Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 5

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V. Meſures priſes par la cour de Verſailles pour rendre ſes colonies utiles.

À cette époque, un règlement clair & ſimple fut ſubſtitué à cette foule d’arrêts équivoques, que des fermiers avides & peu éclairés avoient arrachés ſucceſſivement aux beſoins, à la foibleſſe du gouvernement. Les marchandiſes, deſtinées pour les colonies, furent déchargées de toute impoſition. On modéra beaucoup les droits des denrées d’Amérique, qui ſe conſommeroient dans le royaume. Celles qui pourroient paſſer aux autres nations, devoient jouir d’une liberté entière, à l’entrée & à la ſortie, en payant trois pour cent. Les taxes miſes ſur les ſucres étrangers, devoient être perçues indifféremment par-tout, ſans aucun égard aux franchiſes particulières, hors les cas de réexportation dans les ports de Bayonne & de Marſeille.

En accordant tant de faveurs à ſes poſſeſſions éloignées, la métropole n’oublia pas ſes intérêts. Elle voulut que toutes les marchandiſes, dont la conſommation n’étoit pas permiſe dans ſon ſein, leur fuſſent défendues. Pour aſſurer la préférence à ſes manufactures, elle ordonna auſſi que les marchandiſes même, dont l’uſage n’étoit pas prohibé, paieroient les droits à leur entrée dans le royaume, quoique deſtinées pour les colonies, il n’y eut que le bœuf ſalé, qu’elle ne pouvoit fournir en concurrence, qui fut déchargé de cette obligation.

Cet arrangement eût été auſſi bon que les lumières du tems le comportoient, ſi l’édit eût rendu général le commerce de l’Amérique, concentré juſqu’alors dans quelques ports, & s’il eût déchargé les vaiſſeaux de l’obligation de faire leur retour au lieu d’où ils étoient partis. De pareilles gênes limitoient le nombre des matelots, augmentoient le prix de la navigation, empêchoient la ſortie des productions territoriales. Ceux qui gouvernoient alors l’état, devoient voir ces inconvéniens, & ſe propoſoient, ſans doute, de rendre un jour au commerce, la liberté & l’activité qui lui ſont néceſſaires. Vraiſemblablement, ils furent obligés de ſacrifier leurs maximes à l’aigreur des gens d’affaires, qui déſapprouvoient avec éclat, toutes les opérations contraires à leurs intérêts.

Malgré cette foibleſſe, le colon, qui n’avoit réſiſté qu’avec peine aux ſollicitations d’un ſol excellent, y porta tous ſes ſoins dès qu’on le lui permit. Sa proſpérité étonna toutes les nations. Si le gouvernement, à l’arrivée des François dans le Nouveau-Monde, avoit eu, par prévoyance, les lumières qu’il acquit par l’expérience un ſiècle après, l’état auroit joui de bonne-heure d’une culture & d’une richeſſe qui valoient mieux pour ſa proſpérité que des conquêtes. On ne l’auroit pas vu également écrasé par ſes victoires & par ſes défaites. Les ſages adminiſtrateurs qui remédioient aux maux de la guerre par une heureuſe révolution dans le commerce, n’auroient pas eu la douleur de voir qu’on avoit évacué Sainte-Croix en 1696, & ſacrifié Saint-Chriſtophe à la paix d’Utrecht. Leur affliction auroit été bien plus profonde, s’ils avoient prévu qu’en 1763 on ſeroit réduit à abandonner la Grenade aux Anglois. Étrange maladie de l’ambition des peuples ou plutôt des rois ! Après avoir ſacrifié des milliers d’hommes, pour acquérir & pour conſerver une poſſeſſion éloignée, il faut en immoler encore davantage pour la perdre ! Cependant il reſte à la France des colonies importantes. Elles méritent qu’on pèſe leur valeur. Commençons par la Guyane qui eſt au Vent de toutes les autres.