Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 51

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LI. Les impôts ſont-ils convenablement aſſis dans les iſles Françoiſes ?

On peut définir l’impôt, une contribution pour la dépenſe publique, qui eſt néceſſaire à la conſervation de la propriété particulière. La jouiſſance paiſible des terres & des revenus, exige une force qui les défende de l’invaſion, une police qui aſſure la liberté de les faire valoir. Tout ce qu’on paie pour le maintien de cet ordre public, eſt de droit & de juſtice ; ce qu’on lève de plus eſt extorſion. Or, toutes les dépenſes du gouvernement que la métropole fait pour les colonies, lui ſont payées par la contrainte qui leur eſt imposée, de ne cultiver que pour elle, & de la manière qui lui convient. Cet aſſujettiſſement eſt le plus onéreux des tributs, & devroit tenir lieu de tous les impôts.

On ſentira cette vérité, pour peu qu’on réfléchiſſe à la différence de ſituation qui ſe trouve entre l’ancien & le Nouveau-Monde. En Europe, la ſubſiſtance & les conſommations intérieures ſont le but principal du travail des terres & des manufactures : on ne deſtine à l’exportation que le ſuperflu. Dans les iſles, tout doit être envoyé au-dehors. La vie & les richeſſes y ſont également précaires.

En Europe, la guerre ne prive le manufacturier & le cultivateur que du commerce extérieur : la reſſource de l’intérieur leur reſte. Dans les iſles les hoſtilités anéantiſſent tout. Il n’y a plus de ventes, plus d’achat, plus de circulation. À peine le colon retire-t-il ſes frais.

En Europe, le colon qui a peu de terres, & qui ne peut faire que des avances peu conſidérables, cultive à proportion auſſi utilement que celui dont les domaines ſont étendus & les tréſors immenſes. Dans les iſles, l’exploitation de la moindre habitation exige des dépenſes qui ſuppoſent d’aſſez grands moyens.

En Europe, c’eſt en général un citoyen qui doit à un autre citoyen : l’état n’eſt pas appauvri par ces dettes intérieures. Les dettes des iſles ſont d’une autre nature. Pluſieurs colons, pour travailler à leurs défrichemens, pour ſe relever du malheur des guerres qui avoient arrêté leurs exportations, ſe ſont tellement obérés par la reſſource des emprunts, qu’on peut les regarder plutôt comme des fermiers du commerce, que comme les propriétaires des habitations.

Soit que ces réflexions aient échappé au miniſtère de France, ſoit que les circonſtances l’aient entraîné loin de ſes vues, il a ajouté de nouveaux impôts à l’obligation imposée aux colonies, de tirer tous leurs beſoins de la patrie principale, & de lui livrer toutes leurs denrées. On a taxé chaque tête de noir. Cette capitation a été reſtreinte dans quelques établiſſemens, aux eſclaves qui travailloient ; & dans quelques autres, elle eſt indifféremment étendue à tous les eſclaves. Les deux diſpoſitions ont été combattues par la colonie de Saint-Démangue aſſemblée. On va juger de la force de ſes preuves.

Les enfans, les infirmes, les vieillards, forment à-peu-près le tiers du nombre des eſclaves. Loin d’être utiles au cultivateur, les uns ne ſont pour lui qu’un fardeau que l’humanité ſeule lui fait ſupporter ; les autres ne lui donnent que des eſpérances éloignées & incertaines. On comprend difficilement comment le fiſc a pu exiger un tribut, d’un objet qui coûte au lieu de rendre.

La capitation des noirs s’étend au-delà à tombeau ; c’eſt-à-dire, qu’elle exiſte ſur une tête qui n’eſt plus. Qu’un eſclave meure après que le recenſement a été fait ; le colon, malheureux de la diminution de ſon revenu, malheureux de la diminution de ſon capital, ſe voit encore réduit à payer un droit qui lui rappelle ſes pertes, & qui en aggrave l’amertume.

Les eſclaves même qui travaillent, ne ſont pas un tarif exact de l’appréciation des revenus. Avec peu de noirs ſur un terrein excellent, on retire plus de productions, qu’un grand nombre n’en donne ſur des terres médiocres ou mauvaiſes. Les denrées qui occupent ces bras chargés du même impôt, n’ont pas toutes la même valeur. Le paſſage d’une culture à l’autre que le ſol exige, éloigne par intervalles le produit des travaux. Les séchereſſes, les inondations, les incendies, les inſectes dévorans, rendent ſouvent les peines inutiles. Toutes choſes d’ailleurs égales, un moindre nombre d’ouvriers fait une moindre quantité proportionnelle de ſucre ; ſoit à cauſe de la néceſſité de l’enſemble, ſoit parce que les travaux ne ſont vraiment productifs, qu’autant qu’on peut ſaiſir le moment qui leur eſt le plus favorable.

La capitation des nous devient encore plus intolérable par la guerre. Un colon qui, ſans débouché pour ſes denrées, eſt obligé de s’endetter pour ſoutenir ſa vie, & ſuſtenter ſa terre, ſe trouve encore réduit à payer un impôt pour des eſclaves dont le travail équivaut à peine à leur entretien. Souvent même, il a le chagrin d’être forcé de les envoyer loin de ſon habitation, pour les beſoins imaginaires de la colonie, de les y nourrir à ſes frais, & de les voir périr inutilement, avec la cruelle néceſſité de les remplacer un jour, s’il veut faire revivre ſes fonds languiſſans & comme anéantis.

Le fardeau de la capitation étoit plus peſant encore, pour les habitans abſens de la colonie qu’on condamnoit au triple de cet impôt : ſurcharge d’autant plus injuſte, qu’il n’importoit guère à la France que ſes marchandiſes ſe conſommâſſent dans le ſein du royaume ou dans ſes iſles. Prétendoit-elle empêcher l’émigration des colons ? Ce n’eſt que par la douceur du gouvernement qu’on fixe des citoyens dans un pays, & non par des prohibitions & des peines. D’ailleurs, des hommes qui, ſous un ciel brûlant, avoient accru par des travaux haſardeux la proſpérité publique, devoient avoir la douceur de finir leur carrière dans le séjour tempéré de la métropole. Quoi de plus propre que le ſpectacle de leur fortune, à réveiller l’ambition & l’activité d’un grand nombre d’hommes oiſifs, dont l’état ſe délivreroit au profit de l’induſtrie & du commerce ?

Rien de plus nuiſible à l’un & à l’autre que cette capitation des noirs. La néceſſité de vendre oblige le colon de baiſſer le prix de ſa denrée. Le bon marché peut être avantageux, lorſqu’il eſt le fruit d’une grande abondance, & la ſuite d’une vivacité extrême dans les affaires. Mais tout eſt perdu, ſi l’on eſt réduit à perdre habituellement ſur ſes marchandiſes, pour payer le retour d’un impôt. La finance eſt comme un ulcère, où les chairs mortes dévorent les chairs vivantes. À meſure que le ſang paſſe dans une plaie par la circulation, il ſe corrompt pour la nourrir. Le commerce tarit par les canaux abſorbans du fiſc, qui reçoit toujours ſans jamais rendre.

Enfin l’impôt dont il s’agit, eſt d’une perception très-difficile. Il faut néceſſairement que tout propriétaire qui a des eſclaves, en donne chaque année une déclaration. Il faut, pour prévenir les fauſſes déclatations, les faire vérifier par des commis. Il faut confiſquer les nègres non déclarés : pratique inſensée, puiſque le nègre cultivateur eſt un capital, & que par ſa confiſcation on diminue la culture, on anéantit l’objet même pour lequel le droit eſt établi. C’eſt ainſi que dans des colonies où rien ne peut proſpérer ſans une tranquilité profonde, il s’établit entre la finance & le cultivateur une guerre deſtructive. Les procès ſe multiplient ; les déplacemens deviennent fréquens, les voies de rigueur néceſſaires, les frais conſidérables & ruineux.

Si l’impôt aſſis ſur la tête des nègres eſt injuſte dans ſon étendue, ſans égalité dans ſa répartition, compliqué dans ſa perception ; l’impôt établi ſur les denrées qui ſortent des colonies, n’eſt guère moins blâmable. Le gouvernement ſe l’eſt permis, dans la perſuaſion que ce nouveau droit ſeroit entièrement ſupporté par le conſommateur, ou par le marchand. Il n’y a point d’erreur plus dangereuſe en économie politique.

L’action de conſommer ne donne point d’argent pour payer les choſes que l’on conſomme. Le conſommateur l’obtient de ſon travail ; & tout travail, quand on en ſuit la chaîne, eſt payé par les premiers propriétaires du produit des terres. Dès-lors une denrée ne ſauroit renchérir conſtamment, que les autres ne renchériſſent à proportion. Dans cet arrangement, il n’y a de gain pour aucune. Otez cet équilibre, la conſommation de la denrée renchérie diminuera néceſſairement ; & ſi elle diminue, ſon prix tombera. Sa cherté n’aura été que paſſagère.

Le négociant ne ſera pas plus en état que le conſommateur de ſe charger du droit. Il pourra bien en faire les avances deux ou trois fois. Mais s’il ne fait pas ſur les marchandiſes taxées le bénéfice naturel & néceſſaire, il en diſcontinuera bientôt le commerce. Eſpérer que la concurrence le forcera à prendre ſur ſes profits le paiement de l’impôt, c’eſt ſuppoſer qu’il faiſoit de trop gros bénéfices, & que la concurrence, qui n’étoit pas alors ſuffiſante, deviendra plus vive, lorſque les profits ſeront diminués. Si les choſes étoient au contraire telles qu’elles devoient être, & que les bénéfices ne fuſſent que ſuffiſans : c’eſt ſuppoſer que la concurrence ſubſiſtera, quoique les profits qui la faiſoient naître ne ſubſiſtent plus. Il faut admettre toutes ces abſurdités, ou convenir que c’eſt le cultivateur des iſles qui paie l’impôt : qu’il ſoit perçu dans la première, dans la ſeconde ou dans la centième main.

Loin d’attaquer ainſi la cultivation des colonies par des impôts, on devroit l’encourager par des libéralités, puiſque par l’état de prohibition où l’on tient le commerce des colonies, ces libéralités ſeroient néceſſairement rapportées à la métropole, avec tous les fruits dont elles auroient été la ſemence.

Que ſi la ſituation d’un état arrièré par ſes pertes & par ſes fautes, ne permet pas de donner des leviers & d’ôter des fardeaux ; on pourroit ſe rapprocher de la meilleure adminiſtration, en ſupprimant du moins le paiement des taxes dans les colonies même, pour en lever le produit dans la métropole. Ce nouveau ſyſtême ſeroit également agréable aux deux mondes.

Rien ne peut flatter l’Américain, comme d’éloigner de ſes yeux tout ce qui lui annonce ſfa dépendance. Fatigué de l’importunité des exacteurs, il hait une taxe habituelle ; il en craint l’augmentation. Il cherche en vain la liberté qu’il croyoit avoir trouvée à deux mille lieues de l’Europe. Il s’indigne d’un joug qui le pourſuit à travers les tempêtes de l’océan. Il ronge en murmurant les reſtes de ſon frein, & ne penſe qu’avec dépit à une patrie qui, ſous le nom de mère, lui demande du ſang, au lieu de le nourrir. Otez-lui la vue & l’image de ſes entraves. Que ſes richeſſes ne paient tribut à la métropole qu’en y débarquant : il ſe croira libre & privilégié, lors même que par la diminution de la valeur de ſes denrées, ou par le ſurcroit du prix qu’il mettra à celles d’Europe, il aura réellement porté par contre-coup tout le poids de l’impôt qu’il ignore.

Les navigateurs trouveront un avantage à ne payer des droits que ſur une marchandiſe, qui, déſormais ſans riſque dans toute ſa valeur, ſera parvenue à ſa deſtination, & fera rentrer dans leurs mains le capital de leurs fonds avec le bénéfice. Ils n’auront pas la douleur d’avoir acheté du prince le riſque même du naufrage, en perdant en route une cargaison dont ils avoient payé la taxe à l’embarquement. Leurs navires au contraire rapporteront en denrées le montant du droit, & la valeur des productions ayant augmenté par leur exportation, le droit en paroîtra moins fort.

Enfin le consommateur y gagnera lui-même, parce qu’il n’est pas possible que le colon & le négociant se trouvent bien d’une disposition, sans qu’il lui en revienne, avec le tems, quelque utilité. Aussi-tôt que tous les impôts auront été réduits à un impôt unique, il y aura moins de formalités, moins d’embarras, moins de lenteurs, moins de frais, & par conséquent la marchandise pourra être donnée à meilleur marché.

Ce systême de modération, que tout semble prescrire, s’établira sans peine. Toutes les productions des isles sont assujetties, en entrant dans le royaume, à un droit connu sous le nom de domaine d’Occident, & qui est fixé à trois & demi pour cent avec huit sols pour livre. Leur valeur, qui sert de règle au paiement du droit, est déterminée dans les mois de janvier & de juillet. On la fixe à vingt ou vingt-cinq pour cent au-dessous du cours réel. Le bureau d’Occident accorde d’ailleurs une tare plus conſidérable que ne le fait le vendeur dans le commerce. Qu’on ajoute à cet impôt celui du même rapport à peu près que paient les denrées aux douanes des colonies, ceux qui ſont payés dans l’intérieur de ces iſles, & le gouvernement ſe trouvera avoir tout le revenu qu’il tire de ſes établiſſemens du Nouveau-Monde.

Si ce fonds étoit confondu avec les autres revenus de l’état, on pourroit craindre qu’il ne fût pas employé à ſa deſtination, qui doit être uniquement la protection des iſles. Les beſoins imprévus du tréſor-royal lui feroient prendre infailliblement une autre direction. Il eſt des inſtans où la criſe du mal ne permet pas de calculer les inconvéniens du remède. La néceſſité la plus urgente abſorbe toute l’attention. Rien n’eſt alors à l’abri du pouvoir arbitraire, dirigé par le beſoin du moment. Le miniſtère prend & vuide toujours, dans la fauſſe eſpérance d’un remplacement prochain que de nouveaux beſoins ne ceſſent de reculer.

D’après ces réflexions, ne ſeroit-il pas eſſentiel que la caiſſe deſtinée à recevoir les droits établis ſur les productions des colonies fût entièrement séparée des fermes du royaume ? L’argent, qui y ſeroit toujours comme en dépôt, couvriroit les dépenſes de ces établiſſemens. Le colon qui a continuellement des fonds à faire paſſer en Europe, le donneroit volontiers pour des lettres-de-change, dès qu’il ſeroit aſſuré qu’elles ne ſouffriroient ni délais ni difficultés. Cette eſpèce de banque formeroit promptement un nouveau lien de correſpondance entre les iſles & la métropole. La cour connoîtroit plus exactement la ſituation des affaires publiques dans les pays éloignés : elle y recouvreroit un crédit qu’elle a tout-à-fait perdu depuis long-tems, quelque beſoin qu’elle en ait, ſur-tout dans des tems de guerre. Nous ne pouſſerons pas plus loin les diſcuſſions ſur l’impôt : & nous paſſerons à ce qui regarde les milices.