Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIX/Chapitre 1

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Texte établi par chez Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (10p. 2_Ch1-17_Ch2).

I. Religion.

Si l’homme avoit joui ſans interruption d’une félicité pure ; ſi la terre avoit ſatisfait d’elle-même à toute la variété de ſes beſoins, on doit préſumer que l’admiration & la reconnoiſſance n’auroient tourné que très-tard vers les dieux les regards de cet être natutellement ingrat. Mais un ſol ſtérile ne répondit pas toujours à ſes travaux. Les torrens ravagèrent les champs qu’il avoit cultivés. Un ciel ardent brûla les moiſſons. Il éprouva la diſette, il connut les maladies, & il rechercha les cauſes de ſa misère.

Pour expliquer l’énigme de ſon exiſtence, de ſon bonheur & de ſon malheur, il inventa différens ſyſtêmes également abſurdes. Il peupla l’univers d’intelligences bonnes & malfaiſantes ; & telle fut l’origine du polythéiſme, la plus ancienne & la plus générale des religions. Du polythéiſme naquit le manichéiſme, dont les veſtiges dureront à jamais, quels que ſoient les progrès de la raiſon. Le manichéiſme ſimplifié engendra le déiſme ; & au milieu de ces opinions diverſes, il s’éleva une claſſe d’hommes médiateurs entre le ciel & la terre.

Ce fut alors que les régions ſe couvrirent d’autels ; qu’on entendit ici l’hymne de la joie, là le gémiſſement de la douleur ; & qu’on eut recours à la prière, aux ſacrifices les deux moyens naturels d’obtenir la faveur & de calmer le reſſentiment. On offrit la gerbe ; on immola l’agneau, la chèvre, le taureau. Le ſang de l’homme arroſa le tertre ſacré.

Cependant on voyoit ſouvent l’homme de bien dans la ſouffrance, le méchant, l’impie même dans la proſpérité, & l’on imagina la doctrine de l’immortalité. Les âmes affranchies du corps, ou circulèrent dans les différens êtres de la nature, ou s’en allèrent dans un autre monde recevoir la récompenſe de leurs vertus, le châtiment de leurs crimes. Mais l’homme en devint-il meilleur ? c’eſt un problême. Ce qui eſt sûr, c’eſt que depuis l’inſtant de ſa naiſſance juſqu’au moment de ſa mort, il fut tourmenté par la crainte des puiſſances inviſibles, & réduit à une condition beaucoup plus fâcheuſe que celle dont il avoit joui.

La plupart des légiſlateurs ſe ſont ſervis de cette diſpoſition des eſprits pour conduire les peuples, & plus encore pour les aſſervir. Quelques-uns ont fait deſcendre du ciel le droit de commander ; & c’eſt ainſi que s’eſt établie la théocratie ou le deſpotiſme ſacré, la plus cruelle & la plus immorale des légiſlations : celle où l’homme orgueilleux, malfaiſant, intéreſſé, vicieux avec impunité, commande à l’homme de la part de Dieu ; où il n’y a de juſte que ce qui lui plaît, d’injuſte que ce qui lui déplaît, ou à l’Être ſuprême avec lequel il eſt en commerce, & qu’il fait parler au gré de ſes paſſions ; où c’eſt un crime d’examiner ſes ordres, une impiété de s’y oppoſer ; où des révélations contradictoires ſont miſes à la place de la conſcience & la raiſon, réduites au ſilence par des prodiges ou par des forfaits ; où les nations enfin ne peuvent avoir des idées fixes ſur les droits de l’homme, ſur ce qui eſt bien, ſur ce qui eſt mal, parce qu’elles ne cherchent la baſe de leurs privilèges & de leurs devoirs que dans des livres inſpirés dont l’interprétation leur eſt refusée.

Si ce gouvernement eut dans la Paleſtine une origine plus ſublime, il n’y fut pas plus exempt qu’ailleurs des calamités qui en paroiſſent une ſuite inévitable.

Le chriſtianiſme ſuccéda au judaïſme. L’aſſerviſſement d’une république, maîtreſſe du monde, à des monſtres de tyrannie ; la misère effroyable que le luxe d’une cour & la ſolde des armées répandirent dans un vaſte empire, ſous le règne des Nérons ; les irruptions ſucceſſives des barbares qui démembrèrent ce grand corps ; la perte des provinces qui ſe ſoulevèrent ou furent envahies : tous ces maux phyſiques avoient préparé les eſprits à une nouvelle religion, & les révolutions de la politique en devoient amener une dans le culte. On ne voyoit plus dans le Paganiſme vieilli que les fables de ſon enfance, l’ineptie ou la méchanceté de ſes dieux, l’avarice de ſes prêtres, l’infamie & les vices des rois qui ſoutenoient ces dieux & ces prêtres. Alors le peuple qui ne connoiſſoit que des tyrans ſur la terre, chercha ſon aſyle dans le ciel.

Le chriſtianiſme vint le conſoler, & lui apprendre à ſouffrir. Tandis que les vexations & les débauches du trône fappoient le paganiſme avec l’empire, des ſujets opprimés & dépouillés, qui avoient embraſſé les nouveaux dogmes, achevoient cette ruine par l’exemple de toutes les vertus qui accompagnent toujours la ferveur du prosélytiſme.

Mais une religion née dans les calamités publiques, devoit donner à ceux qui la prêchoient beaucoup d’empire ſur les malheureux qui ſe réfugioient dans ſon ſein. Auſſi le pouvoir du clergé naquit-il, pour ainſi dire, dans le berceau de l’évangile.

Du débris des ſuperſtitions païennes & des ſectes philoſophiques, il ſe forma un corps de rites & de dogmes que la ſimplicité des premiers chrétiens ſanctifia par une piété vraie & touchante : mais qui laiſſèrent en même-tems un germe de diſputes & de débats, d’où ſortit cette complication de paſſions qu’on voile & qu’on honore ſous le nom de zèle. Ces diſſenſions enfantèrent des écoles, des docteurs, un tribunal, une hiérarchie. Le chriſtianiſme avoit commencé par des pêcheurs qui ne ſavoient que l’évangile ; il fut achevé par des évêques qui formèrent l’égliſe. Alors il gagna de proche en proche, & parvint juſqu’à l’oreille des empereurs. Les uns le tolérèrent par mépris, par crainte, par intérêt ou par humanité ; les autres le persécutèrent. La persécution hâta les progrès que la tolérance lui avoit ouverts. Le ſilence & la proſcription, la clémence & la rigueur ; tout lui devint utile. La liberté naturelle à l’eſprit humain, le fit adopter à ſa naiſſance, comme elle l’a fait ſouvent rejeter dans ſa vieilleſſe. Cette indépendance, moins amoureuſe de la vérité que de la nouveauté, devoit lui donner des ſectateurs, quand il n’auroit pas eu tous les caractères propres à le faire reſpecter.

Le paganiſme démaſqué par la philoſophie, & décrié par les pères de l’égliſe, avec des temples aſſez nombreux, mais des prêtres qui n’étoient pas riches, croula de jour en jour, & céda la place au nouveau culte. Celui-ci pénétra dans le cœur des femmes par la dévotion qui s’unit ſi bien à la tendreſſe, & dans l’eſprit des enfans qui aiment les prodiges & la morale même la plus sévère. C’eſt par-là qu’il entra dans les cours, où tout ce qui peut devenir paſſion eſt sûr de trouver accès. Un prince qui, baigné dans le ſang de ſa famille, s’étoit comme endormi dans des bras impurs ; ce prince qui avoit de grands crimes & de grandes foibleſſes à expier, embraſſa le chriſtianiſme qui lui pardonnoit tout en faveur de ſon zèle, & auquel il donna tout pour être délivré de ſes remords.

Constantin au lieu d’unir à ſa couronne le pontificat quand il ſe fit chrétien, comme ils étoient unis dans la perſonne des empereurs, païens, accorda au clergé tant de richeſſes & d’autorité, tant de moyens de les accroître de plus en plus, que cet aveugle abandon fut ſuivi d’un deſpotiſme eccléſiaſtique tout-à-fait nouveau.

Une ignorance profonde étoit le plus sûr appui de cet aſcendant ſur les eſprits. Les pontifes de Rome répandirent ces ténèbres en déclarant la guerre à tout eſpèce d’érudition païenne. S’il ſe fit de tems en tems quelques efforts pour diſſiper cette obſcurité, ils furent étouffés par les ſupplices.

Tandis que les papes déſabusèrent les eſprits de leur autorité par l’abus même qu’ils en faiſoient, la lumière vint d’Orient en Occident. Dès que les chefs-d’œuvre de l’antiquité eurent ramené le goût des bonnes études, la raiſon recouvra quelques-uns des droits qu’elle avoit perdus. L’hiſtoire de l’égliſe fut approfondie, & l’on y découvrit les faux titres de la cour de Rome. Une partie de l’Europe en ſecoua le joug. Un moine lui fit perdre preſque toute l’Allemagne, preſque tout le Nord ; un chanoine quelques provinces de France ; & un roi pour une femme, l’Angleterre entière. Si d’autres ſouverains maintinrent avec fermeté la religion catholique dans leurs poſſeſſions ; ce fut peut-être parce qu’elle étoit plus favorable à cette obéiſſance aveugle & paſſive qu’ils exigent des peuples, & que le clergé romain a toujours prêchée pour ſes intérêts.

Cependant le déſir de conſerver d’une part l’autorité pontificale, de l’autre l’envie de la renverſer, ont enfanté deux ſyſtêmes opposés. Les théologiens catholiques ont entrepris même avec ſuccès de prouver que les livres ſaints ne ſont point par eux-mêmes la pierre de touche de l’orthodoxie. Ils ont démontré que depuis la première prédication de l’évangile juſqu’à nos jours, les écritures diverſement entendues avoient donné naiſſance aux opinions les plus opposées, les plus extravagantes, les plus impies ; & qu’avec cette parole divine on a pu ſoutenir les dogmes les plus contradictoires, tant qu’on n’a ſuivi que le ſentiment intérieur pour interprète de la révélation.

Les écrivains de la religion réformée ont fait voir l’abſurdité qu’il y auroit à croire un ſeul homme continuellement inſpiré du ciel ſur un trône ou dans une chaire qui fut le ſiège des vices les plus monſtrueux ; où la diſſolution ſe vit aſſiſe à côté de l’inſpiration ; où l’adultère & le concubinage profanèrent les idoles revêtues du caractère & du nom de la ſainteté ; où l’eſprit de menſonge & d’artifice dirigea les prétendus oracles de la vérité. Ils ont démontré que l’égliſe aſſemblée en concile & composée de prélats intriguans ſous les empereurs de la primitive égliſe, ignorans & débauchés dans les tems de barbarie, ambitieux & faſtueux dans les ſiècles de ſchiſme ; qu’une telle égliſe ne devoit pas être plus éclairée de lumières ſurnaturelles que le vicaire de Jéſus ; que l’eſprit de Dieu ne ſe communiquoit pas plus viſiblement à deux cens pères du concile qu’au ſaint père, ſouvent le plus méchant des hommes ; que des Allemands & des Eſpagnols ſans ſcience, des François ſans mœurs, & des Italiens ſans aucune vertu, n’étoient pas auſſi diſposés à l’eſprit de révélation qu’un ſimple troupeau de payſans qui cherchent Dieu de bonne foi dans la prière & le travail. Enfin s’ils n’ont pu ſoutenir leur nouveau ſyſtême aux yeux de la raiſon, ils ont très-bien détruit celui de l’ancienne égliſe.

Au milieu de ces ruines, la philoſophie s’eſt élevée, & elle a dit. Si le texte de l’écriture n’a pas la clarté, la préciſion, l’authenticité néceſſaires pour être l’unique règle infaillible de culte & de dogme. Si la tradition de l’égliſe depuis les premiers ſiècles juſqu’au tems de Luſtrer & de Calvin s’eſt corrompue elle-même avec les mœurs des prêtres & des fidèles ; ſi les conciles ont chancelé, varié, décidé contradictoirement dans leurs aſſemblées ; s’il eſt indigne de la divinité de communiquer ſon eſprit & ſa parole à un ſeul homme débauché quand il eſt jeune, imbécile quand il eſt vieux, ſujet enfin dans tous les âges aux paſſions, aux erreurs, aux infirmités de l’homme : il ne reſte aucun appui ſolide & conſtant à l’infaillibilité de la foi chrétienne. Ainſi cette religion n’eſt pas d’inſtitution divine, ou Dieu n’a pas voulu qu’elle fut éternelle.

Ce dilemme eſt très-embarraſſant. Tant que le ſens des écritures demeurera ſuſceptible des conteſtations qu’il a toujours éprouvées, & la tradition auſſi problématique qu’elle l’a paru par les travaux immenſes des théologiens de différentes communions, le chriſtianiſme ne pourra s’appuyer que ſur l’autorité civile, que ſur le pouvoir du magiſtrat. La propre force de la religion qui ſoumet l’eſprit & retient la conſcience par la perſuaſion, cette force lui manquera.

Auſſi ces diſputes ont-elles peu-à-peu conduit les nations qui avoient ſecoué le joug d’une autorité regardée juſqu’alors comme infaillible plus loin qu’on ne l’avoit prévu. Elles ont aſſez généralement rejeté de l’ancien culte ce qui contrarioit leur raiſon, & n’ont conſervé qu’un chriſtianiſme dégagé de tous les myſtères. La révélation elle-même a été abandonnée, mais plus tard, dans ces régions par quelques hommes plus audacieux, ou qui ſe croyoient plus éclairés que la multitude. Une manière de penſer ſi fière, ſi indépendante, s’eſt étendue avec le tems aux états qui étoient reſtés aſſervis à Rome. Comme dans ces contrées, les lumières avoient fait moins de progrès, & que les opinions étoient plus gênées, la licence y a été portée juſqu’à ſa dernière limite, l’athéiſme ; ſyſtême ou d’un atrabilaire qui ne voit que du déſordre dans la nature, ou d’un méchant qui craint un vengeur à venir, ou d’une claſſe de philoſophes qui ne ſont ni atrabilaires ni méchans, mais qui croient trouver dans les propriétés d’une matière éternelle la cauſe ſuffiſante de tous les phénomènes qui nous frappent d’admiration.

Par une impulſion fondée dans la nature même des religions, le catholiciſme tend ſans ceſſe au proteſtantiſme ; le proteſtantiſme au ſocinianiſme ; le ſocinianiſme au déiſme ; le déiſme au ſcepticiſme. L’incrédulité eſt devenue trop générale, pour qu’on puiſſe eſpérer avec quelque fondement de redonner aux anciens dogmes l’aſcendant dont ils ont joui durant tant de ſiècles. Qu’ils ſoient toujours librement ſuivis par ceux de leurs ſectateurs que leur conſcience y attache, par tous ceux qui y trouvent des conſolations, & un encouragement à leurs devoirs de citoyen : mais que toutes les ſectes, dont les principes ne contrarieront pas l’ordre public, trouvent généralement la même indulgence. Il ſeroit de la dignité comme de la ſageſſe de tous les gouvernemens, d’avoir un même code moral de religion dont il ne ſeroit pas permis de s’écarter, & de livrer le reſte à des diſcuſſions indifférentes au repos du monde. Ce ſeroit le plus sûr moyen d’éteindre inſenſiblement le fanatiſme des prêtres, & l’enthouſiaſme des peuples.

C’eſt en partie à la découverte du Nouveau-Monde qu’on devra la tolérance religieuſe qui doit s’introduire dans l’ancien. Elle arrivera cette tolérance. La persécution ne feroit que hâter la chute des religions dominantes. L’induſtrie & la lumière ont pris chez les nations un cours, un aſcendant qui doit rétablir un certain équilibre dans l’ordre moral & civil des ſociétés. L’eſprit humain eſt déſabusé de l’ancienne ſuperſtition. Si l’on ne profite de cet inſtant pour le guider & le rendre à l’empire de la raiſon, il faut que la maſſe générale des hommes qui a beſoin d’eſpérances & de craintes, ſe livre à des ſuperſtitions nouvelles.

Tout a concouru depuis deux ſiècles à épuiſer cette fureur de zèle qui dévoroit la terre. Les déprédations des Eſpagnols dans toute l’Amérique ont éclairé le monde ſur les excès du fanatiſme. En établiſſant leur religion par le fer & par le feu dans des pays dévaſtés & dépeuplés, ils l’ont rendu odieuſe en Europe ; & leurs cruautés ont détaché plus de catholiques de la communion Romaine, qu’elles n’ont fait de chrétiens parmi les Indiens. L’abord de toutes les ſectes dans l’Amérique Septentrionale, a néceſſairement étendu l’eſprit de tolérance au loin, & ſoulagé nos contrées de guerres de religion. Les miſſions nous ont délivré de ces eſprits inquiets, qui pouvaient incendier leur patrie, & qui ſont allés porter les torches & les glaives de l’évangile au-delà des mers. La navigation & les longs voyages ont inſenſiblement détourné une grande partie du peuple des folles idées de la ſuperſtition. La différence des cultes & des nations, a familiarisé les eſprits les plus groſſiers avec une ſorte d’indifférence pour l’objet qui avoit le plus frappé leur imagination. Le commerce entre les ſectes les plus opposées, a refroidi la haine religieuſe qui les diviſoit. On a vu qu’il y avoit par-tout de la morale & de la bonne foi dans les opinions, par-tout du dérèglement dans les mœurs, & de l’avarice dans les âmes ; & l’on en a conclu que c’étoit le climat, le gouvernement & l’intérêt social ou national qui modifioient les hommes.

Depuis que la communication est établie entre les deux hémisphères de ce monde, on parle & l’on s’occupe moins de cet autre monde, qui faisoit l’espérance du petit nombre, & le tourment de la multitude. La variété, la multiplicité des objets que l’industrie a présentés à l’esprit & aux sens, a partagé les affections de l’homme & affoibli l’énergie de tous les sentimens. Les caractères se sont émoussés ; & le fanatisme a dû s’éteindre comme la chevalerie, comme toutes les grandes manies des peuples désœuvrés. Les causes de cette révolution dans les mœurs ont influé encore plus rapidement sur les gouvernemens.