Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 42

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XLII. Loix particulières à la Dominique.

La Dominique a fixé dans les derniers tems l’attention de l’Amérique entière par un événement dont les cauſes remontent, ou peu s’en faut, à la découverte du Nouveau-Monde.

Les Européens avoient à peine imprimé leurs pas ſanglans ſur cet autre hémiſphère, qu’il fallut demander à l’Afrique des eſclaves pour le défricher. Dans cette eſpèce dégradée ſe trouvoient des femmes que le beſoin rendit agréables aux premiers colons. De cette alliance que la nature ſembloit réprouver, ſortit une génération mixte, dont la tendreſſe paternelle rompit très-ſouvent les fers. Une bonté innée dans l’homme, fit tomber en quelques occaſions d’autres chaînes, & l’argent rendit encore un plus grand nombre de captifs à la liberté. En vain une politique ſoupçonneuſe & prévoyante voulut s’élever avec force contre cet uſage applaudi par l’humanité : les affranchiſſemens ne diſcontinuèrent pas. On en vit même augmenter le nombre.

Cependant les affranchis ne furent pas égalés en tout à leurs anciens maîtres. Les loix imprimèrent généralement à cette claſſe un caractère d’infériorité. Le préjugé l’abaiſſa encore davantage dans les fréquentes concurrences de la vie civile. Sa poſition ne fut jamais qu’un état intermédiaire entre l’eſclavage & la liberté originaire.

Des diſtinctions ſi humiliantes remplirent de rage ces affranchis. L’eſclave eſt communément ſi abruti, qu’il n’oſe braver ſon tyran ; il ne peut que le haïr : mais le cœur de l’homme qui a vu tomber ſes fers a plus d’énergie. Il hait & brave les blancs.

Il falloit prévenir les dangereux effets de ces diſpoſitions ſiniſtres. Dans les ſociétés de l’Europe, où tous les membres ſont égaux, où l’intérêt de chaque individu eſt l’intérêt de tous, il n’eſt pas permis de ſuppoſer à un citoyen l’intention de nuire au bien général ſans de bonnes preuves. Mais en Amérique, où un corps monſtrueux, bizarre, divisé de ſentimens, eſt composé de trois claſſes différentes, on ſe croit en droit de ſacrifier les deux dernières à la sûreté de la première. L’eſclave eſt retenu dans une oppreſſion perpétuelle, & l’affranchi eſt empriſonné au moindre ſoupçon. Son averſion pour les blancs eſt regardée comme un délit fort grave, & juſtifie aux yeux de l’autorité les précautions qu’on prend contre lui. C’eſt à cette étrange sévérité que la plupart des nations ont voulu attribuer l’eſpèce de tranquilité dont elles ont joui dans leurs établiſſemens du Nouveau-Monde.

Dans les ſeules colonies Angloiſes, le noir libre eſt aſſimilé au blanc. La préſomption la plus forte ne ſuffit pas pour attenter plutôt à la liberté de l’un que de l’autre. Il arrive de-là que la loi qui craint de ſe méprendre ſur le choix du criminel, reſte quelquefois dans l’inaction plus long-tems que l’avantage public ne le voudroit. Les affranchis ont quelquefois abusé de ces ménagemens dans les iſles Britanniques. Leurs mouvemens séditieux ont déterminé la Dominique à changer de ſyſtême.

Par un bill du mois de ſeptembre 1774, il ne ſera plus permis à aucun colon de donner la liberté à ſon eſclave, avant d’avoir versé cent piſtoles dans le tréſor public. Mais ſi cet affranchi prouvoit dans la ſuite que ſon travail ne ſuffit pas à ſa ſubſiſtance, il recevroit 80 livres tous les ſix mois, juſqu’à ce que des circonſtances plus heureuſes lui permiſſent de ſe paſſer de ce ſecours.

Tout affranchi convaincu devant deux juges de paix par la dépoſition de deux témoins libres ou eſclaves de quelque délit qui ne ſera pas capital, ſera puni par le fouet, par une amende, ou par la priſon, ſelon que les magiſtrats l’eſtimeront convenable. On lui impoſera les mêmes peines pour avoir troublé l’ordre public, pour avoir inſulté, menacé ou battu un blanc.

Un affranchi qui aura favorisé la défection d’un eſclave, qui lui aura donné aſyle ou accepté ſes ſervices, ſera condamné à une amende de deux mille livres applicable aux beſoins publics. Si le coupable étoit hors d’état de payer cette ſomme, on lui feroit ſubir une priſon de trois mois, ou on lui infligeroit le fouet, ſelon que les juges de paix l’ordonneroient.

Aucun nègre, mulâtre ou meſſe libre ne pourra voter à l’élection du repréſentant de ſa paroiſſe dans l’aſſemblée générale de la colonie. La faveur ni la fortune ne pourront jamais effacer ce ſceau de réprobation.