Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 38

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XXXVIII. Établiſſemens formés dans la partie du Sud de S. Domingue.

La partie du Sud, occupée par cette nation, s’étend actuellement depuis la Pointe-à-Pitre juſqu’au cap Tiburon. À l’époque de leurs conquêtes dans le Nouveau-Monde, les Eſpagnols avoient bâti ſur cette côte deux grandes bourgades qu’ils abandonnèrent dans des jours moins brillans. La place qu’on laiſſoit vuide ne fut pas d’abord remplie par les François qui devoient craindre le voiſinage de San-Domingo, où étoient concentrées les principales forces de la puiſſance ſur la ruine de laquelle ils s’élevoient. Leurs corſaires, qui s’aſſembloient ordinairement dans la petite iſle à Vache, pour courir ſur les Caſtillans, & pour y partager le butin qu’ils avoient fait, enhardirent quelques cultivateurs à commencer, en 1673, un petit établiſſement dans le continent. Preſque auſſi-tôt détruit, il ne fut repris qu’aſſez long-tems après. La compagnie établie pour l’affermir & pour l’étendre, remplit mal ſes obligations. Il dut ſes progrès aux Anglois de la Jamaïque & aux Hollandois du Curaçao, qui, s’étant avisés d’y porter des eſclaves, retiroient ſeuls les productions d’un ſol, que ſeuls ils mettoient en valeur. Ce ne fut qu’en 1740 que les négocians de la métropole ouvrirent les yeux. Depuis cette époque, ils ont un peu fréquenté cette partie de la colonie, malgré les vents qui en rendent ſouvent la ſortie longue & difficile.

Le quartier, qui eſt à l’Eſt de tous les autres établiſſemens, ſe nomme Jacmel. Il eſt formé par trois paroiſſes qui occupent trente-ſix lieues de côte, ſur une profondeur médiocre & très-inégale. Ce vaſte eſpace eſt rempli par cent-ſoixante caféyères, ſoixante-deux indigoteries, & ſoixante cotonneries. La plupart de leurs cultivateurs ſont pauvres, & ne peuvent jamais devenir bien riches. Un terrein généralement montueux, pierreux, exposé aux séchereſſes, leur défend d’aſpirer à l’opulence. Cette ambition n’eſt permiſe qu’à ceux qui partagent la plaine de Jacmel. Il y a vingt habitations très-vaſtes, dont dix ſeulement ſont arrosées, quoique toutes ſoient ſuſceptibles de cet avantage : c’eſt-là que, dans un ſol usé, on fait de l’indigo qui demanderoit des terres vierges. Lorſque les bras & les autres moyens d’une grande exploitation ne manqueront plus, on lui ſubſtituera le ſucre, qui réuſſit, auſſi-bien qu’on puiſſe le déſirer, dans la ſeule plantation où on ait commencé à le cultiver.

Aquin a quinze lieues ſur le rivage de la mer, & trois, quatre, quelquefois ſix lieues dans l’intérieur des terres. Cet établiſſement compte quarante plantations en indigo, vingt en café & neuf en coton. Ses montagnes, moins élevées que celles qui les joignent, ne jouiſſent par cette raiſon que de peu de ſources, que de peu de pluies, & ne promettent qu’une grande abondance de coton qu’on leur demandera quelque jour ſans doute. Pour ce qui concerne les plaines, elles furent autrefois aſſez floriſſantes : mais les séchereſſes, qui ont graduellement augmenté à meſure que le pays s’eſt découvert, ont de plus en plus diminué la quantité & la qualité de l’indigo qui faiſoit toute leur richeſſe. Cette plante, qui laiſſe la terre preſqu’habituellement exposée aux ardeurs d’un ſoleil brûlant, doit être remplacée par le ſucre qui la tiendra couverte dix-huit mois de ſuite, & y conſervera long-tems les moindres fraîcheurs. Déjà, quatre habitans des plus aisés ont fait ce changement dans leurs plantations. La nature du ſol permet à vingt-cinq colons de ſuivre cet exemple ; & ils s’y détermineront ſans doute, lorſqu’ils en auront acquis les moyens, lorſque les eaux de la rivière Serpente auront été ſagement diſtribuées. Dans l’état actuel des choſes, toutes les productions du quartier ſe réuniſſent dans un ſeul bourg très-enfoncé dans les terres. L’impoſſibilité de les tranſporter ſur la côte dans la ſaiſon des pluies, les frais indiſpenſables pour les y voiturer dans les tems même les plus favorables, avoient fait imaginer de former cet entrepôt ſur les bords d’une baie profonde où l’on embarque les denrées. Mais cette poſition n’offre pas un arpent de terre qu’on puiſſe cultiver ; mais on n’y trouve point d’eau potable ; mais les eaux ſtagnantes de la mer y corrompent l’air. Ces raiſons ont fait perdre de vue un projet, dont les inconvéniens ſurpaſſoient les avantages.

Saint-Louis eſt une eſpèce de bourgade qui, quoique bâtie au commencement du ſiècle, n’a qu’une cinquantaine de maiſons. Un très-bon port, même pour les vaiſſeaux de ligne, décida cet établiſſement. Sur un iflet ſitué à l’entrée de la rade, on éleva des fortifications conſidérables qui, en 1748, furent détruites par les Anglois, & qui depuis n’ont pas été rétablies. Le territoire de ce quartier s’étend cinq à ſix lieues ſur la côte. Ses montagnes, encore couvertes de bois d’acajou, ſont la plupart ſuſceptibles de culture ; ſa plaine inégale offre quelquefois un ſol fertile, & ſes nombreux marais peuvent être deſſéchés. On n’y compte que vingt cafeyères, quinze indigoteries, ſix cotonneries & deux ſucreries. Cette dernière production réuſſiroit dans dix ou douze plantations, ſur-tout ſi elles étoient arrosées par les eaux de la rivière Saint-Louis, comme on le croit très-praticable.

Cavaillon n’occupe que trois lieues ſur les bords de l’océan. C’eſt une grande gorge qui s’étend huit ou neuf lieues dans les terres. Elle eſt partagée par une aſſez grande rivière qui, malheureuſement dans les groſſes pluies, ſe répand au loin & cauſe ſouvent de grands malheurs. À deux lieues de ſon embouchure eſt un petit bourg où arrivent les navires & où ils chargent les denrées que fourniſſent vingt plantations de café, dix d’indigo, ſix de coton & dix-ſept de ſucre. Le nombre des dernières pourroit être aisément doublé dans une plaine qui a cinq ou ſix mille quarreaux d’étendue : mais les trois les plus floriſſantes de celles qui exiſtent ont à peine atteint la moitié de leur culture ; & les autres ne donnent qu’un foible produit & de mauvaiſe qualité. Les montagnes, quoique couvertes d’une terre excellente, ne rempliſſent pas le vuide. Les conceſſions que le gouvernement y a faites reſteront incultes, juſqu’à ce qu’on ait pratiqué des chemins pour l’extraction des denrées. Cette entrepriſe, qui eſt au-deſſus des moyens des habitans, devroit être exécutée par les troupes. L’oiſiveté & des marais infects ont engourdi juſqu’ici les ſoldats, les ont fait périr ſur les rivages de la mer : la fraîcheur des lieux élevés, l’air pur qu’on y reſpire, un travail modéré, l’aiſance dont il ſeroit juſte de les faire jouir : toutes ces cauſes réunies ne les maintiendroient-elles pas dans leurs forces naturelles, n’aſſureroient-elles pas leur conſervation ?

La plaine du fonds de l’Iſle-à-Vache, contient vingt-cinq mille quarreaux d’un ſol excellent par-tout, à l’exception de quelques parties que les torrens ont couvertes de gravier, & d’un petit nombre de marais, dont le deſſéchement ne ſerait pas difficile. Il s’y eſt ſucceſſivement formé quatre-vingt-trois ſucreries, & l’on peut y en établir encore environ cinquante. Celles qui exiſtent n’ont guère qu’un tiers de leur domaine en valeur ; & cependant elles donnent une immenſe quantité de ſucre brut. Qu’on juge de ce que le territoire entier en fourniroit, s’il étoit convenablement exploité. On pourroit compter ſur un produit d’autant plus régulier, que les pluies manquent moins ſouvent dans ce quartier que dans les autres, & que trois rivières qui y coulent, s’offrent pour ainſi dire d’elles-mêmes, pour l’arroſement de toutes les plantations.

Le ſucre & l’indigo qui croiſſent dans la plaine ; le café & le coton qui deſcendent des montagnes : tout eſt porté à la ville des Cayes, formée par près de quatre cens maiſons, toutes enfoncées dans un terrein marécageux, & la plupart environnées d’une eau croupiſſante. L’air qu’on reſpire dans ce séjour, manque également de reſſort & de ſalubrité.

Cet entrepôt a été comme jeté ſans réflexion dans l’enfoncement d’une rade qui n’a que trois paſſes, dont la profondeur, inſuffiſante en elle-même, diminue encore tous les jours. Le mouillage y eſt fort reſſerré, & ſi dangereux durant l’équinoxe, que les bâtimens qui s’y trouvent alors, périſſent très-ſouvent, La grande quantité de vaſe qu’y dépoſent les eaux de la ravine du ſud, s’accroît au point que dans vingt ans, on n’y pourra plus entrer. Le canal, formé par le voiſinage de l’Iſle-à-Vache, n’y ſert qu’à gêner la ſortie des navigateurs. Ses anſes ſont le repaire des corſaires de la Jamaïque. C’eſt-là que croiſant ſans voiles & voyant ſans être vus, ils ont toujours l’avantage du vent, ſur des bâtimens auxquels la force & le lit conſtant des vents, ne permettent pas de paſſer au-deſſus de l’iſle. S’il étoit poſſible que des vaiſſeaux de guerre relâchaſſent dans ce mauvais port, l’impoſſibilité de vaincre cet obſtacle & celui des courans, pour gagner le vent de l’iſle, les forceroit de ſuivre la route des navires marchands. Ainſi, doublant la pointe de Labacou, l’un après l’autre, à cauſe des bas fonds, ces vaiſſeaux, qui ſe trouveroient entre la terre & le feu de l’ennemi, avec le déſavantage du vent, ſeroient infailliblement détruits par une eſcadre inférieure.

La mauvaiſe température de la ville, le vice de ſa rade ont fait déſirer à la cour de Verſailles que les affaires qui s’y traitent, ſe portâſſent à Saint-Louis. Ses efforts ont été inutiles, & ils devoient l’être ; parce qu’il eſt tout ſimple que les échanges s’établiſſent dans l’endroit qui produit & conſomme davantage. S’obſtiner à contrarier encore cet ordre de choſes preſcrit par la nature, ce ſeroit retarder en pure perte les progrès d’un bon établiſſement. Les caprices même de l’induſtrie méritent l’indulgence du gouvernement. La moindre inquiétude du négociant le conduit à la défiance. Les raiſonnemens politiques & militaires ne peuvent rien contre ceux de l’intérêt. Le commerce ne proſpère que dans un terrein qu’il a choiſi lui-même. Tout genre de contrainte l’effraie.

Ce que le miniſtère de France peut raiſonnablement ſe propoſer, c’eſt de retirer les tribunaux de Saint-Louis, qui n’eſt & ne ſera jamais rien, pour les donner aux Cayes, où la population & les productions, déjà conſidérables, doivent beaucoup augmenter ; c’eſt de former un lit à une ravine dont les débordemens furieux cauſent ſouvent des ravages inexprimables ; c’eſt de purifier & de fortifier un peu la ville. On feroit l’un & l’autre, en creuſant tout autour un foſſé, dont les déblais ſerviroient à combler les lagons intérieurs. Le ſol, exhauſſé par ce travail, ſe deſſécheroit lui-même. L’eau de la rivière, qu’on feroit couler par une pente naturelle dans ce foſſé profond, mettroit la ville, avec le ſecours de quelques fortifications, à l’abri des entrepriſes des corſaires, aſſureroit même une défenſe momentanée, qui donneroit les moyens de capituler devant une foible eſcadre.

On peut, on doit aller plus loin. Pourquoi ne pas donner un port factice à un entrepôt important, qui bientôt ſe trouvera bouché ? Les navires marchands, qui vont chercher un aſyle à la baie des Flamands, ſituée à deux lieues au vent des Cayes, ſemblent y avoir déſigné d’avance le havre dont cette ville a beſoin. Ce port peut contenir un grand nombre de vaiſſeaux, même de guerre, à l’abri de tous les vents ; il leur offre pluſieurs carénages, il leur permet de doubler au vent de l’Iſle-à-Vache, & de conſerver avec la ville un cabotage qui, protégé par des batteries bien diſtribuées, ſeroit reſpecté de tous les corſaires. Un ſeul inconvénient diminue la faveur de cette poſition. C’eſt que la qualité du fonds & le calme de la mer, y rendent la piqure des vers plus commune qu’ailleurs, & plus dangereuſe pour les vaiſſeaux.

L’Abacou eſt une péninſule que l’abondance & la qualité de ſon indigo, rendirent autrefois floriſſante. Depuis que cette plante vorace a détruit tout principe de végétation, ſur les petites collines très-multipliées de ce quartier, on ne cultive avec quelques ſuccès que les bords de la mer, enrichis de la dépouille des terres ſupérieures. Cette dégradation a déterminé un aſſez grand nombre de colons à porter ailleurs leur activité. Ceux qui par habitude ou par raiſon ont persévéré dans leurs plantations, ſe ſont agrandis de tout ce qui étoit à leur bienséance. Ils ſe ſoutiennent encore en laiſſant repoſer une partie de leur héritage, pendant que l’autre eſt miſe en valeur : mais cette reſſource n’eſt pas ce qu’elle ſeroit en Europe. C’eſt l’opinion des habitans eux-mêmes, qui dirigent leur induſtrie vers le ſucre, autant que leur fortune & leur crédit le leur permettent.

C’eſt ſur les hauteurs défrichées, épuisées de ce quartier, qu’il conviendroit de multiplier les troupeaux. Le gouvernement s’eſt mépris, lorſqu’il a concédé des montagnes, ſous la condition qu’on les couvriroit de bêtes à corne. Outre qu’il n’étoit pas raiſonnable d’employer en pâturages des terres vierges, qu’on pouvoit rendre plus productives pour l’état ; il étoit impoſſible d’eſpérer que des hommes entreprenans ſe feroient paſteurs, lorſqu’ils pouvoient tirer un meilleur parti de leur atelier, à quelque culture qu’ils l’employâſſent. On peut même aſſurer que les beſtiaux ſeront toujours infiniment rares à Saint-Domingue, même dans les lieux qui ne peuvent pas avoir une autre deſtination, tout le tems que le monopole des boucheries ſubſiſtera dans la colonie.

Les Coteaux occupent environ dix lieues de rivage, ſur une profondeur de deux juſqu’à cinq lieues. Par-tout on trouve de petites anſes où le débarquement eſt facile, ſans qu’aucune offre une abri sûr contre les mauvais tems. Le quartier contient vingt-quatre cafeyères, trois cotonneries, ſoixante-ſix indigoteries. Cette dernière production y a moins diminué en quantité, y a moins dégénéré en qualité qu’ailleurs, avantages qu’il faut attribuer à la nature & à la diſpoſition du terrein. Cependant le tems ne paroît pas éloigné où les bords de la mer verront s’élever quatorze ou quinze ſucreries, ſur les débris de la culture ancienne. L’habitude & la facilité d’obtenir des eſclaves par des liaiſons interlopes, rendront la révolution facile.

Tiburon, qui a douze lieues d’étendue ſur les bords de la mer, & deux, trois, quatre dans l’intérieur des terres, termine la côte. La rade de ce cap n’offre pas un abri ſuffiſant contre les tempêtes : mais des batteries bien placées en peuvent faire un lieu de retraite & de protection, pour les bâtimens François, pourſuivis en tems de guerre dans ces parages. Cet établiſſement a quatre habitations en coton, trente en indigo & trente-ſept en café. Depuis la paix, il s’y eſt formé quatre ſucreries, dont le nombre peut s’élever à ſeize.