Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVI/Chapitre 22

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XXII. Priſe de Québec par les Anglois. La conquête de la capitale entraîne, avec le tems, la ſoumiſſion de la colonie entière.

Telle étoit la ſituation des choſes, lorſqu’une flotte Angloiſe, où l’on comptoit trois cens voiles, & qui étoit commandée par l’amiral Saunders, ſe fit voir ſur le fleuve Saint-Laurent, à la fin de juin 1759. Par une nuit obſcure & un vent très-favorable, huit brûlots furent lancés pour la réduire en cendres. Tout eût péri infailliblement, hommes & vaiſſeaux, ſi l’opération avoit été conduite avec l’intelligence, le ſang-froid & le courage qu’elle exigeoit. Mais ceux qui s’en étoient chargés n’avoient peut-être aucune de ces qualités, ou du moins ne les réuniſſoient pas toutes. Impatiens d’aſſurer leur retour à terre, ils mirent beaucoup trop tôt le feu aux bâtimens dont ils avoient la direction. Auſſi l’aſſaillant, averti à tems du danger qui le menaçoit, vint-il à bout de s’en garantir par ſon activité & par ſon audace. Il ne lui en coûta que deux foibles navires.

Tandis que les forces navales échappoient ſi heureuſement à leur deſtruction, l’armée, qui étoit de dix mille hommes, attaquoit la pointe de Levy, en chaſſoit les troupes Françoiſes qui y étoient retranchées, y établiſſoit ſes batteries, & bombardoit, avec le plus grand ſuccès, la ville de Québec, qui, quoique ſituée ſur la rive opposée du fleuve, n’étoit éloignée que de ſix cens toiſes.

Mais ces avantages ne conduiſoient pas au but qu’on s’étoit proposé. Il s’agiſſoit de ſe rendre maître de la capitale de la colonie ; & la côte qui y conduiſoit étoit ſi bien défendue par des redoutes, par des batteries & par des troupes, qu’elle paroiſſoit inacceſſible. Les aſſaillans furent de plus en plus confirmés dans cette opinion, après qu’ils eurent tâté le ſaut de Montmorency, où ils perdirent quinze cens hommes, & où ils auroient pu aisément perdre tout ce qui y avoit été imprudemment débarqué.

Cependant la ſaiſon avançoit. Le général Amherſt, qui devoit faire une diverſion du côté des lacs, ne paroiſſoit point. On avoit perdu tout eſpoir de forcer l’ennemi dans ſes poſtes. Le découragement commençoit à ſe manifeſter, lorſque M. Murray propoſa de monter avec l’armée & une partie de la flotte deux milles au-deſſus de la place, & de s’emparer des hauteurs d’Abraham, que les François avoient négligé de garder, parce qu’ils les croyoient ſuffiſamment dé-fendues par les rochers très-eſcarpés qui les entouroient. Cette idée heureuſe & brillante eſt reçue avec tranſport. Le 13 décembre, cinq mille Anglois débarquent avant le jour, & ſans être aperçus, au pied des hauteurs. Ils y grimpent, ſans perdre un moment, & s’y trouvent en ordre de bataille, lorſqu’à neuf heures ils ſont attaqués par deux mille ſoldats, cinq mille Canadiens & cinq cens ſauvages. Le combat s’engage & ſe décide en faveur de l’Anglois, qui, dès le commencement de l’action, avoit perdu l’intrépide Wolf, ſon général, ſans perdre la confiance & la réſolution.

C’étoit avoir remporté un avantage conſidérable, mais il pouvoit n’être pas déciſif. Douze heures de tems ſuffiſoient pour raſſembler des troupes diſtribuées à quelques lieues du champ de bataille, pour les joindre à l’armée battue, & marcher au vainqueur avec des forces ſupérieures à celles qu’il avoit défaites. C’étoit l’avis du général Montcalm, qui, bleſſé mortellement dans la retraite, avoit eu le tems, avant d’expirer, de ſonger au ſalut des liens, en les encourageant à réparer leur déſaſtre. Un ſentiment ſi généreux ne fut pas ſuivi du conſeil de guerre. On s’éloigna de dix lieues. M. le chevalier de Levy, accouru de ſon poſte pour remplacer Montcalm, blâma cette démarche de foibleſſe. On en rougit ; on voulut revenir ſur ſes pas, & ramener la victoire. Il n’étoit plus tems. Québec, quoique aux trois quarts détruit, avoit capitulé dès le 17 avec trop de précipitation.

L’Europe entière crut que la priſe de cette place finiſſoit la grande querelle de l’Amérique Septentrionale. Perſonne n’imagina qu’une poignée de François, qui manquoient de tout, à qui la fortune même ſembloit interdire juſqu’à l’eſpérance, osâſſent ſonger à retarder une deſtinée inévitable. On les connoiſſoit mal. On perfectionna à la hâte des retranchemens qui avoient été commencés à dix lieues au-deſſus de Québec. On y laiſſa des troupes ſuffiſantes pour arrêter les progrès de la conquête ; & l’on alla s’occuper à Montréal des moyens d’en effacer la honte & la diſgrace.

C’eſt-là qu’il fut arrêté qu’on marcheroit dès le printems en force ſur Québec, pour le reprendre par un coup de main, ou par un ſiège, au défaut d’une ſurpriſe. On n’avoit encore rien de ce qu’il falloit pour attaquer une place en règle : mais tout étoit combiné de façon à n’entamer cette entrepriſe qu’au moment où les ſecours qu’on attendoit de France ne pouvoient manquer d’arriver.

Malgré la diſette affreuſe de toutes choſes, où ſe trouvoit depuis long-tems la colonie, les préparatifs étoient déjà faits, quand la glace qui couvroit tout le fleuve, venant à ſe rompre vers le milieu de ſa largeur, y ouvrit un petit canal. On fit gliſſer les bateaux à force de bras, pour les mettre à l’eau. L’armée composée de citoyens & de ſoldats qui ne faiſoient qu’un corps, qui n’avoient qu’une âme, ſe précipita, dès le 20 avril 1760, dans ce courant du fleuve avec une ardeur inconcevable. Les Anglois la croyoient encore paiſible dans les quartiers d’hiver ; & déjà toute débarquée, elle touchoit à une garde avancée de quinze cens hommes, qu’ils avoient placée à trois lieues de Québec. Ce gros détachement alloit être taillé en pièces, ſans un de ces haſards ſinguliers qu’il n’eſt pas donné à la prudence humaine de prévoir.

Un canonnier, en voulant ſortir de ſa chaloupe, étoit tombé dans l’eau. Un glaçon ſe rencontra ſous ſes mains ; il y grimpa, &, le laiſſa aller au gré du flot. Le glaçon, en deſcendant, raſa la rive de Québec. La ſentinelle Angloiſe placée à ce poſte, voit un homme prêt à périr, & crie au ſecours. On vole au malheureux que le courant emporte, & on le trouve ſans mouvement. Son uniforme, qui le fait reconnoître pour un ſoldat François, détermine à le porter chez le gouverneur, où la force des liqueurs ſpiritueuſes le rappelle un moment à la vie. Il recouvre aſſez de voix pour dire qu’une armée de dix mille François eſt aux portes de la place ; & il meurt. Auſſi-tôt on expédie un ordre à la garde avancée de rentrer dans la ville en toute diligence. Malgré la célérité de ſa retraite, on eut le tems d’entamer ſon arrière-garde. Quelques momens plus tard, la défaite de ce corps eût entraîné ſans doute la perte de la place.

L’aſſaillant y marche cependant avec une intrépidité qui ſembloit tout attendre de la valeur, & rien d’une ſurpriſe. Il n’en étoit plus qu’à une lieue, lorſqu’il rencontra un corps de quatre mille hommes, ſorti pour l’arrêter. L’attaque fut vive, la réſiſtance opiniâtre. Les Anglois furent repouſſés dans leurs murailles, après avoir laiſſé dix-huit cens de leurs plus braves ſoldats ſur la place, & leur artillerie entre les mains du vainqueur.

La tranchée fut auſſi-tôt ouverte devant Québec. Mais comme on n’avoit que des pièces de campagne, qu’il ne vint point de ſecours de France, & qu’une forte eſcadre Angloiſe remonta le fleuve, il fallut lever le ſiège dès le 16 mai, & ſe replier de poſte en poſte juſqu’à Montréal. Trois armées formidables, dont l’une avoit deſcendu le fleuve, l’autre l’avoit remonté, & la troiſième étoit arrivée par le lac Champlain, entourèrent ces troupes qui, peu nombreuſes dans l’origine, exceſſivement diminuées par des combats fréquens & des fatigues continuelles, manquoient, tout-à-la-fois, de munitions de bouche & de guerre, & ſe trouvoient enfermées dans un lieu ouvert. Ces misérables reſtes d’un corps de ſept mille hommes qui n’avoit jamais été recruté ; & qui, aidé de quelques miliciens, de quelques ſauvages, avoit fait de ſi grandes choſes, furent enfin réduits à capituler ; & ce fut pour la colonie entière. Les traités de paix cimentèrent la conquête. Elle augmenta la maſſe des poſſeſſions Angloiſes dans le nord de l’Amérique.