Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XV/Chapitre 10

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X. En quels lieux & de quelle manière ſe faiſoit le commerce des fourrures.

La traite des pelleteries fut le premier objet du commerce des Européens au Canada. La colonie Françoiſe fit d’abord ce commerce à Tadouſſac, port ſitué à trente lieues au-deſſous de Quebec. Vers l’an 1640, la ville des Trois-Rivières, bâtie à vingt-cinq lieues plus haut que cette capitale, devint un ſecond entrepôt. Avec le tems, Montréal attira ſeul toutes les pelleteries. On les voyoit arriver au mois de juin ſur des canots d’écorce d’arbre. Le nombre des ſauvages qui les apportoient, ne manqua pas de groſſir à meſure que le nom François s’étendit au loin. Le récit de l’accueil qu’on leur avoit fait, la vue de ce qu’ils avoient reçu en échange de leurs marchandiſes, tout augmentoit le concours. Jamais ils ne revenoient vendre leurs fourrures, ſans conduire avec eux une nouvelle nation. C’eſt ainſi qu’on vit ſe former une eſpèce de foire, où ſe rendoient tous les peuples de ce vaſte continent.

Les Anglois furent jaloux de cette branche de richeſſe ; & la colonie qu’ils avoient fondée à la Nouvelle-York, ne tarda pas à détourner une ſi grande circulation. Après s’être aſſurés de leur ſubſiſtance, en donnant leurs premiers ſoins à l’agriculture, ils pensèrent au commerce des pelleteries. Il fut borné d’abord au pays des Iroquois. Les cinq nations de ce nom ne ſouffroient pas qu’on traversât leurs terres, pour aller traiter avec d’autres nations ſauvages qu’ils avoient conſtamment pour ennemies, ni que celles-ci vinſſent ſur leur territoire leur diſputer, par la concurrence, les profits d’un commerce ouvert avec les Européens. Mais le tems ayant éteint ou plutôt ſuſpendu les hoſtilités nationales entre les ſauvages, l’Anglois ſe répandit de tous côtés, & de tous côtés on accourut à lui. Ce peuple avoit des avantages infinis pour obtenir des préférences ſur le François ſon rival. Sa navigation étoit plus facile, & dès-lors ſes marchandiſes s’offroient à meilleur marché. Il fabriquoit ſeul les groſſes étoffes qui convenoient le mieux au goût des ſauvages. Le commerce du caſtor étoit libre chez lui, tandis que, chez les François, il étoit & fut toujours aſſervi à la tyrannie du monopole. C’eſt avec cette liberté, cette facilité qu’il intercepta la plus grande partie des marchandiſes qui faiſoient la célébrité de Montréal.

Alors s’étendit chez les François du Canada, un uſage qu’ils avoient d’abord reſſerré dans des bornes aſſez étroites. La paſſion de courir les bois, qui fut celle des premiers colons, avoit été ſagement reſtreinte aux limites du territoire de la colonie. Seulement on accordoit chaque année à vingt-cinq perſonnes la permiſſion de franchir ces bornes, pour aller faire le commerce chez les ſauvages. L’aſcendant que prenoit la Nouvelle-York, rendit ces congés beaucoup plus fréquens. C’étaient des eſpèces de privilèges excluſifs, qu’on exerçoit par ſoi-même, ou par d’autres. Ils duroient un an, ou même au-delà. On les vendoit ; & le produit en étoit diſtribué par le gouverneur de la colonie, aux officiers ou à leurs veuves & à leurs enfans, aux hôpitaux ; ou aux miſſionnaires, à ceux qui s’étoient ſignalés par une belle action ou par une entrepriſe utile ; quelquefois enfin aux créatures du commandant lui-même, qui vendoit les permiſſions. L’argent qu’il ne donnoit pas, ou qu’il vouloit bien ne pas garder, étoit versé dans les caiſſes publiques : mais il ne devoit compte à perſonne de cette adminiſtration.

Elle eut des ſuites funeſtes. Pluſieurs de ceux qui faiſoient la traite ſe fixoient parmi les ſauvages, pour ſe ſouſtraire aux aſſociés dont ils avoient négocié les marchandiſes. Un plus grand nombre encore alloit s’établir chez les Anglois, où les profits étoient plus conſidérables. Sur des lacs immenſes, ſouvent agités de violentes tempêtes ; parmi des caſcades qui rendent ſi dangereuſe la navigation des fleuves les plus larges du monde entier ; ſous le poids des canots, des vivres, des marchandiſes qu’il falloit voiturer ſur les épaules dans les portages, où la rapidité, le peu de profondeur des eaux obligent de quitter les rivières pour aller par terre ; à travers de tant de dangers & de fatigues, on perdoit beaucoup de monde. Il en périſſoit dans les neiges, ou dans les glaces ; par la faim, ou par le fer de l’ennemi. Ceux qui rentroient dans la colonie avec un bénéfice de ſix ou ſept cens pour cent, ne lui devenoient pas toujours plus utiles ; ſoit parce qu’ils s’y livroient aux plus grands excès ; ſoit parce que leur exemple inſpiroit le dégoût des travaux aſſidus. Leurs fortunes ſubitement amaſſées, diſparoiſſoient auſſi vite : ſemblables à ces montagnes mouvantes, qu’un tourbillon de vent élève & détruit tout-à-coup dans les plaines ſablonneuſes de l’Afrique. La plupart de ces coureurs, épuisés par les fatigues exceſſives de leur avarice, par les débauches d’une vie errante & libertine, traînoient dans l’indigence & dans l’opprobre une vieilleſſe prématurée. Le gouvernement ouvrit les yeux ſur ces inconvéniens, & donna une nouvelle direction au commerce des pelleteries.

Depuis long-tems la France travailloit ſans relâche à élever une échelle de forts, qu’elle croyoit néceſſaire à ſa conſervation, à ſon agrandiſſement dans l’Amérique Septentrionale. Ceux qu’elle avoit conſtruits, ſoit à l’oueſt, ſoit au midi du fleuve Saint-Laurent, pour reſſerrer l’ambition des Anglois, avoient de la grandeur, de la ſolidité. Ceux qu’elle avoit jetés ſur les différens lacs, dans les poſitions importantes, formoient une chaîne qui s’étendoit au Nord juſqu’à mille lieues de Québec : mais ce n’étoient que de misérables paliſſades, deſtinées à contenir les ſauvages, à s’aſſurer de leur alliance & du produit de leurs chaſſes. Il y avoit dans tous une garniſon plus ou moins nombreuſe, à raiſon de l’importance du poſte & des ennemis qui le menaçoient. C’eſt au commandant de chacun de ces forts, qu’on jugea devoir confier le droit excluſif d’acheter & de vendre dans toute l’étendue de ſa domination. Ce privilège s’achetoit : mais comme il étoit toujours une occaſion de gain, ſouvent même d’une fortune conſidérable, il n’étoit accordé qu’aux officiers les plus favorisés. S’il s’en rencontroit parmi eux qui n’euſſent pas les fonds néceſſaires pour l’exploitation, ils trouvoient aisément des capitaliſtes qui s’aſſocioient à leur entrepriſe.

On prétendoit que loin de contrarier le bien du ſervice, ce ſyſtême lui étoit favorable, parce qu’il mettoit les militaires dans la néceſſité d’avoir des liaiſons plus ſuivies avec les naturels du pays, de mieux éclairer leurs mouvemens, de ne rien négliger pour s’aſſurer de leur amitié. Perſonne ne voyoit ou ne vouloit voir, que cette diſpoſition ne manqueroit pas d’étouffer tout autre ſentiment que celui de l’intérêt, & ſeroit la ſource d’une oppreſſion conſtante.

Cette tyrannie devenue en peu de tems univerſelle, ſe fit ſentir plus fortement à Frontenac, à Niagara, à Toronto. Les fermiers de ces trois forts, abuſant de leur privilège excluſif, eſtimoient ſi peu ce qu’on leur préſentoit, donnoient une ſi grande valeur à ce qu’ils offroient en échange, que les ſauvages perdirent peu-à-peu l’habitude de s’y arrêter. Ils ſe rendoient en foule à Choueguen, ſur le lac Ontario, où les Anglois leur accordoient des conditions plus avantageuſes. On fit craindre à la cour de France les ſuites de ces nouvelles liaiſons. Elle réuſſit à les affoiblir, en prenant elle-même le commerce de ces trois poſtes, & donnant un meilleur traitement aux ſauvages que la nation rivale.

Qu’en arriva-t-il ? Le roi fut ſeul en poſſeſſion des pelleteries qu’on rebutoit ailleurs ; le roi eut, ſans concurrence, les peaux des bêtes qu’on tuoit en été ou en automne ; ce qu’il y avoit de moins beau, de moins garni de poil, de plus ſujet à ſe corrompre, fut pour le compte du roi. Toutes ces mauvaiſes pelleteries, achetées ſans fidélité, étoient entaſſées ſans ſoin dans des magaſins où elles devenoient la proie des vers. Lorſque la ſaiſon de les envoyer à Québec étoit venue, on les chargaoit ſur des bateaux, abandonnées à la merci des ſoldats, des paſſagers, des matelots, qui, n’ayant aucun intérêt ſur ces marchandiſes, ne portoient pas la moindre attention à les garantir de l’humidité. Arrivées ſous les yeux des adminiſtrateurs de la colonie, elles étoient vendues la moitié du peu qu’elles valoient. C’eſt ainſi que les avances conſidérables faites par le gouvernement, lui retournoient preſque en pure perte.

Mais ſi ce commerce ne produiſoit rien au roi, l’on peut douter qu’il fut beaucoup plus avantageux aux ſauvages, quoique l’or & l’argent n’en fuſſent point le ſigne dangereux. En échange de leurs pelleteries, ils recevoient à la vérité des ſcies, des couteaux, des haches, des chaudières, des hameçons, des aiguilles, du fil, des toiles communes, de groſſes étoffes de laine, premiers inſtrumens ou gages de la ſociabilité. Mais on leur vendoit auſſi ce qui leur eût été préjudiciable, même à titre de don & de préſent, des fuſils, de la poudre, du plomb, du tabac, & ſur-tout de l’eau-de-vie.

Cette boiſſon, le préſent le plus funeſte, que l’ancien-monde ait fait au nouveau, n’eut pas plutôt été connue des ſauvages, qu’elle devint l’objet de leur plus forte paſſion. Il leur étoit également impoſſible, & de s’en abſtenir, & d’en uſer avec modération. On ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle troubloit leur paix domeſtique ; qu’elle leur ôtoit le jugement ; qu’elle les rendoit furieux ; qu’elle portoit les maris, les femmes, les pères, les mères, les enſans, les sœurs, les frères, à s’inſulter, à ſe mordre, à ſe déchirer. Inutilement quelques François honnêtes voulurent les faire rougir de ces excès. C’eſt vous, répondirent-ils, qui nous avez accoutumés à cette liqueur ; nous ne pouvons plus nous en paſſer ; & ſi vous refuſez de nous en donner, nous en irons chercher chez les Anglois. C’eſt vous qui avez fait le mal ; il eſt ſans remède.

La cour de France, tantôt bien, tantôt mal informée des déſordres qu’occaſionnoit un ſi funeſte commerce, l’a tour-à-tour proſcrit, toléré, autorisé, en raiſon des biens ou des maux qu’on faiſoit enviſager à ſes miniſtres. Au milieu de ces variations, l’intérêt des marchands s’arrêta rarement. La vente de l’eau-de-vie fut à-peu-prés égale dans tous les tems. Cependant les eſprits ſages la regardoient comme la cauſe principale de la diminution d’hommes, & par conséquent des peaux de bêtes, diminution qui devenoit tous les jours plus ſenſible.