Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 44

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XLIV. Nature & quantité des productions que la France reçoit annuellement de ſa colonie de S. Domingue.

Toutes les productions de Saint-Domingue ſe réduiſoient, en 1720, à vingt-un million peſant de ſucre brut ; à un million quatre cens mille livres de ſucre terré ; à un million deux cens mille livres d’indigo. Ces denrées ſe ſont rapidement & prodigieuſement accrues. On y a ajouté le coton & le café vers 1737. La culture même du cacao a été repriſe, mais un peu plus tard.

En 1775, la France reçut de cette colonie ſur trois cens cinquante-trois navires, un million deux cens trente mille ſix cens ſoixante-treize quintaux ſoizante-dix liv. de ſucre qui valurent 44 738 139 l. 2 s. 2 den. ; quatre cens cinquante-neuf mille trois cens trente-neuf quintaux quarante-une liv. de café, qui valurent 21 818 621 l. 19 s. 6 den. ; dix-huit mille quatre-vingt-ſix quintaux vingt-neuf livres d’indigo, qui valurent 15 373 346 l. 10 ſols ; cinq mille ſept cens quatre-vingt-ſept quintaux ſoixante-quatre livres de cacao, qui valurent 405 134 liv. 16 s. ; cinq cens dix-huit quintaux ſoixante-une livres de rocou qui valurent 32 663 liv. 2 ſols 6 den. ; vingt-ſix mille huit cens quatre-vingt douze quintaux quatre-vingt-deux livres de coton, qui valurent 6 723 205 l. ; quatorze mille cent vingt-quatre cuirs, qui valurent 164 657 liv. ; quarante-trois quintaux quarante-ſix livres de carret, qui valurent 43 460 l. ; quatre-vingt-dix quintaux dix-neuf livres de canefice, qui valurent 2 435 l. 0 s. Il d. ; quatre-vingt-douze mille ſept cens quarante-ſix quintaux quatre-vingt-douze livres de bois, qui valurent 908 368 livres 3 ſols 8 deniers ; en menues productions, dont quelques-unes appartenoient aux autres colonies 1 352 148 livres ; & enfin en argent 2 600 000 liv. Réuniſſez toutes ces ſommes, & vous trouverez un revenu de 94 162 178 livres 16 ſols 9 deniers.

Si, aux 94 162 178 l. 16 s. 9 den. produits par Saint-Domingue, on ajoute les 488 598 l. 3 s. 3 den. produits par Cayenne ; ſi l’on y ajoute les 18 975 974 l. 1 s. 10 d. produits par la Martinique ; ſi l’on y ajoute les 12 751 404 l. 16 s. 10 den. produits par la Guadeloupe, l’on verra qu’en 1775, la France reçut de ſes poſſeſſions du nouvel hémiſphère ſur cinq cens ſoixante-deux navires 126 378 155 liv. 18 s. 8 deniers.

Le royaume ne conſomma de ces productions que pour 52 793 763 l. 5 s. 8 deniers. Il en vendit donc à l’étranger pour 73 584 392 l. 13 ſols.

Cette grande exportation fut formée par un million quarante mille neuf cens quatre-vingt-dix-huit quintaux ſoixante-ſix livres de ſucre, qui rendirent 38 703 463 liv. ; par cinq cens mille cinq cens quatre-vingt-deux quintaux quarante-ſix livres de café, qui rendirent 23 727 608 liv. 13 ſols ; par onze mille trois cens ſix quintaux trente-huit livres d’indigo, qui rendirent 9 610 423 liv. ; par ſept mille neuf cens vingt-deux quintaux ſoixante-quinze liv. de cacao, qui rendirent 554 592 l. 10 ſols ; par quinze cens trente-un quintaux ſoixante-dix-huit livres de rocou, qui rendirent 95 838 liv. ; par mille vingt quintaux onze liv. de coton, qui rendirent 255 027 liv. 10 ſols ; par douze cens ſept quintaux cinquante-neuf livres de canefice, qui rendirent 32 605 liv. ; par quarante-un mille huit cens huit quintaux vingt livres de bois, qui rendirent 598 723 liv. ; par cinq cens ſoixante-huit cuirs, qui rendirent 5 112 liv. ; par cent livres de carret, qui rendit 1 000 livres.

Pour revenir à Saint-Domingue, ſes étonnantes richeſſes étoient produites par trois cens quatre-vingt-cinq ſucreries en brut & deux cens ſoixante-trois en terré ; par deux mille cinq cens quatre-vingt-ſept indigoteries ; par quatorze millions dix-huit mille trois cens trente-ſix cotonniers ; par quatre-vingt-douze millions huit cens quatre-vingt-treize mille quatre cens cinq cafiers ; par ſept cens cinquante-ſept mille ſix cens quatre-vingt-onze cacaoyers.

À la même époque, la colonie avoit pour ſes troupeaux ſoixante-quinze mille neuf cens cinquante-huit chevaux ou mulets, & ſoixante-dix-ſept mille neuf cens quatre bêtes à corne. Elle avoit pour ſes vivres ſept millions ſept cens cinquante-ſix mille deux cens vingt-cinq bananiers ; un million cent ſoixante-dix-huit mille deux cens vingt-neuf foſſes de manioc ; douze mille ſept cens trente-quatre quarreaux de mais ; dix-huit mille ſept cens trente-huit de patates ; onze mille huit cens vingt-cinq d’ignames, & ſept mille quarante-ſix de petit mil.

Les travaux occupoient trente-deux mille ſix cens cinquante-blancs de tout âge & de tout ſexe ; ſix mille trente-ſix nègres ou mulâtres libres, & environ trois cens mille eſclaves. Le dénombrement de l’année ne portoit, il eſt vrai, qu’à deux cens quarante mille quatre-vingt-quinze le nombre de ces malheureux captifs : mais il eſt connu qu’alors chaque cultivateur en déroboit le plus qu’il pouvoit aux recherches du fiſc, pour ſe ſouſtraire à la rigueur des impoſitions.

Ces cultures, ces habitans ſont répartis ſur quarante-ſix paroiſſes. Il y en a dont la circonférence eſt de vingt lieues. Les limites d’un grand nombre ne ſont pas fixées. La plupart n’ont que des cabanes ou des ruines pour égliſe. Dans preſque aucune, le ſervice public ne ſe fait avec la décence convenable. Celles du Sud & de l’Oueſt ſont dirigées par des dominicains ; & celles du Nord, par des capucins qui ont ſuccédé aux jéſuites. Toutes ont un bourg ou une ville.

Les bourgs ſont formés par les boutiques de quelques marchands, par les ateliers de quelques artiſans, les uns & les autres conſtruits autour du preſbytère. Il s’y établit les jours de fête une eſpèce de marché où les eſclaves viennent troquer les fruits, les volailles, les autres petites denrées qui leur ſont propres, contre des meubles, des vêtemens, des parures qui, quoique de peu de valeur, leur procurent quelques commodités, & les diſtinguent de ceux de leurs ſemblables, qui n’ont pas les mêmes jouiſſances. On ne ſauroit aſſez s’indigner que la tyrannie les pourſuive au milieu de ces foibles échanges ; & que les vils ſatellites de la juſtice, chargés de la police de ces aſſemblées, faſſent ſentir à ces infortunés la dureté de leur condition, juſques dans les courts inſtans de relâche, qui leur ſont accordés par leurs barbares maîtres.

Il y a là deux perſonnages bien odieux, l’archer qui tourmente l’eſclave, & l’adminiſtrateur qui ne sévit pas contre l’archer. Mais celui-là eſt un homme ſans pitié, que ſes fonctions journalières ont peut-être endurci au point de s’ennuyer, lorſque l’exercice en eſt ſuſpendu, & qu’il manque d’occaſions de faire ſouffrir ; au lieu que celui-ci eſt un magiſtrat qui ne porte pas dans ſon âme la même férocité, dont le rôle habituel eſt de montrer de la dignité, & en qui la compaſſion doit régner à côté de la juſtice. Pourquoi deux êtres auſſi différens ſemblent-ils concourir enſemble au malheur des eſclaves ? ſeroit-ce par un cruel mépris pour ces malheureux qu’on a preſque rayés du rang des hommes ? les auroit-on tellement dévoués à la douleur & à la peine, que leurs cris & leurs larmes ne feroient plus aucune impreſſion ?

Les villes de la colonie, & en général toutes celles des iſles, d’Amérique, préſentent un ſpectacle bien différent des villes de l’Europe. En Europe, nos cités ſont peuplées d’hommes de toutes les claſſes, de toutes les profeſſions, de tous les âges ; les uns riches & oiſifs, les autres pauvres & occupés ; tous pourſuivant dans le tumulte & dans la foule l’objet qu’ils ont en vue, ceux-ci le plaiſir, ceux-là la fortune, d’autres la réputation ou le bruit du moment qu’on prend ſouvent pour elle, d’autres enfin leur ſubſiſtance. Dans ces grands tourbillons, le choc & la variété des paſſions, des intérêts, des beſoins produiſent néceſſairement de grands mouvemens, des contraſtes inattendus, quelques vertus & beaucoup de vices ou de crimes. Ce ſont des tableaux mouvans, plus ou moins animés à raiſon du nombre des acteurs & par conséquent des ſcènes qui s’y jouent. À Saint-Domingue & dans le reſte de l’archipel Américain, le ſpectacle des villes eſt uniforme & monotone. Il n’y a ni nobles, ni bourgeois, ni rentiers. Elles n’offrent que des ateliers propres aux denrées que le ſol produit & aux différens travaux qu’elles exigent. On n’y voit que des commiſſionnaires des aubergiſtes & des aventuriers ; s’agitant pour trouver un poſte qui les nourriſſe, & acceptant le premier qui ſe préſente. Chacun ſe hâte de s’enrichir, pour s’éloigner d’un séjour où l’on vit ſans diſtinctions, ſans honneurs, ſans plaiſirs, & ſans autre aiguillon que celui de l’intérêt. Perſonne ne s’arrête là avec le deſſein d’y vivre & d’y mourir. Les regards ſont attachés ſur l’Europe ; & la principale jouiſſance qu’y procure l’accroiſſement des richeſſes conſiſte dans l’eſpoir plus ou moins éloigné de les rapporter parmi les ſiens dans notre hémiſphère.