Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 41

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XLI. Réflexions ſur le peu d’intérêt que les métropoles & les colonies prennent les unes aux autres.

Les colonies nous offrent quelques phénomènes contradictoires qu’il eſt impoſſible de nier, & qui ſemblent difficiles à concilier.

Eſtimons-nous beaucoup les productions des colonies ? Je crois qu’on n’en ſauroit douter. Pourquoi donc prenons-nous ſi peu d’intérêt à leur proſpérité & à la conſervation des colons ? Que la fureur d’un ouragan ait enſeveli des milliers de ces malheureux ſous la ruine de leurs habitations, & le dégât de leurs poſſeſſions, nous nous en occupons moins que d’un duel ou d’un aſſaſſinat commis à notre porte. Qu’une vaſte contrée de ce continent éloigné continue d’être dévaſtée par quelque épidémie, on s’en entretient ici plus froidement que du retour incertain d’une petite-vérole inoculée. Que les horreurs de la diſette réduiſent les habitans de Saint-Domingue ou de la Martinique à chercher leur nourriture dans la campagne, ou à ſe dévorer les uns les autres, nous y prendrons moins de part qu’au fléau d’une grêle qui auroit haché les moiſſons de quelques-uns de nos villages. Il eſt aſſez naturel de penſer que cette indifférence eſt un effet de l’éloignement, & que les colons ne ſont pas plus ſenſibles à nos malheurs que nous aux leurs.

Mais, réplique-t-on, nos villes ſont contiguës à nos campagnes. Nous avons ſans ceſſe ſous les yeux la misère de leurs habitans. Nous n’en déſirons pas moins d’abondantes récoltes en tout genre, & l’on ne peut guère pouſſer plus loin le mépris pour l’encouragement, la multiplication & la conſervation du cultivateur. D’où naît cette étonnante contradiction ? De ce que nous ſommes ſous dans la manière dont nous en uſons avec nos colons, & inhumains & fous dans notre conduite avec nos payſans, puiſque nous voulons la choſe de près & de loin ; & que ni de près ni de loin, nous n’en voulons les moyens.

Mais comment arrive-t-il que cette inconséquence des peuples, ſoit auſſi le vice des gouvernemens ? C’eſt qu’il y a, ſelon toute apparence, plus de jaloufie que de véritable intérêt, ſoit dans l’acquiſition, ſoit dans la conſervation de cette eſpèce de propriété lointaine ; c’eſt que les fouverains ne comptent guère les colons au nombre de leurs ſujets. Le dirai-je ? oui je le dirai, puiſque je le penſe ; c’eſt qu’une invaſion de la mer qui engloutiroit cette portion de leur domaine, les affecteroit moins que la perte qu’ils en feroient par l’invaſion d’une puiſſance rivale. Il leur importe peu que ces hommes meurent ou vivent, pourvu qu’ils n’appartiennent pas à un autre. Je m’adreſſerai donc d’abord aux ſouverains, & je leur dirai : ou abandonnez ces hommes à leur ſort, ou ſecourez-les ; enſuite aux colons, & je leur dirai : implorez l’aſſiſtance de la métropole à laquelle vous êtes ſoumis ; & ſi vous en éprouvez un refus, rompez avec elle. C’eſt trop que d’avoir à ſupporter à la fois la misère, l’indifférence & l’eſclavage.

Mais pourquoi les colonies ſont-elles & plus mal adminiſtrées, & plus malheureuſes encore ſous les puiſſances, à la force & à la ſplendeur deſquelles elles ſont le plus néceſſaires ? C’eſt que ces puiſſances ſont encore plus folles que nous. C’eſt que plus commerçantes, l’eſprit de l’adminiſtration eſt encore plus cruel. C’eſt que ſemblables au fermier qui n’eſt pas sûr de jouir d’un nouveau bail, elles épuiſent une terre qui peut d’une année à une autre, paſſer entre les mains d’un nouveau poſſeſſeur. Lorſque les provinces d’un état ſont contiguës, les plus voiſines de la frontière ſont les plus ménagées. C’eſt tout le contraire pour les colonies. On les vexe par la ſeule crainte que dans une circonſtance périlleuſe, le ménagement qu’on auroit eu pour elle ne fut en pure perte.