Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 21

La bibliothèque libre.

XXI. Les Eſpagnols découvrent la Jamaïque, & s’y établiſſent quelque tems après.

Colomb découvrit en 1494 cette grande iſle ; mais il n’y forma point d’établiſſement. Huit ans après, il y fut jeté par la tempête. La perte de ſes vaiſſeaux, le mettant hors d’état d’en ſortir, il implora l’humanité des ſauvages, & il en reçut tous les ſecours de la commisération naturelle. Cependant ce peuple qui ne cultivoit que pour ſes beſoins, ſe laſſa de nourrir des étrangers, qui l’expoſoient à mourir lui-même de diſette, & il s’éloigna peu-à-peu des côtes. Les Eſpagnols ne gardèrent plus alors de ménagement avec ces timides Indiens qu’ils avoient déjà effarouchés par des actes de violence ; & ils s’emportèrent juſqu’à prendre les armes contre un chef humain & juſte qui n’approuvoit pas leurs férocités. Pour ſortir de cette ſituation déſeſpérée, Colomb profita d’un de ces phénomènes de la nature où l’homme de génie trouve quelquefois des reſſources pardonnables à la néceſſité.

Ses connoiſſances aſtronomiques l’inſtruiſoient qu’il y auroit bientôt une éclipſe de lune. Il fit avertir les caciques voiſins de s’aſſembler pour entendre des choſes utiles à leur conſervation. « Pour vous punir, leur dit-il d’un air inſpiré, de la dureté avec laquelle vous nous laiſſez périr mes compagnons & moi, le dieu que j’adore va vous frapper de ſes plus terribles coups. Dès ce ſoir, vous verrez la lune rougir, puis s’obſcurcir, & vous refuſer ſa lumière. Ce ne ſera que le prélude de vos malheurs, ſi vous vous obſtinez à me refuſer des vivres ».

À peine l’amiral a parlé, que ſes prophéties s’accompliſſent. La déſolation eſt extrême parmi les ſauvages. Ils ſe croient perdus, demandent grâce, & promettent tout. Alors on leur annonce que le ciel, touché de leur repentir, apaiſe ſa colère, & que la nature va reprendre ſon cours. Dès ce moment, les ſubſiſtances arrivent de tous cotés, & Colomb n’en manqua plus juſqu’à ſon départ.

Ce fut don Diegue, fils de cet homme extraordinaire, qui fixa les Eſpagnols à la Jamaïque. En 1509, il y fit paſſer de Saint-Domingue, ſoixante-dix brigands ſous la conduite de Jean d’Eſquimel. D’autres ne tardèrent pas à les ſuivre. Tous ſembloient n’aller dans cette iſle paiſible que pour s’y baigner dans le ſang humain. Le glaive de ces barbares ne s’arrêta que lorſqu’il n’y reſta pas un ſeul habitant, pour conſerver la mémoire d’un peuple nombreux, doux, ſimple & bienfaiſant. Pour le bonheur de la terre, ſes exterminateurs ne devoient pas remplacer cette population. Auroient-ils voulu même ſe multiplier dans une iſle qui ne fourniſſoit pas de l’or ? Leur cruauté fut ſans fruit pour leur avarice ; & la terre qu’ils avoient ſouillée de carnage, ſembla ſe refuſer aux efforts d’inhumanité qu’ils firent pour s’y fixer. Tous les établiſſemens élevés ſur la cendre des naturels du pays, tombèrent à meſure que le travail & le déſeſpoir achevèrent d’épuiſer le reſte des ſauvages échappés aux fureurs des premiers conquérans. Celui de Sant-Ligo de la Vega, fut le ſeul qui ſe ſoutint. Les habitans de cette ville, plongés dans l’oiſiveté qui ſuit la tyrannie après la dévaſtation, ſe contentoient de vivre de quelques plantations dont ils vendoient le ſuperflu aux vaiſſeaux qui paſſoient ſur leurs côtes. Toute la population de la colonie, concentrée au petit territoire qui nourriſſoit cette race de deſtructeurs, étoit bornée à quinze cens eſclaves commandés par autant de tyrans ; lorſque les Anglois vinrent enfin attaquer cette ville, s’en rendirent maîtres, & s’y établirent en 1655.