Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 33

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XXXIII. L’iſle de Tabago, qui occaſionna de grands combats entre les Hollandois & les François devient une poſſeſſion Britannique.

Tabago acquis à la Grande-Bretagne à la même époque & par le même traité, n’eſt séparé de l’iſle Eſpagnole de la Trinité que par un canal de neuf lieues. Cette poſſeſſion a dix lieues de long ſur quatre dans ſa plus grande largeur. À ſa côte ſeptentrionale eſt une rade qui a vingt-cinq à trente pieds d’eau, & à ſa côte ſeptentrionale il en eſt une autre où l’on n’en trouve que vingt ou vingt-cinq. Toutes deux ſont à l’abri de la plupart des vents, avantages dont ne jouit pas celle du ſud. Parmi les monticules qui occupent le centre de l’iſle, il en eſt un plus élevé, dont la couleur noire ou rougeâtre paroît indiquer les débris d’un ancien volcan. Elle n’eſt pas exposée à ces terribles ouragans qui cauſent ailleurs de ſi grands ravages. Le voiſinage du continent peut lui procurer ce bonheur.

Auſſi Tabago fut-il autrefois extrêmement peuplé, ſelon quelques traditions. Ses habitans y réſiſtèrent long-tems aux attaques vives & fréquentes des ſauvages de la Terre-ferme, ennemis opiniâtres, implacables. Enfin laſſés de ces incurſions toujours renaiſſantes du continent, ils ſe diſpersèrent dans les iſles voiſines.

Celle qu’ils avoient abandonnée, étoit ouverte aux invaſions de l’Europe, lorſqu’en 1632 il y débarqua deux cens Fleſſinguois, pour y jeter les fondemens d’une colonie Hollandoiſe. Les Indiens du voiſinage ſe joignirent aux Eſpagnols de la Trinité, contre un établiſſement qui leur portoit ombrage. Tout ce qui voulut arrêter leur impétueuſe fureur, fut maſſacré ou fait priſonnier. Le peu qui ſe ſauva de leurs mains à la faveur des bois, ne tarda pas à déſerter l’iſle.

La Hollande oublia durant vingt ans un établiſſement qu’elle ne connoiſſoit que par les déſaſtres de ſa naiſſance. En 1654, on y fit paſſer une nouvelle peuplade. Elle en fut chaſſée en 1666. Les Anglois ſe virent bientôt arracher cette conquête par les François. Mais Louis XIV content de vaincre, rendit à la république, ſon alliée, une iſle qu’elle avoit poſſédée. Cet établiſſement ne proſpéra pas mieux que toutes les colonies agricoles de cette nation commerçante. Ce qui détermine ailleurs tant d’hommes à paſſer en Amérique, n’y a jamais dû pouſſer les Hollandois. Leur métropole offre à l’induſtrie de ſes citoyens toutes les facilités d’un commerce avantageux : ils n’ont pas beſoin de s’expatrier pour faire leur fortune. Une heureuſe tolérance, achetée, comme la liberté, par des fleuves de ſang, y laiſſe enfin reſpirer les conſciences : jamais des ſcrupules de religion n’y réduiſent les âmes timorées, à ſe bannir du ſol où le ciel les fît naître. La patrie pourvoit avec tant de ſageſſe & d’humanité à la ſubſiſtance & à l’occupation des pauvres, que le déſeſpoir ne contraint point d’aller défricher une terre accoutumée à dévorer ſes premiers cultivateurs. Tabago n’eut donc jamais plus de douze cens hommes occupés à cultiver un peu de tabac, un peu de coton, un peu d’indigo, & à exploiter ſix ſucreries.

La colonie étoit bornée à cet eſſor d’induſtrie, quand elle fut attaquée par la nation même qui l’avoit rétablie dans ſes droits primitifs de poſſeſſion & de propriété. Au mois de février 1677, une flotte Françoiſe deſtinée à s’emparer de Tabago, rencontra la flotte Hollandoiſe qui devoit s’oppoſer à cette invaſion. Le combat s’engagea dans une des rades de l’iſle, qui devint fameuſe par cette action mémorable, dans un ſiècle fécond en grands événemens. L’acharnement de la valeur fut tel des deux côtés, que les vaiſſeaux étoient ſans mâts, ſans agrêts, ſans matelots pour manœuvrer, & qu’on ſe battoit encore. La bataille ne finit que quand on vit douze bâtimens brûlés & pluſieurs coulés à fond. Les aſſaillans perdirent moins de monde, & les défenſeurs gardèrent encore l’iſle.

Mais d’Eſtrées qui vouloit l’emporter, y deſcendit cette même année au mois de décembre. Il n’y avoit plus de flotte pour arrêter ou détourner ſes forces. Une bombe lancée de ſon camp, alla tomber ſur le magaſin à poudre. Ce coup ordinairement déciſif, mit l’ennemi hors d’état de défenſe : il ſe rendit à diſcrétion. Le vainqueur avec toute la rigueur du droit de la guerre, non content de raſer les fortifications, réduiſit les plantations en cendres, s’empara de tous les navires, & tranſporta les habitans hors de l’iſle qu’il avoit priſe. La conquête en fut aſſurée à la France, par la paix qui ſuivit une action où la défaite fut ſans honte, & la victoire ſans avantage.

La cour de Verſailles négligea cette iſle importante, au point de n’y pas envoyer un ſeul homme. Peut-être dans l’ivreſſe d’une fauſſe grandeur, voyoit-elle avec indifférence tout ce qui n’étoit qu’utile. Elle prit même une mauvaiſe opinion de Tabago, juſqu’à la regarder comme un rocher ſtérile. Cette erreur s’accrédita par la conduite des François qui, trop nombreux à la Martinique, ſe débordèrent aux iſles de Sainte-Lucie, de Saint-Vincent, de la Dominique. Celles-ci étoient des poſſeſſions précaires, & d’une qualité médiocre. Les auroit-on préférées à une iſle dont le terrein étoit meilleur & la propriété inconteſtable ? Ainſi raiſonnoit un gouvernement qui n’avoit pas alors ſur le commerce & les plantations des colonies, aſſez de lumières pour diſcerner les vrais motifs du peu de penchant que ſes ſujets avoient pour Tabago.

Une colonie naiſſante, ſur-tout quand elle eſt fondée avec de foibles moyens, a beſoin de ſecours immédiats pour ſubſiſter. Elle ne peut faire des progrès qu’à meſure qu’elle trouve la conſommation de ſes premières denrées. Celles-ci ſont pour l’ordinaire d’une eſpèce commune qui, ne valant pas les frais d’une longue exportation, ne ſe vend guère que dans les lieux voiſins, & doit mener inſenſiblement par des profits médiocres, à l’entrepriſe des grandes cultures, qui ſont l’objet du commerce des Européens avec les Antilles. Or Tabago étoit trop éloigné des grands établiſſemens François, pour attirer des habitans par cette gradation de ſuccès. On lui préféra des iſles moins abondantes, mais plus rapprochées des reſſources.

Le néant où tout l’avoit plongée, ne l’avoit pas dérobée à l’œil avide de l’Angleterre. Cette iſle orgueilleuſe qui ſe croit la reine des iſles, parce qu’elle eſt la plus floriſſante de toutes, prétendoit avoir des droits impreſcriptibles ſur Tabago, pour l’avoir occupée pendant ſix mois. Ses forces couronnèrent ſes prétentions, & la paix de 1763 juſtifia le ſuccès de ſes armes, en lui aſſurant une poſſeſſion qu’elle vengera de l’inaction des François.