Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 3

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III. Les iſles Françoiſes languiſſent long-tems ſous des privilèges excluſifs.

Une compagnie ſe préſenta en 1626, pour exercer ce privilège. C’étoit l’uſage d’un tems où la navigation & le commerce n’avoient pas encore aſſez de vigueur pour être abandonnés à la liberté des particuliers. Elle obtint les plus grands droits. L’état lui abandonnoit pour vingt ans toutes les iſles qu’elle mettroit en valeur, & l’autoriſoit à ſe faire payer cent livres de tabac, ou cinquante livres de coton par chaque habitant depuis ſeize juſqu’à ſoixante ans. Elle devoit y jouir encore de l’avantage d’acheter & de vendre excluſivement. Un fonds qui ne fut d’abord que de 45 000 livres, & qu’on ne porta jamais au triple de cette ſomme, lui valut tous ces encouragemens.

Il ne paroiſſoit pas poſſible de rien faire d’utile avec des moyens ſi foibles. On vit cependant ſortir de Saint-Chriſtophe des eſſaims d’hommes hardis & entreprenans qui arborèrent le pavillon François dans les iſles voiſines. Si la compagnie qui excitoit l’eſprit d’invaſion par quelques privilèges, eut eu, à tous égards, une conduite bien raiſonnée, l’état ne pouvoir tarder à tirer quelque fruit de cette inquiétude. Malheureuſement elle fit ce qui a toujours fait, ce que fera toujours le monopole : l’ambition d’un gain exceſſif la rendit injuſte & cruelle. Les Hollandois, avertis de cette tyrannie, ſe préſentèrent avec des vivres & des marchandiſes, qu’ils offroient à des conditions infiniment plus modérées. On accepta leurs propoſitions. Il ſe forma dès-lors entre ces républicains & les colons, une liaiſon dont il ne fut pas poſſible de rompre le cours. Cette concurrence ne fut pas ſeulement fatale à la compagnie dans le Nouveau-Monde, où elle l’empêchoit de débiter ſes cargaiſons ; elle la pourſuivit encore dans tous les marchés de l’Europe, où les interlopes donnoient toutes les productions des iſles Françoiſes à plus bas prix. Découragés par ces revers mérités, les aſſociés tombèrent dans une inaction entière, qui les privoit de la plus grande partie de leurs bénéfices, ſans diminuer aucune de leurs charges. Dans leur déſeſpoir, ils abandonnèrent, en 1631, leur octroi à une nouvelle compagnie, qui elle-même le céda à une autre en 1642. Inutilement, le miniſtère ſacrifia à la dernière les droits qu’il s’étoit réſervés. Cette faveur ne pouvoit pas changer le mauvais eſprit qui juſqu’alors avoit été un principe conſtant de calamités. Une nouvelle révolution devint bientôt néceſſaire. Pour éviter ſa ruine totale, pour ne pas ſuccomber ſous le poids de ſes engagemens, le corps épuisé mit ſes poſſeſſions en vente. Elles furent achetées la plupart par ceux qui les conduiſoient comme gouverneurs.

Boiſſeret obtint, en 1649, pour 73 000 livres, la Guadeloupe, Marie Galande, les Saints, & tous les effets qui appartenoient à la compagnie dans ces iſles : il céda la moitié de ſon marché à Houel, ſon beau-frère. Duparquet ne paya, en 1650, que 60 000 livres, la Martinique, Sainte-Lucie, la Grenade & les Grenadins : il revendit ſept ans après au comte de Cerillac la Grenade & les Grenadins un tiers de plus que ne lui avoit coûté ſon acquiſition entière. Malthe acquit, en 1651, Saint-Chriſtophe, Saint-Martin, Saint-Barthelemi, Sainte-Croix & la Tortue, pour 40 000 écus : ils furent payés par le commandeur de Poincy qui gouvernoit ces iſles. La Religion devoit les poſſéder comme fiefs de la couronne, & n’en pouvoit confier l’admmiſtration qu’à des François.

Les nouveaux poſſeſſeurs jouirent de l’autorité la plus étendue. Ils diſpoſoient des terreins. Les places civiles & militaires étoient toutes à leur nomination. Ils avoient droit de faire grâce à ceux que leurs délégués condamnoient à mort. C’étoient de petits ſouverains. On devoit croire que régiſſant eux-mêmes leur domaine, l’agriculture y feroit des progrès rapides. Cette conjecture ſe réaliſa à un certain point, malgré les émotions qui furent vives & fréquentes ſous de tels maîtres. Cependant ce ſecond état des colonies Françoiſes ne fut pas plus utile à la nation que le premier. Les Hollandois continuoient à les approviſionner, & à en emporter les productions, qu’ils vendoient indifféremment à tous les peuples, même à celui qui, par la propriété, devoit en avoir tout le fruit.

Le mal étoit grand pour la métropole. Colbert ſe trompa ſur le choix du remède. Ce grand homme qui conduiſoit depuis quelque tems les finances & le commerce du royaume, s’étoit égaré dès les premiers pas de ſa carrière. L’habitude de vivre avec des traitans, du tems de Mazarin, l’avoit accoutumé à regarder l’argent, qui n’eſt qu’un inſtrument de circulation, comme la ſource de toute création. Pour attirer celui de l’étranger, il n’imagina pas de plus puiſſant moyen que les manufactures. Il vit dans les ateliers toutes les reſſources de l’état, & dans les artiſans tous les ſujets précieux de la monarchie. Pour multiplier cette eſpèce d’hommes, il crut devoir tenir à bas prix les denrées de première néceſſité, & rendre difficile l’exportation des grains. La production des matières premières l’occupa peu ; & il appliqua tous ſes ſoins à leur fabrication. Cette préférence donnée à l’induſtrie ſur l’agriculture, ſubjugua tous les eſprits ; & ce ſyſtême deſtructeur s’eſt malheureuſement perpétué.

Si Colbert avoit eu des idées juſtes de l’exploitation des terres, des avances qu’elle exige, de la liberté qui lui eſt néceſſaire ; il auroit pris en 1664 un parti différent de celui qu’il adopta. On ſait qu’il racheta la Guadeloupe & les iſles qui en dépendoient, pour 125 000 livres ; la Martinique pour 40 000 écus ; la Grenade pour 100 000 liv. ; toutes les poſſeſſions de Malthe pour 500 000 livres. Juſque-là ſa conduite étoit digne d’éloges : il devoit rejoindre au corps de l’état autant de branches de la ſouveraineté. Mais il ne falloit pas remettre ces importantes poſſeſſions ſous le joug d’une compagnie excluſive, que l’expérience, d’accord avec les principes, proſcrivoit également. Le miniſtère eſpéra vraiſemblablement qu’une ſociété dans laquelle on incorporoit celles d’Afrique, de Cayenne, de l’Amérique Septentrionale, & le commerce qui commençoit à ſe faire ſur les côtes de Saint-Domingue, deviendroit une puiſſance inébranlable, par les grandes combinaiſons qu’elle auroit occaſion de faire, & par la facilité de réparer d’un côté les malheurs qu’elle pourroit eſſuyer d’un autre. On crut aſſurer ſes hautes deſtinées en lui prêtant ſans intérêt pour quatre ans, le dixième du montant de ſes capitaux, en déchargeant de tous droits les denrées qu’elle porteroit dans ſes établiſſemens, & en proſcrivant autant qu’il ſeroit poſſible, la concurrence Hollandoiſe.

Malgré tant de faveurs, la compagnie n’eut pas un inſtant d’éclat. Ses fautes ſe multiplièrent en proportion de l’étendue des conceſſions dont on l’avoit accablée. L’infidélité de ſes agens, le déſeſpoir des colons, les déprédations des guerres, d’autres cauſes portèrent le plus grand déſordre dans ſes affaires. La chute de cette ſociété paroiſſoit aſſurée & prochaine en 1674 ; lorſque la cour jugea qu’il lui convenoit d’en payer les dettes qui montoient à 3 523 000 liv. & de lui rembourſer ſon capital, qui étoit de 1 287 185 l. Ces conditions généreuſes firent réunir à la maſſe de l’état des poſſeſſions précieuſes qui lui avoient été juſqu’alors comme étrangères. Les colonies furent véritablement Françoiſes ; & tous les citoyens, ſans diſtinction, eurent la liberté de s’y fixer, ou d’ouvrir des communications avec elles.