Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVI/Chapitre 10

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X. Le miniſtère de France cède la Louyſiane à l’Eſpagne. En avoit-il le droit ?

Tel étoit l’état des choſes ? lorſque la cour de Verſailles annonça, le 21 avril 1764, aux habitans de la Louyſiane, que par une convention ſecrète du 3 novembre 1762, on avoit abandonné à celle de Madrid, la propriété de leur territoire. La langueur de cette colonie ; les obſtacles qui s’oppoſoient à ſon amélioration ; l’impoſſibilité de la mettre en état de réſiſter à la maſſe des forces ennemies, réunies ſur ſa frontière : ces conſidérations durent aisément déterminer le miniſtre de France à cette ceſſion, en apparence ſi conſidérable. Mais quel fut le motif qui porta l’Eſpagne à l’accepter ? Ne valoit-il pas mieux qu’elle ſacrifiât gratuitement la Floride au rétabliſſement de la tranquilité publique, que de recevoir en échange une poſſeſſion, dont la défenſe lui étoit impoſſible ? Si c’étoit une barrière contre les entrepriſes qu’une nation ambitieuſe, active & puiſſante pouvoit projeter contre le Mexique, n’étoit-il pas de ſon intérêt qu’un allié fidèle eût à ſoutenir un premier choc, qui l’avertiroit de l’orage & lui donneroit peut-être le tems de le conjurer ?

Mais de quelque manière que la politique veuille enviſager cet événement, ce ſera toujours au tribunal de la morale un crime d’avoir vendu ou donné des citoyens à une puiſſance étrangère.

De quel droit, en effet, un prince diſpoſe-t-il d’un peuple qui ne conſent pas à changer de maître ?

Les nations doivent-elles ſont aux rois, & les rois ne doivent-ils rien aux nations ? Que ſignifie donc le droit des gens ? N’eſt-il que le droit des princes ? Ceux-ci ne tiennent, diſent-ils, leur pouvoir que de Dieu ſeul. Cette maxime, imaginée par le clergé, qui ne met les rois au-deſſus des peuples, que pour commander aux rois même au nom de la divinité, n’eſt donc qu’une chaîne de fer, qui tient une nation entière ſous les pieds d’un ſeul homme ? Ce n’eſt donc plus un lien réciproque d’amour & de vertu, d’intérêt & de fidélité, qui fait régner une famille au milieu d’une ſociété ? Si l’obéiſſance des peuples eſt une loi de conſcience imposée par Dieu ſeul, ils peuvent donc en appeler aux interprètes de cette volonté éternelle, contre l’abus de l’autorité ſubordonnée à ce grand être ? Si l’on fait de l’obéiſſance paſſive une loi de religion, dès-lors elle eſt ſoumiſe, comme toutes les autres loix religieuſes, au tribunal de la conſcience ; & dans un état où l’on reconnoît la loi de Dieu pour la première, il faut attendre que la déciſion de l’égliſe éclaire & dirige les conſciences, ſur l’étendue & la nature du pouvoir des rois. En vain dira-t-on que les livres ſaints ordonnent eux-mêmes d’obéir aux puiſſances de la terre. C’eſt à l’égliſe que la lettre & le ſens de ces livres ont été révélés, & par l’égliſe, aux nations qui les ont adoptés. Elle ſeule peut donc ſavoir juſqu’à quel point, & à quel deſſein, Dieu a confié ſon autorité aux puiſſances de la terre. Les rois, en s’appuyant des textes de la bible, ſe remettent dès-lors ſous la tutelle des miniſtres de l’évangile. Ainſi, quand ils empruntent les armes du clergé pour tenir les peuples dans les fers, le clergé peut retirer ſes propres armes, & s’en ſervir contre les rois. Il trouvera dans l’évangile même, où ils ont pris le droit de régner, un bouclier à oppoſer contre l’épée, & le glaive contre le glaive.

C’eſt donc en vain que les princes ont recours au ciel pour rappeler leurs droits, quand ils manquent à leurs devoirs. La loi qu’ils invoquent s’élève contre eux. Elle tonne, & les foudroie par la bouche des pontifes. Elle crie au fond des cœurs d’un peuple qui gémit. Ainſi leur puiſſance n’en eſt pas moins conditionnelle, précaire, interprétative ; elle n’eſt pas moins limitée par le code religieux, où ils l’ont puisée, qu’elle ne doit l’être par le code naturel des nations : car la religion étant l’unique frein du deſpotiſme, ſeul pouvoir qui ſe croie établi de Dieu même, & les fondemens de ce pouvoir n’étant pas plus évidens que les dogmes & les principes de la religion qui lui ſert de baſe ; le deſpote tombe entre les mains du clergé, ſi le peuple eſt dirigé par des prêtres, ou à la diſcrétion de ſes ſujets, parce qu’au défaut de pontifes, ils ſont eux-mêmes les juges de la foi.

Mais pourquoi l’autorité voudroit-elle ſe déguiſer qu’elle vient des hommes ? La nature, l’expérience, l’hiſtoire, le ſentiment intérieur, apprennent aſſez aux rois qu’ils tiennent des peuples tout ce qu’ils poſſèdent, ſoit qu’ils l’aient conquis par les armes, ſoit qu’ils l’aient acquis par des traités. Puiſqu’on reçoit du peuple tous les fruits de l’obéiſſance, pourquoi ne pas accepter de lui ſeul tous les droits de l’autorité ? Qu’a-t-on à craindre des volontés qui ſe donnent, & que gagne-t-on à l’abus d’une puiſſance qu’on uſurpe ? Ne faut-il pas la retenir par la violence, quand on s’en eſt emparé par ſurpriſe ? Et quel eſt le bonheur d’un prince qui ne commande que par la force, & qui n’eſt obéi que par la crainte ? Eſt-il tranquille ſur le trône, lorſqu’il ſe voit forcé de dire, pour régner, que c’eſt de Dieu ſeul qu’il a reçu ſa couronne ? Tout homme ne tient-il pas encore plus de Dieu ſa vie & ſa liberté, le droit impreſcriptible de n’être gouverné que par la raiſon & par la juſtice ?

Mais qu’a-t-on beſoin d’invoquer le ſacré nom de Dieu, dont il eſt ſi facile d’abuſer ? Dans les ſiècles malheureux de l’enthouſiaſme de religion, on a pu repaître de mots ambigus les eſprits égarés par un fanatiſme épidémique. Mais dans le calme de la paix & de la raiſon ; lorſqu’un état s’eſt policé, agrandi, affermi par l’eſprit de diſcuſſion & de calcul, par les recherches & la découverte des vérités utiles, que la phyſique offre à la morale pour le matation de la politique : eſt-ce alors qu’il faut encore chercher dans les ténèbres de l’ignorance & de l’erreur, les fondemens d’une autorité légitime ? Le bien & le ſalut des peuples, voilà la ſuprême loi d’où toutes les autres dépendent, & qui n’en reconnoît point au-deſſus d’elle. C’eſt-là, ſans doute, la véritable loi fondamentale de toutes les ſociétés. C’eſt par elle qu’il faut interpréter les loix particulières qui doivent toutes émaner de ce principe, en être le développement & le ſoutien.

Or, en appliquant cette règle aux traités de partage & de ceſſion que les rois font entre eux, voit-on qu’ils aient le droit d’acheter, de vendre & d’échanger les peuples ſans les conſulter ? Quoi, les princes s’arrogeront le droit barbare d’aliéner ou d’hypothéquer leurs provinces & leurs ſujets, comme des biens meubles & immeubles ; tandis que les apanages de leur maiſon, les forêts de leur domaine, les joyaux de leur couronne, ſont des effets inaliénables & ſacrés, auxquels on n’oſe toucher dans les beſoins les plus preſſans d’un état !… J’entends une voix qui crie du fond de l’Amérique ; c’eſt la voix d’une nombreuſe colonie, Elle dit à ſa métropole :

« Que t’ai-je fait, pour me liver à un étranger ? Ne ſuis-je pas ſortie de ton ſein ? N’ai-je pas ſemé, planté, cultivé, moiſſonné pour toi ſeule ? Quand tes vaiſſeaux m’exportèrent ſur ces rivages ſi différens de ton heureux climat, ne me promis-tu pas de me couvrir toujours de tes armes & de tes voiles ? N’ai-je pas combattu pour tes droits, & défendu le ſol que tu m’avois donné ? Après l’avoir fertilisé de mes ſueurs, ne l’ai-je pas arrosé de mon ſang pour te le conſerver ? Tes enfans ſont mes pères ou mes frères ? tes loix faiſoient ma gloire, & ton nom mon honneur. J’ai tâché de l’illuſtrer, ce nom, chez les nations même qui ne le connoiſſoient pas, Je t’avois fait des amis & des alliés parmi les ſauvages. J’aimois à croire qu’un jour je pourrois être l’égale de tes rivaux, la terreur de tes ennemis. Mais non, tu m’as abandonnée. Tu m’as engagée à mon inſu, par un marché, dont le ſecret même étoit une trahiſon. Mère inſenſible, ingrate, as-tu pu rompre, contre le vœu de la nature, les nœuds qui m’attachoient à toi par ma naiſſance même ? Quand je te rendois, par le tribut de mes pénibles labeurs, le ſang & le lait que j’avois reçu de tes veines, je n’aſpirois qu’à la conſolation de vivre & de mourir ſous la loi. Tu ne l’as pas voulu. Tu m’as arrachée à ma famille pour me donner à un maître qui n’étoit pas de mon choix. Rends-moi mon père, cruelle ; rends-moi à celui dont j’ai appris à bégayer le nom dès ma plus tendre enfance. Tu peux bien me ſoumettre malgré moi-même au joug que mon cœur repouſſe ; mais ce ne ſera que pour un tems. Je languirai, je périrai de douleur & de foibleſſe ; ou ſi je reprends de la vie & des forces, ce ſera pour me ſouſtraire aux liens que je déteſte ; duſſé-je me livrer à tes ennemis ».