Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 55

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LV. La métropole, en obligeant ſes iſles à ne livrer qu’à elle leurs productions, en a-t-elle ſuffiſamment aſſuré l’extraction ?

Toutes les colonies n’ont pas eu une même origine. Les premières durent leur naiſſance à l’inquiétude de quelques hordes de barbares, qui, après avoir long-tems erré dans des contrées déſertes, ſe fixoient enfin par laſſitude dans un pays où ils formoient une nation. D’autres peuples, chaſſés de leur territoire par un ennemi puiſſant, ou attirés par quelque haſard dans un ſol préférable à celui de leurs pères, ſe tranſplantèrent ſous un nouveau ciel, & y partagèrent les terres avec les premiers habitans de ce climat étranger. L’excès de la population, l’horreur pour la tyrannie, des factions, des révolutions, déterminèrent des citoyens à quitter leur patrie, pour aller bâtir ailleurs de nouvelles cités. L’eſprit de conquête fit établir une partie des ſoldats vainqueurs dans des états ſubjugués, pour s’en aſſurer la propriété. Aucune de ces colonies n’eut pour objet le commerce. Celles même que fondèrent Tyr, Carthage, Marſeille, républiques commerçantes, n’étoient que des retraites néceſſaires ſur des côtes barbares, & des entrepôts, où les vaiſſeaux partis de différens ports, & fatigués d’une longue navigation, faiſoient réciproquement leurs échanges.

La conquête de l’Amérique a donné l’idée d’une nouvelle eſpèce d’établiſſement, qui a pour baſe l’agriculture. Les gouvernemens, fondateurs de ces colonies, ont voulu que ceux de leurs ſujets qu’ils y tranſportoient, ne puſſent conſommer que les marchandiſes que leur fourniroit la métropole, ne puſſent vendre qu’à la métropole les productions des terres qu’on leur accordoit. Cette double obligation a paru de droit naturel à toutes les nations, indépendante des conventions, & née de la choſe même. Elles n’ont pas regardé une communication excluſive avec leurs colonies, comme un dédommagement exceſſif des dépenſes faites pour les former, à faire pour les conſerver. Tel a toujours été le ſyſtême de l’Europe à l’égard de l’Amérique.

La France comme les autres nations, voulut toujours que ſes établiſſemens du Nouveau-Monde lui envoyâſſent tous les produits de leur culture, reçuſſent d’elle tous leurs approviſionnemens. Mais dans l’état actuel des choſes, cet arrangement eſt-il praticable ?

Ses iſles ont beſoin de farines, de vins, d’huiles, de toiles, d’étoffes, de meubles, de tout ce qui peut contribuer à rendre la vie agréable. Elles doivent recevoir tous ces objets de la métropole qui, même dans le ſyſtême d’une liberté indéfinie, les vendroit excluſivement, à l’exception des farines que l’Amérique Septentrionale pourroit donner à meilleur marché.

Mais il faut auſſi à ces poſſeſſions des noirs pour leurs travaux. La métropole n’a fourni juſqu’ici que très-imparfaitement à ce grand beſoin. On doit donc ſe réſoudre à recourir aux Anglois, ſeuls en état de remplir le vuide. L’unique précaution qu’il conviendroit de prendre, ce ſeroit d’établir peut-être ſur les ſecours qu’on recevroit de ces rivaux, un impôt qui les privât de l’avantage que des circonſtances particulières leur donnent ſur les négocians François.

Enfin dans l’état où ſont ces colonies, les beſtiaux, le poiſſon ſalé, les bois étrangers ſont devenus pour elles d’une néceſſité abſolue. On doit regarder comme impoſſible de les leur porter d’Europe, Ce n’eſt que de la Nouvelle-Angleterre qu’elles peuvent obtenir ces moyens eſſentiels à l’exploitation de leurs plantations.

La contrebande plus ou moins tolérée, a été juſqu’ici la reſſource des colons. Cette voie eſt trop chère, malhonnête & inſuffiſante. Il eſt tems que les loix prohibitives plient ſous l’impérieuſe loi de la néceſſité. Que le gouvernement indique les ports où ſeront reçues les productions étrangères ; qu’il règle les denrées qu’on pourra livrer en échange ; que des inſtitutions ſages donnent de la conſiſtance à cet arrangement ; & l’on verra ſortir de ce nouvel ordre de choſes des avantages qui ne ſeront ſuivis d’aucun inconvénient. Il fut fait un eſſai de ce ſyſtême en 1765. Si l’on abandonna un ſi heureux plan, ce fut par une ſuite de cette fatale inſtabilité qui, depuis ſi long-tems, décrie les opérations maritimes de la France. On le reprendra donc, & l’on aſſurera en même-tems aux colonies le débouché de toutes leurs productions.

Ces établiſſemens offrent chaque année à la métropole, leur conſommation prélevée, cent mille barriques de ſirop, dont la valeur peut être de neuf à dix millions. Par un intérêt mal entendu, elle les a privées, elle s’eſt privée elle-même de ce bénéfice, dans la crainte de nuire au débit de ſes propres eaux-de-vie. Celles de ſucre toujours au-deſſous de celles de vin, ne peuvent être que la boiſſon des peuples pauvres, ou même des gens les moins aisés chez les nations riches. Elles n’obtiendront la préférence que ſur celles de grain que la France ne diſtille pas. Les ſiennes auront toujours pour conſommateurs, même dans les iſles, la claſſe d’hommes aſſez aisée pour les payer. Le gouvernement ne pourroit donc revenir trop tôt d’une erreur également injuſte & funeſte, ni recevoir trop tôt dans ſes ports les ſirops & les tafias, pour y être conſommés on pour être envoyés où le beſoin les appellera. Rien n’en étendroit davantage la conſommation, que d’autoriſer les navigateurs François à les porter directement dans les marchés étrangers. Cette faveur devroit même s’étendre à toutes les denrées des colonies. Comme une opinion qui choquera tant d’intérêts, tant de préjugés, pourroit être conteſtée, il convient de la fonder ſur des principes développés.

Les iſles Françoiſes fournirent à leur métropole, des ſucres, du café, du coton, de l’indigo, d’autres denrées, dont elle conſomme une partie, & verſe l’autre chez l’étranger, qui lui donne en échange de l’argent ou d’autres marchandiſes dont elle a beſoin. Ces mêmes iſles reçoivent à leur tour de la métropole des vêtemens, des ſubſiſtances, des inſtrumens de culture. Telle eſt la double deſtination des colonies. Pour qu’elles puiſſent la remplir, il faut qu’elles ſoient riches. Pour qu’elles ſoient riches, il faut qu’elles obtiennent une grande abondance de productions, & qu’elles en aient le débit au meilleur prix poſſible. Pour que ce débit porte ces productions au plus haut prix, il faut qu’il ſoit le plus grand poſſible. Pour qu’il puiſſe être le plus grand poſſible, il faut qu’il jouiſſe de la plus grande liberté poſſible. Pour qu’il jouiſſe de la plus grande liberté poſſible, il faut que cette liberté ne ſoit grevée d’aucunes formalités, d’aucunes dépenſes, d’aucuns travaux, d’aucunes charges inutiles. Ces vérités démontrées par leur intime liaiſon, doivent décider s’il eſt avantageux que les productions des colonies ſoient aſſujetties aux lenteurs, aux dépenſes d’un entrepôt en France.

Il faudra néceſſairement que ces frais intermédiaires retombent ſur le conſommateur ou ſur le cultivateur. Si le premier les paie, il conſommera moins, parce que ſes facultés n’augmentent pas en raiſon de l’augmentation des frais. Si c’eſt le ſecond, recevant un moindre prix de ſes denrées, il rendra moins d’avances à la terre, & n’en tirera plus autant de reproductions. Le progrès évident de ces conséquences deſtructives, n’empêche pas qu’on n’entende dire tous les jours avec aſſurance, que les marchandiſes doivent, avant d’être conſommées, faire beaucoup de frais de main-d’œuvre & de tranſport ; que ces frais occupant & nourriſſant bien du monde, contribuent à ſoutenir la population, & à augmenter les forces d’un état. On eſt ſi aveuglé par le préjugé, qu’on ne voit pas, que s’il eſt avantageux que les denrées avant d’être conſommées faſſent des frais comme deux, il ſera plus avantageux qu’elles en faſſent comme quatre, comme huit, comme douze, comme trente, pour la plus grande proſpérité nationale. Dès-lors tous les peuples doivent rompre les chemins, combler les canaux, interdire la navigation des rivières, bannir même les animaux de la culture, & n’y employer que des hommes, afin d’ajouter un ſurcroît de frais aux frais qui déjà précèdent la conſommation. Voilà pourtant toutes les abſurdités qu’il faut dévorer, quand on s’engage dans le faux principe qui vient d’être combattu.

Mais les queſtions d’économie politique veulent être long-tems agitées, avant d’être éclaircjes. J’avancerai ſans crainte d’être contredit, que la géométrie tranſcendante n’a ni la profondeur, ni la ſubtilité de cette eſpèce d’arithmétique. Il n’y a rien de poſſible en mathématique, dont le génie de Newton ou de quelques-uns de ſes ſucceſſeurs n’ait pu ſe promettre de venir à bout. Je n’en dirai pas autant d’eux, dans les matières qui nous occupent. On croit, au premier coup-d’œil, n’avoir qu’une difficulté à réſoudre : mais bientôt cette difficulté en entraîne une autre, celle-ci une troiſième, & ainſi de ſuite juſqu’à l’infini ; & l’on s’aperçoit qu’il faut ou renoncer au travail, ou embraſſer à la fois le ſyſtême immenſe de l’ordre ſocial, ſous peine de n’obtenir qu’un réſultat incomplet & défectueux. Les données & le calcul varient ſelon la nature du local, ſes productions, ſon numéraire, ſes reſſources, ſes liaiſons, ſes loix, ſes uſages, ſon goût, ſon commerce & ſes mœurs. Quel eſt l’homme aſſez inſtruit pour ſaiſir tous ces élémens ? Quel eſt l’eſprit aſſez juſte pour ne les apprécier que ce qu’ils valent ? Toutes les connoiſſances des différentes branches de la ſociété ne ſont que les branches de l’arbre qui conſtitue la ſcience de l’homme public. Il eſt eccléſiaſtique ; il eſt militaire ; il eſt magiſtrat ; il eſt financier ; il eſt commerçant ; il eſt agriculteur. Il a pesé les avantages & les obſtacles auxquels il doit s’attendre des paſſions, des rivalités, des intérêts particuliers. Avec toutes les lumières qu’on peut acquérir ſans génie ; avec tout le génie qu’on peut avoir reçu ſans lumières, il ne fait que des fautes. Après cela eſt-il étonnant que tant d’erreurs ſe ſoient accréditées parmi le peuple qui ne répète jamais que ce qu’il a entendu ; parmi les ſpéculateurs qui ſe laiſſent entraîner par l’eſprit ſyſtématique, & qui ne balancent pas à conclure une vérité générale de quelques ſuccès particuliers ; parmi les hommes d’affaires, tous plus ou moins aſſervis à la routine de leurs prédéceſſeurs, & plus ou moins retenus par les ſuites ruineuſes d’une tentative hors d’uſage ; parmi les hommes d’état que la naiſſance ou la protection conduiſent aux places importantes où ils ne portent qu’une profonde ignorance qui les abandonne à la diſcrétion de ſubalternes corrompus qui les trompent ou qui les égarent. Dans toute ſociété bien ordonnée, il ne doit y avoir aucune matière ſur laquelle on ne puiſſe librement s’exercer. Plus elle eſt grave & difficile, plus il eſt important qu’elle ſoit diſcutée. Or en eſt-il de plus importantes ou de plus compliquées que celles de gouvernement ? Qu’auroit donc de mieux à faire une cour qui aimeroit la vérité, que d’encourager tous les eſprits à s’en occuper ? Et quel jugement ſeroit-on autorisé à porter de celle qui en interdiroit l’étude, ſi ce n’eſt ou la méfiance de ſes opérations, ou la certitude qu’elles ſont mauvaiſes ? Le vrai réſumé d’un édit prohibitif ſur ce grand objet, ne ſeroit-il pas : Le souverain défend qu’on lui démontre que son ministre est un imbécile ou un fripon, car telle est sa volonté qu’il soit l’un ou l’autre, sans qu’on y fasse aucune attention. Le conſeil de Verſailles long-tems aveuglé par les ténèbres où il laiſſoit dormir ſa nation, n’a pas encore pu s’éclairer ſur l’adminiſtration qui convenoit le mieux à ſes colonies. Il ne ſait pas encore quel eſt le gouvernement le plus propre à les faire proſpérer.