans la métropole. Alors, le cacao fut la reſſource de la plupart des colons, qui n’avoient pas des fonds ſuffiſans pour entreprendre la culture du ſucre. Une de ces calamités, que les ſaiſons apportent & verſent, tantôt ſur les hommes & tantôt ſur les plantes, fit périr, en 1727, tous les cacaotiers. La déſolation fut générale parmi les habitans de la Martinique. On leur préſenta le cafier, comme une planche après le naufrage.

Le miniſtère de France avoit reçu des Hollandois en préſent, deux pieds de cet arbre, qui étoient conſervés avec ſoin dans le jardin royal des plantes. On en tira deux rejetons. M. Deſclieux, chargé, en 1726, de les porter à la Martinique, ſe trouva ſur un vaiſſeau où l’eau devint rare. Il partagea, avec ſes arbuſtes, le peu qu’il en recevoit pour ſa boiſſon ; & par ce généreux ſacrifice, il parvint à ſauver la moitié du précieux dépôt qui lui avoit été confié. Sa magnanimité fut récompensée. Le café ſe multiplia avec une rapidité, avec un ſuccès extraordinaires ; & ce vertueux citoyen a joui juſqu’à la fin de 1774, avec une douce ſatiſfaction du bonheur ſi rare d’avoir ſauvé, pour ainſi dire, une colonie importante, & de l’avoir enrichie d’une nouvelle branche d’induſtrie. Indépendamment de cette reſſource, la Martinique avoit des avantages naturels, qui ſembloient devoir l’élever en peu de tems à une fortune conſidérable. De tous les établiſſemens François, elle a la plus heureuſe ſituation, par rapport aux vents qui règnent dans ces mers. Ses ports ont l’ineſtimable commodité d’offrir un aſyle sûr contre les ouragans qui déſolent ces parages. Sa poſition l’ayant rendue le ſiège du gouvernement, elle a reçu plus de faveurs, & joui d’une adminiſtration plus éclairée & moins infidèle. L’ennemi a conſtamment reſpecté la valeur de ſes habitans, & l’a rarement provoquée, ſans avoir lieu de s’en repentir. Sa paix intérieure n’a jamais été troublée, même lorſqu’en 1717, excitée par un mécontentement général, elle prit le parti, peut-être audacieux, mais conduit avec meſure, de renvoyer en Europe un gouverneur & un intendant qui la faiſoient gémir ſous le deſpotiſme de leur avarice. L’ordre, la tranquillité, l’union que colons ſurent maintenir en ce tems d’anarchie, prouvèrent plus d’averſion pour la tyrannie, que d’éloignement pour l’autorité, & juſtifièrent, en quelque ſorte, aux yeux de la métropole, ce que cette démarche avoit d’irrégulier & de contraire aux principes reçus.

Malgré tant de moyens de proſpérité, la Martinique, quoique plus avancée que les autres colonies Françoiſes, l’étoit cependant fort peu à la fin du dernier ſiècle. En 1700, elle n’avoit en tout que ſix mille cinq cens quatre-vingt-dix-ſept blancs. Le nombre des ſauvages, des mulâtres, des nègres libres, hommes, femmes, enfans, n’étoit que de cinq cens ſept. On ne comptoit que quatorze mille cinq cens ſoixante-ſix eſclaves. Tous ces objets réunis ne formoient qu’une population de vingt-un mille ſix cens quarante perſonnes. Les troupeaux ſe réduiſoient à trois mille ſix cens ſoixante-huit chevaux ou mulets, & à neuf mille deux cens dix-ſept bêtes à corne. On cultivoit un grand nombre de pieds de cacao, de tabac, de coton, & l’on exploitoit neuf indigoteries, & cent quatre-vingt-trois foibles ſucreries.