Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIX/Chapitre 9

La bibliothèque libre.
Texte établi par chez Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (10p. 317_Ch9-341_Ch10).

IX. Population.

Le monde a-t-il été plus peuplé dans un tems que dans un autre ? C’eſt ce qu’on ne peut ſavoir par l’hiſtoire ; parce que la moitié du globe habité n’a point eu d’hiſtoriens, & que la moitié de l’hiſtoire eſt pleine de menſonges. Qui jamais a fait ou pu faire le dénombrement des habitans de la terre ? Elle étoit, dit-on, plus féconde dans ſa jeuneſſe. Mais où eſt ce ſiècle d’or ? Eſt-ce quand un ſable aride ſort du lit des mers, & vient s’épurer aux rayons du ſoleil ? eſt-ce alors que le limon produit les végétaux, & l’animal & l’homme ? Mais toute la terre doit avoir été ſucceſſivement couverte par l’océan. Elle a donc toujours eu, comme l’individu de toutes les eſpèces, une enfance foible & ſtérile, avant de parvenir à l’âge de ſa fécondité. Tous les pays ont été longtems morts ſous les eaux, incultes ſous les ſables & les marécages, déſerts ſous les ronces & les forêts, juſqu’à ce que le germe de l’eſpèce humaine ayant par haſard été jeté dans ces fondrières & ces ſolitudes ſauvages, ait défriché, changé, peuplé la terre. Mais toutes les cauſes de la population étant ſubordonnées aux loix phyſiques qui gouvernent le monde, aux influences du ſol & de l’atmoſphère qui ſont ſujettes à mille fléaux ; elle a dû varier avec les périodes de la nature, contraires ou favorables à la multiplication des hommes. Cependant, comme le ſort de chaque eſpèce ſemble avoir été réſigné, pour ainſi dire, à ſes facultés ; c’eſt dans l’hiſtoire du développement de l’induſtrie humaine, qu’il faut chercher en général l’hiſtoire des populations de la terre. D’après cette baſe de calcul, on doit au moins douter que le monde fût autrefois plus habité, plus peuplé qu’aujourd’hui.

Laiſſons l’Aſie ſous le voile de cette antiquité, qui nous la montre de tout tems couverte de nations innombrables, & d’eſſaims ſi prodigieux, que, malgré la fertilité d’un ſol qui n’a beſoin que d’un regard du ſoleil pour engendrer toutes ſortes de fruits, les hommes ne faiſoient qu’y paroiſſe, & les générations s’y ſuccédoient par torrens, engloutis par la famine, par la peſte, ou par la guerre. Arrêtons-nous à l’Europe, qui ſemble avoir pris la place de l’Aſie, en donnant à l’art tout le pouvoir de la nature.

Pour décider ſi notre continent étoit anciennement plus habité que de nos jours, il faudroit ſavoir ſi la sûreté publique y étoit mieux établie, ſi les arts y étoient plus floriſſans, ſi la terre y étoit mieux cultivée, C’eſt ce qu’il faut examiner.

D’abord, à ces époques reculées, la plupart des inſtitutions politiques étoient très-vicieuſes. Des factions continuelles agitoient ces gouvernemens mal ordonnés. Les guerres civiles qui naiſſoient de ces diviſions, étoient fréquentes & cruelles. Souvent la moitié du peuple étoit maſſacrée par l’autre. Ceux des citoyens qui avoient échappé au glaive du parti vainqueur ſe réfugioient ſur un territoire mal affectionné. De cet aſyle, ils cauſoient à un ennemi impitoyable tout le dommage qui étoit poſſible, juſqu’à ce qu’une nouvelle révolution les mît en état de tirer une vengeance éclatante & complète des maux qu’on leur avoit fait ſouffrir.

Les arts n’avoient pas plus de vigueur que les loix. Le commerce étoit ſi borné qu’il ſe réduiſoit à l’échange d’un petit nombre de productions particulières à quelques terroirs, à quelques climats. Les manufactures étoient ſi peu variées, que les deux ſexes s’habilloient également d’une étoffe de laine, qu’on ne faiſoit même teindre que fort rarement. Tous les genres d’induſtrie étoient ſi peu avancés, qu’il n’exiſtoit pas une ſeule ville qui leur dût ſon accroiſſement ou ſa proſpérité. C’étoit l’effet, c’étoit la cauſe du mépris qu’on avoit généralement pour ces diverſes occupations.

Il étoit difficile que dans des régions où les arts languiſſoient, les denrées trouvaient un débouché sûr & avantageux. Auſſi la culture ſe reſſentoit-elle de ce défaut de conſommation. La preuve que la plupart de ces belles contrées étoient en friche, c’eſt que le climat y étoit ſenſiblement plus rude qu’il ne l’a été depuis. Si d’immenſes forêts n’avoient privé les campagnes de l’action de l’aſtre bienfaiſant qui anime tout, nos ancêtres auroient-ils eu plus à ſouffrir de la rigueur des ſaiſons que nous ?

Ces faits, ſur leſquels il n’eſt pas poſſible d’élever un doute raiſonnable, ne démontrent-ils pas que le nombre des hommes étoit alors exceſſivement borné en Europe ; & qu’à l’exception d’une ou deux contrées qui peuvent avoir déchu de leur antique population, tout le reſte ne comptoit que peu d’habitans ?

Cette multitude de peuples, que Céſar comptoit dans la Gaule, qu’étoit-ce autre choſe que des eſpèces de nations ſauvages, plus redoutables par leurs noms que par leur nombre ? Tous ces Bretons, qui furent ſubjugués dans leur iſle par deux légions Romaines, étoient-ils beaucoup plus nombreux que ne le ſont les Corſes ? Le Nord ne devoit-il pas être moins peuplé encore ? Des régions où l’aſtre du jour paroit à peine au-deſſus de l’horizon ; où le cours des ondes eſt ſuſpendu huit mois de l’année ; où des neiges entaſſées ne couvrent pas moins de tems un ſol ſouvent ſtérile ; où le ſouffle des vents fait éclater le tronc des arbres ; où les graines, les plantes, les ſources, tout ce qui ſoutient la vie eſt mort ; où la douleur ſort de tous les corps ; où le repos, plus funeſte que les fatigues exceſſives, eſt ſuivi des pertes les plus cruelles ; où les bras que l’enfant tend à ſa mère ſe roidiſſent, & ſes larmes ſe vitrifient ſur ſes joues ; où la nature…… de telles régions ne durent être habitées que tard, & ne purent l’être que par des malheureux qui fuyoient l’eſclavage ou la tyrannie. Jamais ils ne ſe multiplièrent ſous ce ciel de fer. Sur le globe entier, les ſociétés nombreuſes ont laiſſé des monumens durables ou des ruines : mais dans le Nord, il n’eſt rien reſté, rien abſolument qui portât l’empreinte de la force ou de l’induſtrie humaines.

La conquête de la plus belle partie de l’Europe, dans l’eſpace de trois ou quatre ſiècles, par les habitans des régions hyperborées, paroit dépoſer au premier coup-d’œil contre ce qui vient d’être dit. Mais obſervez que ce fut la population d’un terrein décuple, qui s’empara d’un pays rempli, de nos jours, par trois ou quatre nations ; que ce ne fut point par le nombre de ſes vainqueurs, mais par la défection de ſes ſujets, que l’empire Romain fut détruit & ſubjugué. Dans cette étonnante révolution, croyez que les nations conquérantes ne firent jamais la vingtième partie des nations conquiſes ; parce que les unes attaquoient avec la moitié de leur population, & les autres ne ſe défendoient qu’avec le centième de leurs habitans. Mais un peuple qui combat tout entier pour lui-même, eſt plus fort que dix armées de princes ou de rois.

Au reſte, ces guerres longues & cruelles, qui remplirent l’hiſtoire ancienne, détruiſent l’exceſſive population qu’elles ſemblent annoncer. Si, d’un côté, les Romains travailloient à réparer, au-dedans, les vuides que la victoire faiſoit dans leurs armées, cet eſprit de conquête, dont ils étoient dévorés, conſumoit au-moins les autres nations. À peine les avoient-ils ſoumiſes, qu’ils les incorporoient dans leurs armées, & les minoient doublement par les recrues & les tributs. On ſait avec quelle rage les peuples anciens faiſoient la guerre ; que ſouvent, dans le ſiège d’une ville, hommes, femmes, enfans, tout ſe jettoit dans les flammes, plutôt que de tomber au pouvoir du vainqueur ; que, dans les aſſauts, tous les habitans étoient paſſés au fil de l’épée ; que, dans les combats, on aimoit mieux périr les armes à la main, que d’être conduit en triomphe dans des fers éternels. Ces uſages barbares de la guerre, ne s’oppoſoient-ils pas à la population ? Si l’eſclavage des vaincus conſervoit des victimes, comme on ne peut en diſconvenir, il étoit, d’un autre coté, peu favorable à la multiplication des homnes, en établiſſant, dans un état, cette extrême inégalité des conditions entre des êtres égaux par la nature. Si la diviſion des ſociétés, en petites peuplades ou républiques, étoit propre à multiplier les familles par la diviſion des terres, elle brouilloit auſſi plus ſouvent les nations entre elles ; & comme ces petits états ſe touchoient, pour ainſi dire, par une infinité de points, il falloit, pour les défendre, que tous les habitans priſſent les armes. Les grands corps réſiſtent au mouvement par leur maſſe ; les petits ſont dans un choc perpétuel qui les briſe.

Si la guerre détruiſoit les populations anciennes, la paix ne les rétabliſſoit pas toujours. Autrefois, tout étoit ſous le deſpotiſme ou l’ariſtocratie ; & ces deux ſortes de gouvernemens ne multiplient pas l’eſpèce humaine. Les villes libres de la Grèce avoient des loix ſi compliquées, qu’il en réſultoit une diſſenſion continuelle entre les citoyens. La populace même, qui n’avoit point droit de ſuffrage, ne laiſſoit pas de faire la loi dans les aſſemblées publiques, où l’homme de génie, avec la parole, pouvoit remuer tant de bras. Et puis, dans ces états, la population tendoit à ſe concentrer dans la ville, avec l’ambition, le pouvoir, les richeſſes, tous les fruits & les reſſorts de la liberté. Ce n’eſt pas que les campagnes ne duſſent être bien cultivées & bien peuplées, ſous un gouvernement démocratique : mais il y avoit peu de démocraties ; & comme elles étoient toutes ambitieuſes, ſans autre moyen de s’agrandir que la guerre, ſi l’on en excepte Athènes, qui ne parvint encore au commerce que par les armes, la terre ne pouvoit long-tems fleurir & produire des hommes. Enfin, la Grèce & l’Italie furent, au plus, les ſeuls pays de l’Europe mieux peuplés qu’aujourd’hui.

Après la Grèce, qui repouſſa, contint & ſubjugua l’Aſie ; après Carthage, qui parut un moment ſur les bords de l’Afrique, & retomba dans le néant ; après Rome, qui ſoumit & détruiſit tous les peuples connus : où vit-on une population comparable à celle qu’un voyageur trouve aujourd’hui ſur toutes les côtes de la mer, le long des grands fleuves, & ſur la route des capitales ? Que de vaſtes forêts changées en guérets ? Que de moiſſons flottantes à la place des joncs qui couvroient des marais ? Que de peuples policés, qui vivent de poiſſons séchés & de viandes boucanées ?

Cependant il s’eſt élevé depuis quelques années un cri preſque univerſel ſur la dépopulation de tous les états. Quelle peut être la cauſe de ces étranges déclamations ? Nous croyons l’entrevoir. Les hommes, en ſe repouſſant, pour ainſi dire, les uns ſur les autres, ont laiſſé derrière eux des contrées moins habitées ; & l’on a pris pour une diminution de citoyens leur différente diſtribution.

Pendant une longue ſuite de ſiècles, les empires furent partagés en autant de ſouverainetés qu’il y avoit de ſeigneurs particuliers. Alors les ſujets, ou les eſclaves de ces petits deſpotes étoient fixés, & fixés pour toujours ſur le territoire qui les avoit vus naître. À la chute du ſyſtème féodal, lorſqu’il n’y eut plus qu’un maître, un roi, une cour, on ſe porta avec affluence au lieu d’où découloient les grâces, les richeſſes & les honneurs. Telle fut l’origine de ces orgueilleuſes capitales, où les peuples ſe ſont ſucceſſivement entaſſés, & qui ſont devenues peu— à-peu comme l’aſſemblée générale de chaque nation.

D’autres villes, moins monſtrueuſes, mais pourtant très-conſidérables, ſe ſont auſſi élevées dans chaque province, à meſure que l’autorité ſuprême s’affermiſſoit. Ce ſont les tribunaux, les affaires, les arts qui les ont formées, & le goût des commodités, des plaiſirs, de la ſociété qui les a toujours de plus en plus agrandies.

Ces nouveaux établiſſemens ne pouvoient ſe faire qu’aux dépens des campagnes. Auſſi n’y eſt-il guère reſté d’habitans que ce qu’il en falloit pour l’exploitation des terres & pour les métiers qui en ſont inséparables. Les productions n’ont pas ſouffert de cette révolution. Elles ſont devenues même plus abondantes, plus variées & plus agréables ; parce qu’on en a demandé davantage & qu’on les a mieux payées ; parce que les méthodes & les inſtrumens ont acquis un degré de ſimplicité & de perfection qu’ils n’avoient pas ; parce que les cultivateurs, encouragés de mille manières, ſont devenus plus actifs & plus intelligens.

On trouve dans la police, la morale & la politique modernes, des cauſes de propagation qui n’étoient pas chez les anciens : mais on y voit auſſi des obſtacles qui peuvent empêcher ou diminuer, parmi nous, cette ſorte de progrès, qui, dans notre eſpèce, doit être le comble de ſa perfectibilité. Car jamais les hommes ne ſeront plus nombreux, s’ils ne ſont plus heureux.

La population dépend beaucoup de la diſtribution des biens fonds. Les familles ſe multiplient comme les poſſeſſions ; & quand elles ſont trop vaſtes, leur étendue démeſurée arrête toujours la population. Un grand propriétaire, ne travaillant que pour lui ſeul, conſacre une moitié de ſes terres à ſes revenus, & l’autre à ſes plaiſirs. Tout ce qu’il donne à la chaſſe, eſt doublement perdu pour la culture ; parce qu’il nourrit des bêtes dans le terrein des hommes, au lieu de nourrir des hommes dans le terrein des bêtes. Il faut des bois dans un pays, pour la charpente & le chauffage : mais faut-il tant d’allées dans un parc ; & des parterres, des potagers ſi grands pour un château ? Ici, le luxe, qui, dans ſon étalage, alimente les arts, favoriſe-t-il autant la population des hommes, qu’il pourroit la ſeconder par un meilleur emploi des terres ? Trop de grandes terres, & trop peu de petites ; premier obſtacle à la population.

Second obſtacle, les domaines inaliénables du clergé. Lorſque tant de propriétés ſeront éternelles dans la même main, comment fleurira la population, qui ne peut naître que de l’amélioration des terres par la multiplication des propriétés ? Quel intérêt a le bénéficier de faire valoir un fonds qu’il ne doit tranſmettre à perſonne ; de ſemer ou de planter pour une poſtérité qui ne ſera pas la ſienne ? Loin de retrancher ſur ſes revenus pour augmenter ſa terre, ne riſquera-t-il pas de détériorer ſon bénéfice, pour augmenter des rentes qui ne ſont pour lui que viagères ?

Les ſubſtitutions des biens nobles, ne ſont pas moins nuiſibles à la propagation de l’eſpèce. Elles diminuent à la fois, & la nobleſſe & les autres conditions. De même que la primogéniture, chez les nobles, ſacrifie pluſieurs cadets à l’aîné d’une maiſon, les ſubſtitutions immolent pluſieurs familles à une ſeule. Preſque toutes les terres ſubſtituées tombent en friche, par la négligence d’un propriétaire, qui ne s’attache point à des biens dont il ne peut diſpoſer, qu’on ne lui a cédés qu’à regret, & qu’on a donnés d’avance à ſes ſucceſſeurs, qui ne doivent pas être ſes héritiers, puiſqu’il ne les a pas nommés. Le droit de primogéniture & de ſubſtitution, eſt donc une loi qu’on diroit faite à deſſein de diminuer la population de l’état.

De ces obſtacles qu’un vice de légiſlation apporte à la multiplication des hommes, en naît un autre, qui eſt la pauvreté du peuple. Par-tout où les payſans n’ont point de propriété foncière, leur vie eſt misérable & leur ſort précaire. Mal aſſurés d’une ſubſiſtance qui dépend de leur ſanté, comptant peu ſur des forces qu’ils ſont obligés de vendre, maudiſſant le jour qui les a vus naître, ils craignent d’enfanter des malheureux. En vain croit-on qu’il naît beaucoup d’enfans à la campagne, quand il en meurt chaque année autant & plus qu’on n’en voit naître. Les travaux des pères & le lait des mères, ſont perdus pour eux & pour leurs enfans. Ils ne parviendront pas à la fleur de leur âge, à la maturité, qui récompenſe, par des fruits, toutes les peines de la culture. Avec un peu de terre, la mère pourroit nourrir ſon enfant & cultiver ſon champ ; tandis que le père augmenteroit au-dehors, du prix de ſon travail, l’aiſance de ſa famille. Sans propriété, ces trois êtres languiſſent du peu que gagne un ſeul, ou l’enfant périt des travaux de ſa mère.

Que de maux naiſſent d’une légiſlation vicieuſe ou défectueuſe ! Les vices & les fléaux ont une filiation immenſe ; ils ſe reproduiſent pour tout dévorer, & croiſſent les uns des autres juſqu’au néant. L’indigence des campagnes produit la multiplication des troupes ; fardeau ruineux par ſa nature, deſtructeur des hommes durant la guerre, & des terres durant la paix. Oui, les ſoldats ruinent les champs qu’ils ne cultivent pas ; parce que chacun d’eux prive l’état d’un laboureur, & le ſurcharge d’un conſommateur oiſif ou ſtérile. Il n’eſt le défenſeur de la patrie, en tems de paix, que par un ſyſtême funeſte, qui, ſous prétexte de défenſe, rend tous les peuples agreſſeurs. Si tous les états vouloient, & ils le pourroient, laiſſer à la culture les bras qu’ils lui dérobent par la milice ; la population, en peu de tems, augmenteroit conſidérablement dans toute l’Europe, de laboureurs & d’artiſans. Toutes les forces de l’induſtrie humaine s’emploieroient à ſeconder les bienfaits de la nature, à vaincre ſes difficultés : tout concourroit à la création, & non à la deſtruction.

Les déſerts de la Ruſſie ſeroient défrichés, & les champs de la Pologne ne ſeroient point ravagés. La vaſte domination des Turcs ſeroit cultivée, & la bénédiction de leur prophète ſe répandroit ſur une immenſe population. L’Égypte, la Syrie & la Paleſtine, redeviendroient ce qu’elles furent du tems des Phéniciens, des rois paſteurs, des Juifs heureux & pacifiques ſous des juges. Les montagnes arides de la Sierra-Morena, ſeroient fécondées, les landes de l’Aquitaine ſe purgeroient d’inſectes & ſe couvriroient d’hommes.

Mais le bien général eſt un doux rêve des âmes débonnaires. Ô tendre paſteur de Cambrai ! ô bon abbé de Saint-Pierre ! Vos ouvrages ſont faits pour peupler les déſerts, non pas de ſolitaires qui fuient les malheurs & les vices du monde : mais de familles heureuſes, qui chanteroient la magnificence de Dieu ſur la terre, comme les aſtres l’annoncent dans le firmament. C’eſt dans vos écrits vraiment inſpirés, puiſque l’humanité eſt un préſent du ciel, que ſe trouve la vie & l’humanité. Soyez aimés des rois, & les rois ſeront aimés des peuples.

Un des moyens de favoriſer la population, faut-il le dire, c’eſt de ſupprimer le célibat du clergé séculier & régulier. L’inſtitution monaſtique tient à deux époques remarquables dans l’hiſtoire du monde. Environ l’an ſept cent de Rome, une nouvelle religion naquit en Orient avec le Meſſie, & l’empire Romain déclina promptement avec le paganiſme. Deux ou trois cens ans après la mort du Meſſie, L’Égypte & la Paleſtine ſe remplirent de moines. Environ l’an ſept cent de l’ère chrétienne, une nouvelle religion parut en Orient, avec Mahomet, & le chriſtianiſme refoula dans l’Europe, pour s’y concentrer. Trois ou quatre cens ans après, s’élevèrent une foule d’ordres religieux. Au tems de la naiſſance du Chriſt, les livres de David & ceux de la Sybille, annoncèrent la chute du monde, un déluge, ou plutôt un incendie univerſel, un jugement de tous les hommes ; & tous les peuples, foulés par la domination des Romains, ſouhaitèrent & crurent la diſſolution de toutes choſes. Mille ans après l’ère chrétienne, les livres de David & ceux de la Sybille, annoncèrent encore le jugement dernier ; & des pénitens féroces & barbares, dans la piété comme dans le crime, vendirent leurs biens pour aller vaincre & mourir ſur le tombeau de leur rédempteur. Les nations foulées par la tyrannie du gouvernement féodal, déſirèrent & crurent encore la fin du monde.

Tandis qu’une partie des chrétiens frappés de terreur, alloit périr dans les croiſades, une autre partie s’enſeveliſſoit dans les cloîtres. Voilà l’origine de la vie monaſtique en Europe. L’opinion fit les moines ; l’opinion les détruira. Leurs biens reſteront dans la ſociété, pour y engendrer des familles. Toutes les heures perdues à des prières ſans ferveur, ſeront conſacrées à leur deſtination primitive, qui eſt le travail. Le clergé ſe ſouviendra que dans ſes livres ſacrés, Dieu dit à l’homme innocent : croiſſez & multipliez ; que Dieu dit à l’homme pécheur : laboure & travaille. Si les fonctions du ſacerdoce ſemblent interdire au prêtre les ſoins d’une famille & d’une terre, les fonctions de la ſociété proſcrivent encore plus hautement le célibat. Si les moines défrichèrent autrefois les déſerts qu’ils habitoient, ils dépeuplent aujourd’hui les villes où ils fourmillent. Si le clergé a vécu des aumônes du peuple, il réduit à ſon tour les peuples à l’aumône. Parmi les claſſes oiſeuſes de la ſociété, la plus nuiſible eſt celle qui, par ſes principes, doit porter tous les hommes à l’oiſiveté ; qui conſume à l’autel & l’ouvrage des abeilles, & le ſalaire des ouvriers ; qui allume durant le jour, les lumières de la nuit, & fait perdre dans les temples le tems que l’homme doit aux ſoins de ſa maiſon ; qui fait demander au ciel une ſubſiſtance que la terre ſeule donne ou vend au travail.

C’eſt encore une des cauſes de la dépopulation de certains états, que cette intolérance qui persécute & proſcrit toute autre religion que celle du prince. C’eſt un genre d’oppreſſion & de tyrannie particulier à la politique moderne, que celui qui s’exerce ſur les pensées & les conſciences ; que cette piété cruelle qui, pour des formes extérieures de culte, anéantit, en quelque ſorte, Dieu même, en détaillant une multitude de ſes adorateurs ; que cette impiété plus barbare encore, qui, pour des choſes auſſi indifférentes que doivent paroître des cérémonies de religion, anéantit une choſe auſſi eſſentielle que doit l’être la vie des hommes & la population des états. Car on n’augmente point le nombre ni la fidélité des ſujets, en exigeant des ſermens contraires à la conſcience, en contraignant à des parjures ſociété ceux qui s’engagent dans les liens du mariage, ou dans les diverſes profeſſions du citoyen. L’unité de religion n’eſt bonne que lorſqu’elle ſe trouve naturellement établie par la perſuaſion. Dès que la conviction ceſſe, un moyen de rendre aux eſprits la tranquilité, c’eſt de leur laiſſer la liberté. Lorſqu’elle eſt égale, pleine & entière pour tous les citoyens, elle ne peut jamais troubler la paix des familles.

Après le célibat eccléſiaſtique & le célibat militaire, l’un de profeſſion, l’autre d’uſage ; il en eſt un troiſième de convenance, introduit par le luxe : c’eſt celui des rentiers viagers. Admirez ici la chaîne des cauſes. En même-tems que le commerce favoriſe la population par l’induſtrie de mer & de terre, par tous les objets & les travaux de la navigation, par tous les arts de culture & de fabrique ; il diminue cette même population par tous les vices qu’amène le luxe. Quand les richeſſes ont pris un aſcendant général ſur les âmes, alors les opinions & les mœurs s’altèrent par le mélange des conditions. Les arts & les talens agréables, en poliçant la ſociété, la corrompent. Les ſexes venant à ſe rapprocher, à ſe séduire mutuellement ; le plus foible entraîne le plus fort dans ſes goûts frivoles de parure & d’amuſement. La femme devient enfant, & l’homme devient femme. On ne parle, on ne s’occupe que de jouir. Les exercices mâles & robuſtes qui diſciplinoient la jeuneſſe & la préparoient aux profeſſions graves & périlleuſes, font place à l’amour des ſpectacles, où l’on prend toutes les paſſions qui peuvent efféminer un peuple, quand on n’y voit pas un certain eſprit de patriotiſme. L’oiſiveté gagne dans les conditions aisées ; le travail diminue dans les claſſes occupées. L’accroiſſement des arts multiplie les modes ; les modes augmentent les dépenſes ; le luxe devient un beſoin ; le ſuperflu prend la place du néceſſaire ; on s’habille mieux, on vit moins bien ; l’habit ſe fait aux dépens du corps. L’homme du peuple connoît la débauche avant l’amour, & ſe mariant plus tard, a moins d’enfans, ou des enfans plus foibles : le bourgeois cherche une fortune avant une femme, & perd d’avance l’une & l’autre dans le libertinage. Les gens riches, mariés ou non, vont ſans ceſſe corrompant les femmes de tout état, ou débauchant les filles pauvres. La difficulté de ſoutenir les dépenſes du mariage, & la facilité d’en trouver les plaiſirs, ſans en avoir les peines, multiplient les célibataires dans toutes les claſſes.

L’homme qui renonce à être père de famille, conſomme ſon patrimoine ; & d’accord avec l’état, qui lui en double la rente par des emprunts ruineux, il fond pluſieurs générations dans une ſeule ; il éteint ſa poſtérité, celle des femmes dont il eſt payé, & celle des filles qu’il paie. Tous les genres de proſtitution s’attirent à la fois. On trahit ſon honneur & ſon devoir dans toutes les conditions. La déroute des femmes ne fait que précéder celle des hommes.

Une nation galante, ou plutôt libertine ; ne tarde pas à être défaite au-dehors, & ſubjuguée au-dedans. Plus de nobleſſe, plus de corps qui défende ſes droits, ni ceux du peuple ; parce que tout ſe diviſe & qu’on ne ſonge qu’à ſoi. Nul homme ne veut périr ſeul. L’amour des richeſſes étant l’unique appât, l’homme honnête craint de perdre ſa fortune, & l’homme ſans honneur veut faire la ſienne. L’un ſe retire, l’autre ſe vend, & l’état eſt perdu. Tels ſont les progrès infaillibles du commerce dans une monarchie. On ſait, par l’hiſtoire ancienne, quels ſont ſes effets dans une république. Cependant il faut aujourd’hui porter les hommes au commerce, parce que la ſituation actuelle de l’Europe eſt favorable au commerce, & que le commerce eſt lui-même favorable à la population.

Mais on demandera ſi la grande population eſt utile au bonheur du genre-humain ? Queſtion oiſeuſe. Il ne s’agit pas en effet de multiplier les hommes pour les rendre heureux : mais il ſuffit de les rendre heureux pour qu’ils ſe multiplient. Tous les moyens qui concourent à la proſpérité d’un état, aboutiſſent d’eux-mêmes à la propagation de ſes citoyens. Un légiſlateur qui ne voudroit peupler que pour avoir des ſoldats, avoir des ſujets que pour ſoumettre ſes voiſins, ſeroit un monſtre ennemi de la nature humaine, puiſqu’il ne créeroit que pour détruire. Mais celui qui, comme Solon, feroit éclore une république, dont les eſſaims iſolent peupler les côtes déſertes de la mer ; celui qui, comme Penn, ordonneroit la cultivation de ſa colonie, & lui défendroit la guerre, celui-là, ſans doute, ſeroit un dieu ſur la terre. Quand même il ne jouiroit pas de l’immortalité de ſon nom, il vivroit heureux & mourroit content, ſur-tout s’il pouvoit ſe promettre de laiſſer des loix aſſez ſages pour garantir à jamais les peuples de la vexation des impôts.