Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 35

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XXXV. La cour de Verſailles avoue ces hommes entreprenans, lorſque leur ſituation a pris de la ſtabilité, & leur donne un gouverneur.

Cet homme que la nature avoit formé pour être grand par lui-même, ſans le ſecours, ou malgré les traverſes de la fortune, avoit ſervi quinze ans dans le régiment de la Marine, lorſqu’en 1656 il paſſa dans le Nouveau-Monde. Avec les meilleures combinaiſons, il échoua dans ſes premières entrepriſes : mais la fermeté qu’il montra dans ſes malheurs, donna plus d’éclat à ſa vertu ; & les reſſources qu’il eut l’habileté de ſe procurer, ajoutèrent à l’opinion qu’on avoit de ſon génie. L’eſtime & l’attachement qu’il avoit inſpiré aux François de Saint-Domingue & de la Tortue, engagèrent le gouvernement à le charger d’en diriger, ou plutôt d’en établir la colonie.

L’exécution de ce projet étoit remplie de difficultés. Il s’agiſſoit d’élever l’ordre ſocial ſur les ruines d’une féroce anarchie ; de réduire le brigandage indépendant, ſous l’autorité ſainte & sévère des loix ; de reproduire le ſentiment de l’humanité dans des âmes endurcies par l’habitude du crime ; de ſubſtituer les inſtrumens innocens de l’agriculture aux armes deſtructives du meurtre ; de réſoudre à une vie laborieuſe des barbares accoutumés à l’oiſiveté, compagne des rapines ; d’inſpirer la patience à des hommes violens ; la préférence des fruits lents d’un travail opiniâtre, à des jouiſſances rapides, obtenues d’un coup de main ; le goût de la paix à la ſoif du ſang ; la crainte du péril à celui qui ſe plaiſoit à le chercher ; l’eſtime de la vie à celui qui la mépriſoit ; enfin le reſpect pour le privilège d’une compagnie excluſive formée en 1664 pour tous les établiſſemens François, à celui qui n’avoit jamais rien reſpecté, & qui étoit en poſſeſſion de traiter librement avec toutes les nations. Après avoir obtenu tous ces ſacrifices, il falloit par les douceurs d’une adminiſtration chérie, attirer de nouveaux habitans dans une terre dont le climat étoit auſſi décrié que la fertilité en étoit peu connue.

Dogeron eſpéra, contre l’opinion de tout le monde, qu’il réuſſiroit. L’habitude de vivre avec les hommes qu’il devoit gouverner, lui avoit appris les moyens les plus propres à les gagner : & ſes lumières n’en offroient à ſon âme honnête que de nobles & de juſtes. Les Flibuſtiers étoient déterminés à chercher des parages plus avantageux : il les retint, en leur cédant la part que ſa place lui donnoit ſur leur butin, en leur obtenant du Portugal des commiſſions pour courir ſur les Eſpagnols, même après qu’ils eurent fait la paix avec la France. C’étoit l’unique moyen d’attacher à la patrie des hommes qui en fuſſent devenus les ennemis plutôt que de renoncer au pillage. Les boucaniers ou les chaſſeurs qui ne ſouhaitoient que des reſſources pour former des habitations, trouvoient dans ſa bourſe des avances ſans intérêt, ou bien en obtenoient par ſon crédit. Pour les cultivateurs qu’il chériſſoit par préférence à tous les autres colons, il les ſecondoit par tous les encouragemens qui dépendoient de ſon induſtrieuſe activité.

Ces changemens heureux n’avoient beſoin que de prendre de la conſiſtance. Le ſage gouverneur imagina que des femmes pouvoient ſeules cimenter à jamais le bonheur des hommes & la proſpérité de la colonie, par les doux plaiſirs qui amènent la population. Cette idée étoit naturelle. Mais quelles devoient être les femmes dont on pouvoit ſe promettre des effets auſſi doux ! Des femmes nées de parens honnêtes & bien élevées, des femmes ſages & laborieuſes ; des femmes qui devinſſent un jour dignes épouſes & tendres mères. La diſette abſolue dm ſexe, dans le nouvel établiſſement, condamnoit l’autre au célibat. Dogeron ſongea à remédier à cette eſpèce d’indigence qui eſt la plus cruelle à ſupporter, & qui précipite l’homme dans la mélancolie & dans le dégoût d’une vie qui manque pour lui de l’attrait le plus puiſſant. La métropole lui fit paſſer cinquante jeunes perſonnes qu’on n’obtint qu’au plus haut prix. Bientôt après il en reçut un pareil nombre qui furent obtenues à des enchères encore plus fortes. Elles furent vendues comme des eſclaves, & achetées comme une marchandiſe ordinaire. Ce fut l’argent & non le choix de leur cœur qui décida de leur deſtinée. Qu’attendre d’unions ainſi contractées ? Cependant c’étoit la ſeule voie de ſatiſfaire la paſſion la plus impétueuſe ſans entraîner des querelles, & de propager le ſang des hommes ſans le verſer. Tous les habitans s’attendoient à voir arriver de leur patrie des compagnes qui viendroient adoucir & partager leur ſort. Ils furent trompés dans leur eſpérance. On ne leur envoya plus que des filles de joie, de viles & mépriſables créatures qui s’embarquèrent avec tous les vices de l’âme & du corps attachés à une abjecte condition dont elles étoient bien éloignées de rougir, puiſqu’elles ne montrèrent aucune répugnance à s’engager pour trois ans au ſervice des hommes. Cette manière de purger la métropole en infectant la colonie, entraîna de ſi grands déſordres, qu’on ſupprima un remède funeſte, mais ſans ſubvenir au beſoin qu’il devoit appaiſer. Par cette négligence, Saint-Domingue perdit un grand nombre de braves gens que l’inquiétude éloigna de ſes bords, & un accroiſſement de population qu’auroient pu lui procurer les colons qui lui reſtoient fidèles. La colonie s’eſt long-tems reſſentie, & ſe reſſent peut-être encore d’une faute ſi capitale.

Cette erreur n’empêcha pas que Dogeron dans le court eſpace de quatre ans, ne portât à quinze cens le nombre des cultivateurs qu’il avoit trouvé à quatre cens. Ses ſuccès augmentoient tous les jours, lorſqu’il les vit arrêtés en 1670 par un ſoulèvement dont l’incendie embrâſa la colonie entière. Perſonne ne lui imputa le malheur d’un événement où il n’avoit pas en effet la moindre part.

Lorſque cet homme vertueux fut nommé par la cour de France au gouvernement de la Tortue & de Saint-Domingue, il ne réuſſit à faire connoître ſon autorité, qu’en laiſſant eſpérer que les ports qui lui alloient être ſoumis ne ſeroient pas fermés aux étrangers. Cependant, avec l’aſcendant qu’il prit ſur les eſprits, il établit peu-à-peu dans ſa colonie, le privilège excluſif de la compagnie, qui parvint à négocier enfin ſans concurrens. Mais ſa proſpérité la rendit injuſte au point qu’elle vendoit ſes marchandiſes deux tiers de plus qu’on ne les avoit payés juſqu’alors aux Hollandois. Un monopole ſi deſtructif ſouleva les habitans. Ils prirent les armes, & ne les mirent bas, après un an de trouble, qu’à condition que tous les vaiſſeaux François auroient la liberté de trafiquer avec eux, en payant à la compagnie cinq pour cent d’entrée & de ſortie. Dogeron qui étoit l’auteur de l’accommodement, ſaiſit cette circonſtance pour ſe procurer deux bâtimens, deſtinés en apparence à porter ſes récoltes en Europe ; mais qui réellement étoient plus à ſes colons qu’à lui. Chacun y embarquoit ſes denrées pour un fret modique. Au retour, le généreux gouverneur faiſoit étaler la cargaiſon à la vue du public. Tous y prenoient ce dont ils avoient beſoin, non ſeulement au prix de l’achat primitif, mais à crédit, ſans intérêt, & même ſans billet. Dogeron avoit imaginé qu’il leur donneroit de la probité, de l’élévation, en ſe contentant de leur promeſſe verbale pour toute ſûreté. Il fit voir par cette conduite que le cœur humain lui étoit bien connu. Celui que vous avez avili à ſes propres yeux par de la méfiance, n’ayant rien à perdre dans votre eſprit, ne ſe fera aucun ſcrupule de ſe montrer dans l’occaſion, fourbe, lâche, traître, impoſteur tel qu’il eſt, ou même peut-être tel qu’il n’eſt pas, mais tel qu’il ſait que vous l’avez jugé ; tandis que celui auquel vous avez témoigné de l’eſtime, ne ſe dégradera point s’il le méritoit, ou ſe piquera d’honneur s’il ne le méritoit pas. Suppoſer aux hommes des vertus ou des vices, c’eſt ſouvent un moyen de leur en donner. La mort ſurprit en 1675 Dogeron au milieu de ces ſoins paternels.

Miniſtres & dépoſitaires de l’autorité royale. Au lieu de ces longues & inutiles inſtructions, dreſſées par des commis auſſi ignorans qu’avides, & remiſes à ceux que vous prépoſez à l’adminiſtration des colonies, qui ne les ouvrent que pour les mépriſer ; faites écrire pour leur uſage la vie de Dogeron, & qu’elle finiſſe par ces mots : Ayez les vertus de cet homme, & conformez votre conduite à la ſienne.

Ô Dogeron ! la cendre inhonorée repoſe dans quelque endroit peut-être inconnu de Saint-Domingue ou de la Tortue. Mais ſi la mémoire s’eſt éteinte dans ces contrées ; ſi ton nom tranſmis des pères aux enfans ne s’y prononce pas avec attendriſſement : les neveux des colons que tu rendis heureux par tes talens, ton déſintéreſſement, ton courage, la patience & tes travaux, ſont des ingrats qui ne méritent pas d’autres gouverneurs que la plupart de ceux qu’on leur envoie.

Dogeron laiſſa pour tout héritage des exemples patriotiques à ſuivre, des vertus humaines & ſociales à cultiver. Pouancey lui ſuccéda : mais avec les qualités de ſon oncle, il ne fut pas auſſi grand, parce qu’il marcha ſur ſes traces par eſprit d’imitation plutôt que par caractère. Cependant la multitude qui ne fait pas ces diſtinctions, n’accorda guère moins de confiance à l’un qu’à l’autre ; & ils eurent tous deux la gloire & le bonheur de donner une forme & de la ſtabilité à la colonie, ſans loix & ſans ſoldats. Leur ſens naturel & leur droiture reconnue terminoient à la ſatisfaction de tout le monde, les différends qui s’élevoient, entre les particuliers ; & l’ordre public étoit maintenu par cette autorité que prend naturellement le mérite perſonnel.

Une conſtitution ſi ſage ne pouvoit durer. Il falloit trop de vertu pour la perpétuer. On s’aperçut en 1685 que tous les liens ſe relâchoient : & l’on tira de la Martinique, où la police avoit déjà pris de bonnes racines, deux adminiſtrateurs qui furent chargés d’établir la règle & la ſubordination à Saint-Domingue. Ces légiſlateurs aſſurèrent l’ouvrage de la civiliſation, en formant des tribunaux de juſtice en différens quartiers, ſous la réviſion d’un conſeil ſupérieur qui fut érigé au petit Goave. Cette juriſdiction devenant trop étendue avec le tems, on créa en 1701 un ſemblable tribunal au cap François, pour la partie du Nord.

Toutes ces innovations pouvoient éprouver des difficultés. Il étoit à craindre que les chaſſeurs & les corſaires qui formoient le gros de la population, ennemis du frein qu’on mettoit à leur licence, ne ſe retirâſſent chez les Eſpagnols & à la Jamaïque, où l’offre séduiſante de grands avantages ſembloit les appeler. Les cultivateurs eux-mêmes y étoient comme attirés, par le dégoût que leur donnoit le vil prix de leurs productions, dont le commerce étoit chargé d’entraves continuelles. On gagna les premiers à force de careſſes, & les ſeconds par la perſpective d’un changement dans leur ſituation, qui étoit vraiment défſeſpérée.

Les cuirs, fruit unique des courſes des boucaniers, avoient été le premier objet d’exportation de Saint-Domingue. La culture y ajouta depuis le tabac qui trouvoit un débit avantageux chez toutes les nations. Il fut bientôt gêné par une compagnie excluſive. On la ſupprima, mais inutilement pour la vente du tabac, puiſqu’elle fut miſe en ferme. Les habitans eſpérant pour prix de leur ſoumiſſion, quelque faveur du gouvernement, offrirent au roi de lui donner, affranchi de tous frais, même de celui du fret, le quart de tout le tabac qu’ils enverroient dans le royaume, à condition qu’ils auroient la diſpoſition libre des trois autres quarts. Ils prouvoient que cette voie apporteroit au fiſc plus de revenu que les quarante ſols pour cent qu’il retiroit du fermier. Des intérêts particuliers firent rejeter une ouverture ſi raiſonnable.

Dans ces circonſtances, je ſuis toujours étonné de la patience des opprimés. Je me demande pourquoi ils ne ſe raſſemblent pas tous ; & ſe tranſportant chez l’homme du miniſtère qui les gouverne, ils ne lui diſent pas ; « Nous ſommes las d’une autorité qui nous vexe. Sortez de notre contrée, & allez dire à celui que vous repréſentez ici que nous ne ſommes pas des rebelles, parce que c’eſt contre un bon roi qu’on ſe révolte, & qu’il n’eſt qu’un tyran contre lequel nous avons le droit de nous ſoulever. Ajoutez que s’il eſt jaloux de poſſéder une contrée déſerte, il ſera bientôt ſatiſfait : car nous ſommes tous réſolus à périr, plutôt que de vivre plus long-tems malheureux ſous une adminiſtration injuſte ». Le colon ne prit pas le parti du déſeſpoir : mais dans ſon dépit il tourna heureuſement ſon activité vers la culture de l’indigo & du cacao. Le coton le tenta par les richeſſes que cette plante avoit données aux Eſpagnols dans les premiers tems : mais il s’en dégoûta bientôt, on ne ſait pour quelle raiſon, & l’abandonna au point que quelques années après, on ne voyoit pas un ſeul cotonnier ſur pied.

Juſqu’alors les travaux avoient été faits par les engagés, & par les plus pauvres des habitans. Des expéditions heureuſes ſur les terres des Eſpagnols, procurèrent quelques nègres. Leur nombre fut un peu groſſi par deux ou trois vaiſſeaux François, & beaucoup plus par les priſes qu’on fit ſur les Anglois durant la guerre de l688, par une deſcente à la Jamaïque, d’où l’on en enleva trois mille en 1694. C’étoient des inſtrumens ſans leſquels on ne pouvoit entreprendre la culture du ſucre : mais ils ne ſuffiſoient pas. Il falloit des richeſſes pour élever des bâtimens, pour ſe procurer des uſtenſiles. Le gain que firent quelques habitans avec les Flibuſtiers, dont les expéditions étoient toujours heureuſes, les mit en état d’employer les eſclaves. On ſe livra donc à la plantation de ces cannes, qui font paſſer l’or du Mexique aux mains des nations qui n’ont au lieu de mines que des terres fécondes.