Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 1

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Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 1-4_Ch02).

I. Parallèle d’un bon & d’un mauvais gouvernement.

L’Injustice ne fut jamais la baſe d’aucune ſociété. Un peuple, créé par un pacte auſſi étrange, auroit été en même tems, & le plus dénaturé, & le plus malheureux des peuples. Ennemi déclaré du genre-humain, il eut été également à plaindre, & par les ſentimens qu’il auroit inſpirés, & par ceux qu’il auroit éprouvés. Craint & haï de tout ce qui l’eût environné, il n’auroit jamais ceſſé de haïr & de craindre. On ſe ſeroit réjoui de ſes malheurs ; on ſe ſeroit affligé de ſa proſpérité. Un jour les nations ſe ſeroient réunies pour l’exterminer : mais le tems auroit rendu cette ligue inutile. Il auroit ſuffi, pour l’anéantir & les venger, que chacun des membres eût conformé ſa conduite aux maximes de l’état. Animés de l’eſprit de leur inſtitution, tous ſe ſeroient empreſſés de s’élever ſur la ruine les uns des autres. Aucun moyen ne leur eût paru trop odieux. C’auroit été la race engendrée des dents du dragon, que Cadmus ſema ſur la terre, auſſi-tôt détruite que créée.

Combien différente ſeroit la deſtinée d’un empire, fondé ſur la vertu ! L’agriculture, les arts, les ſciences & le commerce, encouragés à l’ombre de la paix, en écarteroient l’oiſiveté, l’ignorance & la misère. Le chef de l’état en protégeroit les différens ordres, & en ſeroit adoré. Il auroit conçu qu’aucun des membres de la ſociété ne pourroit ſouffrir, ſans quelque dommage pour le corps entier, & il s’occuperoit du bonheur de tous. L’impartiale équité préſideroit à l’obſervation des traités qu’elle dicteroit, à la ſtabilité des loix qu’elle auroit ſimplifiées, à la répartition des impôts qu’elle auroit proportionnée aux charges publiques. Toutes les puiſſances voiſines, intéreſſées à la conſervation de celle-ci, au moindre péril qui la menaceroit, s’armeroient pour ſa défenſe. Mais, au défaut de ſecours étrangers, elle pourroit elle-même oppoſer à l’agreſſeur injuſte la barrière impénétrable d’un peuple riche & nombreux, pour lequel le mot de patrie ne ſeroit pas un vain nom. Et voilà ce qu’on peut appeler le beau idéal en politique.

Ces deux fortes de gouvernement ſont également inconnues dans les annales du monde. Elles ne nous offrent que des ébauches imparfaites, plus ou moins rapprochées de l’atroce ſublimité, plus ou moins éloignées de la beauté touchante de l’un ou de l’autre de ces grands tableaux. Les nations qui ont joué le rôle le plus éclatant ſur le théâtre de l’univers, entraînées par une ambition dévorante, préſentèrent plus de traits de conformité avec le premier. D’autres, plus ſages dans leurs conſtitutions, plus ſimples dans leurs mœurs, plus limitées dans leurs vues, enveloppées d’un bonheur ſecret, s’il eſt permis de parler ainſi, paroiſſent reſſembler davantage au ſecond. Entre ces derniers, on peut compter la Penſilvanie.