Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVI/Chapitre 1

La bibliothèque libre.

I. Pour réparer ſes pertes, la France peuple, fortifie l’Iſle-Royale, & y établit de grandes pêcheries.

Les Anglois regardoient cette poſſeſſion comme l’équivalent de tout ce que les François avoient perdu par le traité d’Utrecht. Auſſi s’oppoſoient-ils avec acharnement à ce qu’il fut permis à un ennemi, avec lequel ils étoient mal réconciliés, de peupler cette iſle & de la fortifier. Ils ne voyoient que ce moyen, pour l’exclure de la pêche de la morue, & pour rendre l’entrée du Canada difficile à ſes navigateurs. La modération de la reine Anne, ou peut-être la corruption de ſes miniſtres, ſauva cette nouvelle humiliation à la France. Cette puiſſance fut autorisée à faire, au cap Breton, tous les arrangemens qui lui conviendroient.

L’iſle ſituée entre les quarante-cinq & les quarante-ſept degrés de latitude nord, eſt à l’entrée du golfe Saint-Laurent. Terre-Neuve, à ſon orient, ſur la même embouchure, n’en eſt éloignée que de quinze ou ſeize lieues ; l’Acadie, à ſon couchant, n’en eſt séparée que par un détroit de trois ou quatre lieues. Ainſi placée entre les domaines cédés à ſes ennemis, elle menaçoit leurs poſſeſſions, en protégeant celles de ſes maîtres. Sa longueur eſt d’environ trente-ſix lieues, & ſa plus grande largeur de vingtdeux. Elle eſt hériſſée dans toute ſa circonférence, de petits rochers séparés par les vagues, au-deſſus deſquelles pluſieurs élèvent leur ſommet. Tous ſes ports ſont ouverts à l’orient, en tournant au ſud. On ne trouve ſur le reſte de ſon enceinte, que quelques mouillages pour de petits bâtimens, dans des anſes ou entre des iſlets. À l’exception des lieux montueux, la ſurface du pays a peu de ſolidité. Ce n’eſt par-tout qu’une mouſſe légère & de l’eau. La grande humidité du terrein s’exhale en brouillards, ſans rendre l’air mal-ſain. Du reſte, le climat eſt très-froid ; ce qui doit provenir, ſoit de la prodigieuſe quantité de lacs long-tems glacés, qui couvrent plus de la moitié de l’iſle, ſoit des forêts qui la rendent inacceſſible aux rayons du ſoleil, d’ailleurs affoiblis par des nuages continuels.

Quoique le cap Breton attirât depuis long-tems quelques pêcheurs qui y venoient tous les étés, il n’en avoit jamais fixé vingt ou trente. Les François, qui en prirent poſſeſſion au mois d’août 1713, furent proprement ſes premiers habitans. Ils changèrent ſon nom en celui de l’Iſle-Royale, & jetèrent les yeux ſur le fort Dauphin, pour y former leur principal établiſſement. Ce havre préſentoit un retrait de deux lieues. Les vaiſſeaux qui venoient juſqu’aux bords, y ſentoient à peine les vents. Les bois de chêne, néceſſaires pour bâtir, pour fortifier une grande ville, ſe trouvoient fort près. La terre y paroiſſoit moins ſtérile qu’ailleurs, & la pêche y étoit plus abondante. On pouvoit à peu de frais rendre ce port imprenable ; mais la difficulté d’y arriver, qui d’abord avoit moins frappé que ſes avantages, le fit abandonner, même après des travaux aſſez conſidérables. Les vues ſe tournèrent vers Louiſbourg, dont l’abord étoit plus facile ; & la commodité fut préférée à la sûreté. Le port de Louiſbourg, ſitué ſur la côte orientale de l’iſle, a pour le moins une lieue de profondeur, & plus d’un quart de lieue de largeur dans l’endroit où il eſt le plus étroit. Le fond en eſt bon. On y trouve ordinairement depuis ſix juſqu’à dix braſſes d’eau ; & il eſt aisé d’y louvoyer, ſoit pour entrer ſoit pour ſortir, même dans les mauvais tems. Il renferme un petit golfe très-commode pour le radoub des vaiſſeaux de toute grandeur, qu’on peut même y faire hiverner avec quelques précautions. Le ſeul inconvénient de ce havre excellent, eſt de ſe trouver fermé par les glaces dès le mois de novembre, & de ne s’ouvrir qu’en mai & ſouvent en juin. Son entrée, naturellement fort reſſerrée, eſt encore gardée par l’iſle aux Chèvres, dont l’artillerie, battant à fleur d’eau, couleroit immanquablement à fond, tous les bâtimens grands ou petits qui voudroient y forcer le paſſage. Deux batteries, l’une de trente-ſix, & l’autre de douze pièces de canon de vingt-quatre livres de balle, placées vis-à-vis ſur les côtes opposées, fortifient & croiſent ce feu terrible.

La ville édifiée ſur une langue de terre qui s’avance dans la mer, eſt de figure oblongue. Elle a environ une demi-lieue de tour ; les rues ſont larges & régulières. On n’y voit guère que des maiſons de bois. Celles qui ſont de pierre, ont été bâties aux dépens du gouvernement, & ſont deſtinées à loger les troupes. On y a conſtruit des calles : ce ſont des ponts, qui, avançant conſidérablement dans le port, ſont très-commodes pour charger ou pour décharger les navires.

Ce ne fut qu’en 1720 qu’on commença à fortifier Louiſbourg. Cette entrepriſe fut exécutée ſur de très-bons plans, avec tous les ouvrages qui rendent une place reſpectable. On laiſſa ſeulement ſans rempart un eſpace d’environ cent toiſes du côté de la mer ; parce qu’on le jugea ſuffiſamment défendu par ſa ſituation. On ſe contenta de le fermer d’un ſimple batardeau. La mer y étoit ſi baſſe, qu’elle formoit une eſpèce de lagune inacceſſible par ſes écueils à toute ſorte de bâtimens. Le feu des baſtions collatéraux achevoit de mettre cette eſtacade à couvert d’une deſcente.

La néceſſité de tranſporter d’Europe les pierres & beaucoup de matériaux néceſſaires pour ces grandes conſtructions, retarda quelquefois les travaux, mais ne les fit pas abandonner. On y dépenſa trente millions. On ne crut pas que ce fut trop pour ſoutenir les pêcheries, pour aſſurer la communication de la France avec le Canada, pour ouvrir un aſyle en tems de guerre, aux vaiſſeaux qui viendroient des iſles méridionales. La nature & la politique vouloient que les richeſſes du midi fuſſent gardées par les forces du nord.

L’an 1714 vit arriver dans l’iſle les pêcheurs François, fixés juſqu’alors à Terre-Neuve. On eſpéra que leur nombre ſeroit bientôt groſſi par les Acadiens, auxquels les traités avoient aſſuré le droit de s’expatrier, d’emporter leurs effets mobiliers, de vendre même leurs habitations. Cette attente fut trompée. Les Acadiens aimèrent mieux garder leurs poſſeſſions ſous la domination de l’Angleterre, que de les ſacrifier, pour des avantages équivoques, à leur attachement pour la France. La place qu’ils refusèrent d’occuper, fut ſucceſſivement remplie par quelques malheureux, qui arrivoient de tems en tems d’Europe ; & la population fixe de la colonie, s’éleva peu-à-peu au nombre de quatre mille âmes. Elle étoit répartie à Louiſbourg, au fort Dauphin, au port Toulouſe, à Nericka, ſur toutes les côtes où l’on avoit trouvé des grèves pour sécher la morue.

L’agriculture n’occupa jamais les habitans de l’iſle. La terre s’y refuſe. Les grains qu’on a tenté d’y ſemer à pluſieurs repriſes, le plus ſouvent n’ont pu mûrir. Lors même qu’ils ont paru mériter d’être récoltés, ils avoient trop dégénéré, pour ſervir de ſemence à la moiſſon ſuivante. On ne s’eſt opiniâtré qu’a faire croître quelques herbes potagères, dont le goût étoit aſſez bon, mais qui demandoient qu’on en renouvelât tous les ans la graine. Le vice & la rareté des pâturages ont également empêché les troupeaux de ſe multiplier. La terre ſembloit n’appeler à l’iſle-Royale que des pécheurs & des ſoldats.

Quoique la colonie fût toute couverte de forêts, lorſqu’elle reçut des habitans, le bois n’y a guère été un objet de commerce. Ce n’eſt pas qu’on n’y ait trouvé beaucoup d’arbres tendres qui étoient propres au chauffage, pluſieurs même qui pouvoient ſervir pour la charpente : mais le chêne y a toujours été fort rare, & le ſapin n’a jamais donné beaucoup de réſine.

La traite des pelleteries étoit un objet aſſez peu important. Elle ſe réduiſoit à un petit nombre de peaux de loup-cerviers, d’orignaux, de rats muſqués, de chats ſauvages, d’ours, de loutres, & de renards rouges ou argentés. Une partie étoit fournie par une peuplade ſauvage de Mikmaks, qui s’étoit établie dans l’iſle avec les François, & qui n’eut jamais plus de ſoixante hommes en état de porter les armes. Le reſte venoit de Saint-Jean, ou du continent voiſin.

Il eût été poſſible de tirer un meilleur parti des mines de charbon de terre, très-communes dans la colonie. Elles ont l’avantage d’être horizontale, de n’avoir jamais plus de ſix ou huit pieds de profondeur, & de pouvoir être exploitées ſans qu’on ſoit réduit à creuſer la terre ou à détourner les eaux. Quoique la Nouvelle-Angleterre en eût tiré une quantité prodigieuſe depuis 1745 juſqu’en 1749, ces mines auroient été peut-être abandonnées, ſi les bâtimens expédiés pour les iſles Françoiſes n’avoient eu beſoin de leſt.

Toute l’activité de la colonie, ſe tourna conſtamment vers la pêche de la morue sèche. Les habitans, moins aisés, y employoient annuellement deux cens chaloupes, & les plus riches, cinquante à ſoixante bateaux ou goélettes de trente à cinquante tonneaux. Les chaloupes ne s’éloignoient jamais au-delà de quatre ou cinq lieues de la côte, & revenoient tous les ſoirs porter leur poiſſon, qui, préparé ſur le champ, avoit toujours le degré de perfection dont il étoit ſuſceptible. Les bâtimens plus conſidérables alloient faire leur pêche plus loin, gardoient pluſieurs jours leur morue ; & comme elle prenoit ſouvent trop de ſel, elle en étoit moins recherchée. Mais ils étoient dédommagés de cet inconvénient, par l’avantage de ſuivre leur proie, à meſure que le défaut de nourriture lui faiſoit abandonner l’Iſle-Royale ; & par la facilité de porter eux-mêmes, durant l’automne, le produit de leurs travaux aux iſles méridionales, ou même en France.

Indépendamment des pêcheurs fixés dans l’iſle, il en arrivoit tous les ans de France, qui séchoient leur morue, ſoit dans des habitations où ils s’arrangeoient avec les propriétaires, ſoit ſur les grèves, dont l’uſage leur étoit toujours réſervé.

La métropole envoyoit auſſi régulièrement des bâtimens chargés de vivres, de boiſſons, de vêtemens, de meubles, de toutes les choſes qui étoient néceſſaires aux habitans de la colonie. Les plus grands de ces navires, ſe bornant au commerce, reprenoient la route d’Europe, auſſi-tôt qu’ils avoient échangé leurs marchandiſes contre la morue. Ceux de cinquante à cent tonneaux, après avoir débarqué leur petite cargaiſon, alloient faire la pêche eux-mêmes ; & ne repartoient pas qu’elle ne fût finie.

L’iſle-Royale n’envoyoit pas toute ſa pêche en Europe. Une partie paſſoit aux iſles Françoiſes du Midi, ſur vingt ou vingt-cinq bâtimens qui portoient depuis ſoixante-dix juſqu’à cent quarante tonneaux. Outre la morue, qui devoit former au moins la moitié de la cargaiſon, on exportoit de cette colonie aux autres, des madriers, des planches, du merrain, du ſaumon & du maquereau ſalés, de l’huile de poiſſon, du charbon de terre. Tous ces envois étoient payés avec du ſucre & du café, mais plus encore avec des ſirops & du taffia.

L’iſle-Royale ne pouvoit conſommer tous ces retours. Le Canada n’emportoit que très-peu de leur ſuperflu. Il étoit enlevé, pour la plus grande partie, par les colons de la Nouvelle-Angleterre, qui donnoient des fruits, des légumes, des bois, des briques, des beſtiaux. Ce commerce d’échange leur étoit permis. Ils y ajoutoient en fraude des farines, & même une aſſez grande quantité de morue.

Malgré cette circulation, qui ſe faiſoit toute entière à Louiſbourg, la plupart des colons languiſſoient dans une misère affreuſe. Ce mal tiroit ſa ſource de la dépendance où leur état de pauvreté les avoit jetés en arrivant dans l’iſle. Dans l’impuiſſance de ſe pourvoir d’uſtenſiles & des premiers moyens de pêche, ils les avoient empruntés à un intérêt exceſſif. Ceux même qui n’avoient pas eu beſoin de ces avances, ne tardèrent pas à ſubir la dure loi des emprunts. La cherté du ſel & des vivres, les pêches malheureuſes les y réduiſirent en peu de tems. Des ſecours qu’il falloit payer vingt ou vingt-cinq pour cent par année, les ruinèrent ſans reſſource.

Telle eſt à chaque inſtant la poſition relative de l’indigent, qui ſollicite des ſecours, & du citoyen opulent, qui ne les accorde qu’à des conditions ſi dures, qu’elles deviennent en peu de tems fatales à l’emprunteur & au créancier ; à l’emprunteur, à qui l’emploi du ſecours ne peut autant rendre qu’il lui a coûté ; au créancier, qui finit par n’être plus payé d’un débiteur, que ſon uſure ne tarde pas à rendre inſolvable. Il eſt difficile de trouver un remède à cet inconvénient : car enfin, il faut que le prêteur ait ſes sûretés, & que l’intérêt de la ſomme prêtée ſoit d’autant plus grand que les sûretés ſont moindres.

Il y a de part & d’autre un vice de calcul, qu’un peu de juſtice & de bienfaiſance de la part du prêteur pourroit réparer. Il faudroit que celui-ci ſe dit à lui-même. Ce malheureux qui s’adreſſe à moi eſt intelligent, laborieux, économe. Je veux lui tendre la main pour le tirer de la misère. Voyons ce que ſon induſtrie la plus avantageuſe lui rendra, & ne lui prêtons point ; ou ſi nous nous déterminons à lui prêter, que l’intérêt que nous exigerons de la ſomme prêtée, ſoit au-deſſous du produit de ſon travail. S’il y avoit égalité entre l’intérêt & le produit, mon débiteur reſteroit conſtamment dans la misère, & le moindre accident inattendu emmeneroit ſa faillite & la perte de mon capital. Au contraire, ſi le produit excède l’intérêt, la fortune de mon débiteur s’accroît d’année en année ; & avec elle la sûreté du fonds que je lui aurai confié. Mais malheureuſement l’avidité ne raiſonne pas comme la prudence & l’humanité. Il n’y a preſque point de pactes & de baux, entre le riche & le pauvre, auxquels ces principes ne ſoient applicables. Voulez-vous être payé de votre fermier, dans les bonnes & les mauvaiſes années, n’en exigez pas à la rigueur tout ce que votre terre peut rendre ; ſans quoi, ſi le feu prend à vos granges, c’eſt à vos dépens qu’elles ſeront incendiées. Si vous voulez proſpérer ſeul, la proſpérité vous échappera ſouvent. Il eſt rare que votre bien puiſſe ſe séparer abſolument du bien d’un autre. Vous ſerez la dupe de celui qui s’engage à plus qu’il ne peut, s’il le fait ; il ſera la vôtre, s’il l’ignore ; & l’homme qui réunit la prudence à l’honnêteté, ne veut ni duper ni être dupe.