Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 24

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Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 142_Ch24-146_Ch25).

XXIV. Étendue des poſſeſſions Angloiſes dans l’Amérique Septentrionale.

Les deux Florides, une partie de la Louyſianne, & tout le Canada, conquis ou acquis à la même époque, & par le même traité, achevèrent de mettre ſous la domination de la Grande-Bretagne, l’eſpace qui s’étend depuis le fleuve Saint-Laurent juſqu’au fleuve Miſſiſſipi. Ainſi, quand cette puiſſance n’auroit pas eu encore la baie d’Hudſon, Terre-Neuve, & les autres iſles de l’Amérique Septentrionale, elle n’auroit pas laiſſé de poſſéder une des dominations les plus étendues qui euſſent été formées ſur la ſurface du globe.

Ce vaſte empire eſt coupé du Nord au Sud par une chaîne de hautes montagnes, qui, s’éloignant alternativement, & ſe rapprochant des côtes, laiſſent entre elles & l’océan un territoire de cent cinquante, de deux cens, quelquefois de trois cens milles. Au-delà de ces monts Apalaches eſt un déſert immenſe, dont quelques voyageurs ont parcouru juſqu’à huit cens lieues ſans en trouver la fin. On imagine que des fleuves qui couleur à l’extrémité de ces lieux ſauvages, vont ſe perdre dans la mer du Sud. Si cette conjecture, qui n’eſt pas ſans probabilité, venoit à ſe réaliſer, l’Angleterre embraſſeroit dans ſes colonies toutes les branches de la communication & du commerce du Nouveau-Monde. En paſſant d’une mer de l’Amérique à l’autre par ſes propres terres, elle toucheroit, pour ainſi dire, à la fois, aux quatre parties du globe. De tous les ports de l’Europe, de ſes comptoirs de l’Afrique, elle charge, elle expédie des vaiſſeaux pour le Nouveau-Monde. Des poſſeſſions qu’elle a dans les mers orientales, elle pourroit ſe tranſporter aux Indes Occidentales par la mer Pacifique. C’eſt elle qui découvriroit les langues de terre ou les bras de mer, l’iſthme ou le détroit qui lient l’Aſie à l’Amérique par l’extrémité du Septentrion. Elle auroit alors toutes les portes du commerce dans ſes mains par de vaſtes colonies ; elle en auroit toutes les clefs par ſes nombreuſes flottes. Elle aſpireroit, peut-être, à prédominer ſur les deux mondes, par l’empire de toutes les mers. Mais tant de grandeur n’entre pas dans la deſtinée d’un ſeul peuple. Interrogez les Romains. Eſt-il donc ſi flatteur d’exercer une immenſe domination, puiſqu’il faut tout perdre quand on a tout conquis ? Interrogez les Eſpagnols. Eſt-on donc ſi puiſſant d’embraſſer dans ſes états une étendue de terres que le ſoleil ne ceſſe d’éclairer, s’il faut languir obſcurément dans un monde quand on règne dans un autre ?

Les Anglois ſeront heureux s’ils peuvent conſerver, par la culture & la navigation, un empire toujours trop grand dès qu’il leur coûte du ſang. Mais puiſque l’ambition ne s’étend qu’à ce prix, c’eſt au commerce de féconder les conquêtes d’une puiſſance maritime. Rarement la guerre valut-elle au vainqueur des champs plus dociles à l’induſtrie humaine, que ceux du continent ſeptentrional de l’Amérique. Quoiqu’il ſoit, en général, ſi bas proche de la mer, que le plus ſouvent on a peine à diſtinguer la terre du haut du grand mât, même après avoir mouillé à quatorze braſſes, cependant la côte eſt très-abordable, parce que ce bas-fonds, ou cette profondeur, diminue inſenſiblement à meſure qu’on avance. Ainſi l’on peut, avec le ſecours de la ſonde, connoître exactement à quelle diſtance on eſt du continent. Le navigateur en eſt même averti par les arbres, qui, paroiſſant ſortir de l’océan, forment un ſpectacle enchanteur à ſes yeux, ſur des plages où s’offrent de toutes parts des rades & des ports ſans nombre, pour recevoir & protéger des vaiſſeaux.

Les productions viennent en abondance ſur un ſol nouvellement défriché, mais arrivent lentement à la ſaiſon de leur maturité. On y voit même beaucoup de plantes fleurir ſi tard, que l’hiver en prévient la récolte ; tandis que, ſous une latitude plus ſeptentrionale, on en recueille ſur notre continent & le fruit, & la graine. Quelle eſt la raiſon de ce phénomène ? Avant l’arrivée des Européens, l’Américain du Nord, vivant du produit de ſa chaſſe & de ſa pêche, ne cultivoit point la terre. Tout ſon pays étoit hériſſé de forêts & de ronces. À l’ombre de ces bois, croiſſoit une multitude de plantes. Les feuilles, dont chaque hiver dépouilloit les arbres, formoient une couche de l’épaiſſeur de trois ou quatre pouces. L’été venoit avant que les eaux euſſent entièrement pourri cette eſpèce d’engrais ; & la nature, abandonnée à elle-même, entaſſoit ſans ceſſe, les uns ſur les autres, les fruits de ſa fécondité. Les plantes enſevelies ſous des feuillages humides, qu’elles ne perçoient qu’à peine avec beaucoup de tems, ſe ſont accoutumées à une végétation tardive. La culture n’a pu vaincre encore une habitude enracinée par des ſiècles, ni l’art corriger le pli de la nature. Mais ce climat, ſi long-tems ignoré ou négligé par les hommes, offre auſſi des dédommagemens qui réparent les vices & les effets de cet abandon.