Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 38

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XXXVIII. St. Vincent tombe au pouvoir des Anglois. Sort de l’iſle ſous cette domination.

Cette iſle, qui peut avoir quarante lieues de circuit, eſt montueuſe, mais coupée par d’excellens vallons & arrosée par quelques rivières. C’eſt dans ſa partie occidentale que les François avoient commencé la culture du cacao & du coton, & pouſſé aſſez loin celle du café. Les conquérans y formèrent quelques ſucreries. L’impoſſibilité de les multiplier ſur un terrein inégal & rempli de ravins, leur fit déſirer d’occuper les plaines de l’Eſt. Les ſauvages qui s’y étoient réfugiés, refuſoient de les abandonner, & l’on eut recours aux armes pour les y contraindre. La réſiſtance qu’ils opposèrent aux foudres de la tyrannie Européenne, ne fut pas & ne pouvoit être que très-difficilement opiniâtre.

Un officier arpentoit le ſol qui venoit d’être envahi, lorſque le détachement qui l’eſcortoit fut inopinément attaqué & preſque totalement détruit le 25 mars 1775. Perſonne ne douta que les malheureux qu’on venoit de dépouiller ne fuſſent les auteurs de cette violence, & les troupes ſe mirent en mouvement pour les détruire.

Heureuſement, il fut conſtaté à tems que les Caraïbes étoient innocens ; qu’ils avoient pris ou maſſacré pluſieurs eſclaves fugitifs coupables de ces cruautés ; & qu’ils avoient juré de ne s’arrêter que lorſqu’ils auroient purgé l’iſle de ces vagabonds dont les atrocités leur étoient ſouvent imputées. Pour affermir les ſauvages dans cette réſolution par l’attrait des récompenſes, le corps légiſlatif paſſa un bill pour aſſurer une gratification de cinq moïdes ou cent vingt livres à quiconque apporteroit la tête d’un nègre déſerteur depuis trois mois.

La Grande-Bretagne n’a pas recueilli juſqu’ici un grand fruit de ces barbaries. Saint-Vincent ne compte encore que cinq cens blancs & ſept ou huit mille noirs. Leurs travaux ne donnent que douze cens quintaux de coton, ſix millions peſant de très-beau ſucre & trois cens ſoixante mille galons de rum. Ces productions croiſſent ſur une terre très-légère, & que pour cette raiſon on croit devoir être bientôt usée. C’eſt une opinion généralement établie en Amérique. Il ſeroit utile d’examiner ſi elle eſt bien fondée.

Sans doute des pluies qui tombent en torrens ſur un pays haché doivent entraîner plus facilement une terre ſablonneuſe qu’une terre argileuſe & dont les grains ſeroient plus adhérens entre eux. Mais comprend-on comment un ſol pourroit s’épuiſer ? Seroit-ce par la perte de ces parties terreuſes dans leſguelles les plantes qu’il produit ſe réduiſent enfin & dont il ſemble qu’on le dépouille, lorſque les plantes ne périſſent pas ſur le lien où elles ont été cultivées ? Mais il eſt prouvé par l’expérience de Vanhelmont, que les plantes n’enlèvent aucun poids ſenſible à la terre : c’eſt l’eau ſeule dont elle eſt arrosée qui fait tous les frais de la végétation. Seroit-ce par la perte des ſels qu’elle fournit pour les développemens ſucceſſifs de la plante ? Mais il eſt également prouvé par les nombreuſes expériences de M. Tillet, & de pluſieurs autres phyſiciens, que la terre n’eſt autre choſe qu’une matrice dans laquelle les germes des plantes reçoivent leur développement qu’elles ne paroiſſent devoir qu’à la chaleur & à l’humidité. Toutes ces expériences rapprochées paroiſſent auſſi prouver que l’eau ſeule des arroſemens ou naturels ou artificiels contient tous les ſels, tous les principes qui doivent concourir à ce développement.

Bornons-nous donc à dire que telle eſpèce de terre eſt plus ou moins facilement miſe en état de recevoir & de conſerver la quantité d’eau néceſſaire à une végétation complète. Le moindre travail ſoulève la terre légère ; la moindre pluie la pénètre alors : mais une pluie forte l’affaiſſe, & le ſoleil en pompant très-aiſement l’humidité dont elle n’avoit pu, dans cet état d’affaiſſement, s’abreuver qu’à une très-petite profondeur, lui enlève l’unique eſpèce de nourriture qu’elle fourniſſoit à la plante, & ſans laquelle la plante ne pouvoit ſubſiſter. Cependant on n’accuſe point la ſaiſon, encore moins l’ignorance de celui qui n’en ſait point modérer les effets. Le préjugé déclare la terre usée, ruinée. On ne la travaille plus qu’à regret & mal par conséquent. On l’abandonne. Elle n’attendoit qu’une culture convenable pour enrichir le propriétaire qui la néglige.

Quelques degrés de friabilité de moins donnent ce qu’en appelle une terre forte qui exige une plus grande quantité de labours & des labours plus pénibles : mais une fois préparée, ameublie, humectée, la terre forte conſerve beaucoup plus long-tems ſon humidité, véhicule néceſſaire des ſels, ſoit qu’ils y ſoient continuellement portés & ſucceſſivement remplacés par l’eau des pluies ou des arroſemens.

À quoi ſert donc le fumier, dira-t-on ? à soulever plus aisement, plus généralement la terre par la fermentation qu’il y excite, & à la tenir plus long-tems soulevée, ameublie, soit par ses parties actives qui ne peuvent se développer que par degrés dans les terres compactes, comme celles de la seconde espèce qu’on divise en l’échauffant ; soit par ses parties onctueuses qui, en engraissant la terre de la première espèce, y retiennent plus long-rems l’humidité que sa trop grande porosité & l’incohérence de ses grains laisseroit bientôt échapper.

Ainsi, le fumier, employé à propos & suivant sa qualité, supplée en partie aux labours. Les labours peuvent-ils suppléer au fumier ? Je ne le crois pas pour les terres légères. Heureusement, il leur en faut peu. Je le crois pour les terres fortes, & il leur en faudroit beaucoup. Mais rien ne peut suppléer à la pluie qui, en Amérique, lorsqu’elle est abondante, rend toutes les terres à-peu-près égales. Quelques fruits hâtés par la saison pourrirent dans les excellentes : mais presque tous acquièrent leur perfection dans les terres les plus communes. En Amérique, point d’année pluvieuse qui ne soit fertile. Dans une année sèche, le revenu diminue quelquefois de la moitié.

L’unique objet qui mérite l’attention des habitans de Saint-Vincent, comme de tout poſſeſſeur d’une terre légère, dans quelque zone qu’elle puiſſe être ſituée, doit donc être de l’arrêter ſur leurs mornes, d’y préférer la culture des plantes qui la couvrent le plutôt & qui la laiſſent le moins exposée au choc immédiat des fortes pluies qui l’affaiſſent de plus en plus quand elle n’eſt pas labourée, & l’entraînent quand elle eſt ameublie ; de chercher ſur-tout le ſyſtême de culture qui, ſans trop contrarier la plante, lui donne le degré d’accroiſſement néceſſaire pour garantir le ſol au moment du plus grand beſoin, dans cette ſaiſon où les averſes plus fréquentes ne manqueroient pas à la longue de le dépouiller juſqu’au tuf. Pendant qu’il ſera couvert d’une terre quelconque, ne redoutons point ſa ſtérilité. Le ſol qui ſuffit une fois à la nourriture d’une plante, remis par les ſoins du cultivateur à ſon premier état, y ſuffira juſqu’à la conſommation des ſiècles.