Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVI/Chapitre 8

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VIII. Établiſſemens formés par les François à la Louyſiane.

Ses côtes, toutes ſituées ſur le golfe du Mexique, ſont généralement baſſes & couvertes d’un ſable aride. Elles ſont inhabitées & inhabitables. On n’a jamais ſongé à y élever aucune fortification.

Quoique les François duſſent ſouhaiter de s’approcher du Mexique, ils n’ont formé aucun établiſſement ſur la côte, qui eſt à l’oueſt du Miſſiſſipi. On aura craint, ſans doute, d’offenſer l’Eſpagne, qui n’auroit pas ſouffert patiemment ce voiſinage.

À l’eſt du fleuve, on voit le fort la Maubile, élevé ſur les bords d’une rivière, qui prend ſa ſource dans les Apalaches. Il ſervoit à contenir dans l’alliance des François les Chactas, les Alimabous, d’autres peuplades moins nombreuſes, & à s’aſſurer de leurs pelleteries. Les Eſpagnols de Penſacole tiroient de cet établiſſement quelques denrées, quelques marchandiſes.

L’embouchure du Miſſiſſipi offre un grand nombre de paſſes, qui n’ont point de ſtabilité. Pluſieurs ſont quelquefois à ſec. Il y en a qui ne peuvent recevoir que des canots ou des chaloupes. Celle de l’eſt, la ſeule aujourd’hui fréquentée par des navires, eſt très-tortueuſe, n’offre qu’une voie infiniment étroite, & n’a que onze ou douze pieds d’eau, dans les plus hautes marées. Le petit fort, nommé la Baliſe, qui défendoit autrefois l’embouchure de la rivière, a perdu toute ſon utilité, depuis que ſon canal s’eſt comblé, & que les bâtimens naviguent hors de la portée de ſon canon.

La Nouvelle-Orléans, ſituée à trente lieues de l’océan, eſt le premier établiſſement qui ſe préſente. Cette ville, deſtinée à être l’entrepôt de toutes les liaiſons que la métropole & la colonie formeraient entre elles, fut bâtie ſur le bord oriental du fleuve, autour d’un croiſſant acceſſible à tous les navires, & où ils jouiſſent d’une sûreté entière. On en jeta les fondemens en 1717 : mais ce ne fut qu’en 1722 qu’elle prit quelque conſiſtance, qu’elle devint la capitale de la Louyſiane. Jamais elle n’a compté plus de ſeize cens habitans, partie libres, & partie eſclaves. Les cabanes qui la couvroient originairement, ont été ſucceſſivement remplacées par des maiſons commodes, mais bâties de bois ſur brique, parce que le ſol n’avoit pas aſſez de ſolidité, pour ſoutenir des édifices plus peſans.

La ville s’élève dans une iſle qui a ſoixante lieues de long, ſur une largeur médiocre. Cette iſle, dont la plus grande partie n’eſt pas ſuſceptible de culture, eſt formée par l’océan, par le Miſſiſſipi, par le lac Pontchartrain, & par le Manchac, ou la rivière d’Iberville, canal que le Miſſiſſipi s’eſt creusé pour y verſer le ſuperflu de ſes eaux, dans la ſaiſon de ſa trop grande abondance. Il peut y avoir ſur ce territoire une centaine de poſſeſſions, où l’on trouve quatre à cinq cens blancs & quatre mille noirs, que des indigoteries occupent principalement. Quelques propriétaires entreprenans ont tenté d’y naturaliſer le ſucre : mais de petites gelées, deſtructives de cette riche production, ont rendu ces eſſais infructueux.

Les plantations ſont rarement contiguës. Des eaux ſtagnantes & marécageuſes les séparent le plus ſouvent, ſurtout dans la partie inférieure de l’iſle.

Vis-à-vis l’iſle de la Nouvelle-Orléans, & ſur la rive occidentale du Miſſiſſipi, furent établis, en 1722, trois cens Allemands, reſtes infortunés de pluſieurs mille qu’on avoit arrachés à leur patrie. Leur nombre a triplé depuis cette époque peu éloignée ; parce qu’ils ont toujours été les hommes les plus laborieux de la colonie. Aidés par environ deux mille eſclaves, ils cultivent du maïs pour leur nourriture, du riz & de l’indigo pour l’exportation. Ils s’occupoient autrefois du coton : mais ils l’ont abandonné, depuis que l’Europe l’a trouvé trop court pour les fabriques.

Un peu plus haut, ſur la même côte, furent placés huit cens Acadiens, arrivés à la Louyſiane, immédiatement après la dernière paix. Leurs travaux ſe ſont bornés juſqu’ici à l’éducation des beſtiaux, à la culture des denrées les plus néceſſaires. Si leurs facultés augmentent, ils demanderont à leur ſol des productions vénales.

Toutes celles qui enrichiſſent le bas de la colonie, ſe terminent à l’établiſſement de la Pointe coupée, formé à quarante-cinq lieues de la Nouvelle-Orléans. Il fournit de plus la majeure partie du tabac qui ſe conſomme dans le pays, & beaucoup de bois pour le commerce extérieur. Ces travaux occupent cinq ou ſix cens blancs & douze cens noirs.

Sur toute la longueur des terres cultivées dans ces divers établiſſemens, qui appartiennent à la baſſe Louyſiane, règne une chauſſée deſtinée à les garantir des inondations du fleuve. Des larges & profonds foſſés, dont chaque champ eſt entouré, aſſurent une iſſue aux fluides qui auraient percé ou ſurmonté la digue. Ce ſol eſt entièrement vaſeux. Lorſqu’il doit être mis en valeur, on coupe par le pied les groſſes cannes dont il eſt couvert. Dès qu’elles ſont sèches, on y met le feu. Alors, pour peu qu’on fouille la terre, elle ouvre un ſein fécond à toutes les productions qui demandent un terrein humide. Le bled n’y proſpère pas, & il ne pouſſe que des épis ſans grain. La plupart des arbres fruitiers, ne réuſſiſſent pas davantage. Ils croiſſent fort vite ; ils fleuriſſent deux fois chaque année : mais le fruit, piqué des vers, sèche & tombe généralement, avant d’avoir atteint ſa maturité. Il n’y a que le pêcher, l’oranger & le figuier, dont on ne peut aſſez vanter la fertilité.

On trouve une nature différente dans la haute Louyſiane. À l’eſt du Miſſiſſipi, cette région commence un peu au-deſſus de la rivière d’Iberville. Son terrein, anciennement formé, allez élevé pour être à l’abri des inondations, & qui n’a que le degré d’humidité convenable ; exige moins de ſoins & promet une plus grande variété de productions. Ainſi le pensèrent les premiers François qui parurent dans ces contrées. Ils s’établirent aux Natchez, y eſſayèrent pluſieurs cultures qui réuſſirent toutes, & ſe fixèrent enfin à celle du tabac, qui ne tarda pas à avoir dans la métropole la réputation dont il étoit digne. Le gouvernement s’attendoit à voir arriver bientôt de cet établiſſement l’approviſionnement entier de la monarchie, lorſque la tyrannie de ſes agens en cauſa la ruine. Depuis cette funeſte époque, ce ſol inépuiſable eſt reſté en friche, juſqu’à ce que la Grande-Bretagne en ayant acquis la propriété par les traités, y ait fait paſſer une population ſuffiſante pour le féconder.

Un peu plus haut, mais ſur la rive occidentale, ſe décharge dans le Miſſiſſipi la rivière Rouge. C’eſt à trente lieues de ſon embouchure & ſur les terres des Natchitoches, que les François, à leur arrivée dans la Louyſiane, élevèrent quelques paliſſades. Ce poſte avoit pour objet de tirer du nouveau Mexique des bêtes à poil & à corne, dont une colonie naiſſante a toujours beſoin, & celui d’ouvrir un commerce interlope avec le fort Eſpagnol des Adayes, qui n’en eſt éloigné que de ſept lieues. Il y a long-tems que la multiplication des troupeaux, dans les campagnes où il falloit les naturaliſer, a fait ceſſer la première liaiſon ; on avoit encore plutôt compris que la ſeconde avec un des plus pauvres établiſſemens du monde n’auroit jamais d’utilité réelle. Auſſi les Natchitoches ne tardèrent-ils pas à être abandonnés par ceux que l’eſpoir d’une grande fortune y avoit attirés. On n’y voit plus que les deſcendans de quelques ſoldats qui s’y ſont fixés à la fin de leur engagement. Leur nombre ne paſſe pas deux cens. Ils vivent du maïs ou des légumes qu’ils cultivent, & vendent le ſuperflu de ces productions à leur indolent voiſin. L’argent qu’ils reçoivent de cette foible garniſon leur ſert à payer les boiſſons & les vêtemens qu’ils ſont obligés de tirer d’ailleurs.

L’établiſſement formé aux Akanſas eſt plus misérable encore. Infailliblement il ſeroit devenu très-floriſſant, ſi les troupes, les armes, les engagés, les vivres & les marchandiſes que Law y faiſoit paſſer pour ſon compte particulier, n’euſſent été confiſqués après la diſgrâce de cet homme entreprenant. Il ne s’eſt depuis fixé dans cet excellent pays que quelques Canadiens qui ont pris pour compagnes des femmes indigènes. De ces liaiſons eſt bientôt ſortie une race preſque ſauvage. Les familles en ſont très-peu nombreuſes : elles vivent diſpersées & ne s’occupent guère que de la chaſſe.

Pour arriver des Akanſas aux Illinois, il faut faire trois cens lieues : car les peuples ne ſe touchent pas en Amérique comme en Europe, & n’en ſont que plus indépendans. Ils n’ont point des chefs liés entre eux pour ſe les arracher, ſe les ſacrifier tour-à-tour & les rendre ſi malheureux qu’ils n’aient rien à gagner ou à perdre, en changeant de patrie & de maître. Les Illinois, placés dans la partie la plus ſeptentrionale de la Louyſiane, étoient continuellement battus, & toujours à la veille d’être détruits par les Iroquois ou par d’autres nations belliqueuſes. Il leur falloit un défenſeur, & le François le devint en occupant une partie de leur territoire à l’embouchure de leur rivière & ſur les rives plus riantes, plus fécondes du Miſſiſſipi. Raſſemblés autour de lui, ils ont évité la deſtinée de la plupart des peuplades de ce Nouveau-Monde, dont il reſte à peine quelque ſouvenir. Cependant leur nombre a diminué à meſure que celui de leurs protecteurs s’eſt accru. Ces étrangers ont formé peu-à-peu une population de deux mille trois cens quatre-vingts perſonnes libres & de huit cens eſclaves, diſtribués dans ſix bourgades dont cinq ſont ſituées ſur le bord oriental du fleuve.

Malheureuſement, la plupart d’entre eux ont eu la paſſion de courir les bois pour y acheter des pelleteries, ou d’attendre dans leurs magaſins que les ſauvages leur apportaient le produit de leurs chaſſes. Ils auroient travaillé plus utilement pour eux, pour la colonie & pour la France, s’ils euſſent fouillé le ſol excellent où la fortune les avoit placés, s’ils lui avoient demandé les grains de l’ancien monde que la Louyſiane a toujours été obligée de tirer de l’Europe ou de l’Amérique Septentrionale. Mais combien l’établiſſement formé par les François au pays des Illinois, combien leurs autres établiſſemens ſont reſtés loin de cette proſpérité !

Jamais, dans ſon plus grand éclat, la colonie n’eut plus de ſept mille blancs, ſans y comprendre les troupes qui varièrent depuis trois cens juſqu’à deux mille hommes. Cette foible population étoit diſpersée ſur les bords du Miſſiſſipi, dans un eſpace de cinq cens lieues, & ſoutenue par quelques mauvais forts, ſitués à une diſtance immenſe l’un de l’autre. Cependant elle n’étoit point engendrée de cette écume de l’Europe, que la France avoit comme vomie dans le Nouveau-Monde, au tems du ſyſtême. Tous ces misérables avoient péri, ſans ſe reproduire. Les colons étoient des hommes forts & robuſtes ſortis du Canada, ou des ſoldats congédiés qui avoient ſu préférer les travaux de l’agriculture à la fainéantiſe où le préjugé les laiſſoit orgueilleuſement croupir. Les uns & les autres recevoient du gouvernement un terrein convenable & de quoi l’enſemencer, un fuſil, une hache, une pioche, une vache & ſon veau, un coq & ſix poules, avec une nourriture ſaine & abondante durant trois ans. Quelques officiers, quelques hommes riches avoient formé des plantations aſſez conſidérables qui occupoient huit mille eſclaves.

Cette peuplade envoyoit à la France quatre-vingts milliers d’indigo, quelques cuirs & beaucoup de pelleteries. Elle envoyoit aux iſles du ſuif, des viandes fumées, des légumes, du riz, du maïs, du brai, du goudron, du merrein & des bois de charpente. Tant d’objets réunis pouvoient valoir 2 000 000 livres. Cette ſomme lui étoit payée en marchandiſes d’Europe & en productions des Indes Occidentales. La colonie recevoit même beaucoup plus qu’elle ne donnoit ; & c’étoient les frais de ſouveraineté qui lui procuroient ce ſingulier avantage.

Les dépenſes publiques furent toujours trop conſidérables à la Louyſiane. Elles ſurpaſſèrent ſouvent, même en pleine paix, le produit entier de cet établiſſement. Peut-être les agens du gouvernement auroient-ils été plus circonſpects, ſi les opérations euſſent été faites avec des métaux. La malheureuſe facilité de tout payer avec du papier, qui ne devoit être acquitté que dans la métropole, les rendit généralement prodigues. Pluſieurs même furent infidèles. Pour leur intérêt particulier, ils ordonnèrent la conſtruction de forts qui n’étoient d’aucune utilité, & qui coûtoient vingt fois plus qu’il ne falloit. Ils multiplièrent, ſans motif comme ſans meſure, les préſens annuels que la cour de Verſailles étoit dans l’habitude de faire aux tribus ſauvages.

Les exportations & les importations de la Louyſiane ne ſe faiſoient pas ſur des navires qui lui fuſſent propres. Jamais, elle ne s’aviſa d’en avoir un ſeul. Il lui arrivoit quelquefois de foibles embarcations des ports de France. Quelquefois les iſles à ſucre lui envoyoient de gros bateaux. Mais le plus ſouvent des vaiſſeaux partis de la métropole pour Saint-Domingue dépoſoient dans ce riche établiſſement une partie de leur cargaiſon, alloient vendre le reſte au Miſſiſſipi, & s’y chargeoient en retour de ce qui pouvoit convenir à Saint-Domingue, de ce qui pouvoit convenir à la métropole.