Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 3

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Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 9_Ch03-13_Ch04).

III. Origines & caractères des Quakers.

Cette ſecte humaine & pacifique s’éleva en Angleterre parmi les troubles de la guerre ſanglante qui traîna un roi ſur l’échafaud par la main de ſes ſujets. Elle eut pour fondateur George Fox, né dans une condition obſcure. Son caractère, qui le portoit à la contemplation religieuſe, le dégoûta d’une profeſſion méchanique, & lui fit quitter ſon atelier. Pour ſe détacher entièrement des affections de la terre, il rompit toute liaiſon avec ſa famille ; & de peur de contracter de nouveaux liens, il ne voulut plus avoir de demeure fixe. Souvent il s’égaroit dans les bois, ſans antre compagnie, ſans autre amuſement que ſa bible. Avec le tems même, il parvint à ſe paſſer de ce livre, quand il crut y avoir aſſez puisé l’inſpiration des prophètes & des apôtres.

C’eſt alors qu’il chercha des prosélytes. Il ne lui fut pas difficile d’en trouver dans un tems & dans un pays où les délires de la religion enthouſiaſmoient toutes les têtes, troubloient tous les eſprits. Bientôt il ſe vit ſuivi d’une foule de diſciples qui, par la bizarrerie de leurs idées ſur des objets incompréhenſibles, ne pouvoient qu’étonner & faſciner les âmes ſenſibles au merveilleux.

La ſimplicité de leur vêtement fut ce qui frappa d’abord tous les yeux. Sans galons, ſans broderies, ni dentelles, ni manchettes, ils bannirent tout ce qu’ils appeloient ornement ou ſuperfluité. Point de plis dans leurs habits ; pas même un bouton au chapeau, parce qu’il n’eſt pas toujours néceſſaire. Ce mépris ſingulier pour les modes les avertiſſoit d’être plus vertueux que les autres hommes, dont ils ſe diſtinguoient par des dehors modeſtes.

Toutes les déférences extérieures, que l’orgueil & la tyrannie impoſent à la foibleſſe, devinrent odieuſes aux Quakers ; qui ne vouloient avoir ni maîtres, ni ſerviteurs. Ils condamnoient les titres faſtueux, comme orgueil dans ceux qui les uſurpoient, comme baſſeſſe dans ceux qui les déféroient. Ils ne reconnoiſſoient nulle part, ni Excellence, ni Éminence ; & ils avoient raiſon : mais ils ſe refuſoient aux égards réciproques, qu’on appelle politeſſe ; & ils avoient tort. Le nom d’ami, diſoient-ils, ne devoit ſe refuſer à perſonne, entre des citoyens & des chrétiens. La révérence étoit une gêne ridicule & cérémonieuſe. Se découvrir la tête en ſaluant, c’étoit manquer à ſoi pour honorer les autres. Le magiſtrat même ne pouvoit leur arracher aucun ſigne extérieur de conſidération. Revenus à l’ancienne majeſté des langues, ils tutoyoient les hommes, même les rois ; & ils juſtifioient cette licence par l’uſage de ceux même qui s’en offenſoient, & qui tutoyoient leurs ſaints & leur dieu.

L’auſtérité de leur morale ennobliſſoit la ſingularité de leurs manières. Porter les armes, leur paroiſſoit un crime : ſi c’étoit pour attaquer, on péchoit contre l’humanité : ſi c’étoit pour ſe défendre, on péchoit contre le chriſtenniſme. Leur évangile étoit la paix univerſelle. Donnoit-on un ſoufflet à un Quaker, il préſentoit l’autre joue : lui demandoit-on ſon habit, il offroit de plus ſa veſte. Jamais ces hommes juſtes n’exigeoient pour leur ſalaire que le prix légitime dont ils ne vouloient point ſe relâcher. Jurer devant un tribunal, même la vérité, leur ſembloit une proſtitution du nom de l’être ſaint, pour de misérables débats entre des êtres foibles & mortels.

Le mépris qu’ils avoient pour la politeſſe dans la vie civile ſe changeoit en averſion pour les cérémonies du culte dans le rite eccléſiaſtique. Les temples n’étoient, à leurs yeux, que des boutiques de charlatanerie ; le repos du dimanche, qu’une oiſiveté nuiſible ; la cène & le baptême, que des initiations ridicules. Auſſi ne vouloient-ils point de clergé. Chaque fidèle recevoit immédiatement de l’Eſprit-Saint une illumination, un caractère bien ſupérieur au ſacerdoce. Quand s’ils étoient réunis, le premier qui ſe ſentoit éclairé du ciel ſe levoit, & révéloit ſes inſpirations. Les femmes même étoient ſouvent douées de ce don de la parole, qu’elles appeloient don de prophétie. Quelquefois pluſieurs de ces frères en Dieu parloient en même tems : mais plus ſouvent régnoit un profond ſilence dans toute l’aſſemblée. L’enthouſiaſme qui naiſſoit également & de ces méditations, & de ces diſcours, irrita dans ces ſectaires la ſenſibilité du genre nerveux, au point de leur occaſionner des convulſions. C’eſt pour cela qu’on les appella Quakers, qui ſignifie en Anglois Trembleurs. C’étoit aſſez de ridiculiſer leur manie, pour les en guérir à la longue : mais on la rendit contagieuſe par la persécution. Tandis que toutes les autres ſectes nouvelles étoient encouragées, on pourſuivit, on tourmenta celle-ci par des peines de toute eſpèce. L’hôpital des foux, la priſon, le fouet, le pilori, furent décernés à des dévots, dont le crime & la folie étoient de vouloir être raiſonnables & vertueux à l’excès. Leur magnanimité dans les ſouffrances, excita d’abord la pitié, puis l’admiration. Cromwel même, après avoir été l’un de leurs plus ardens persécuteurs, parce qu’ils ſe gliſſoient dans les camps pour dégoûter les ſoldats d’une profeſſion ſanguinaire & deſtructive : Cromwel leur donna des marques publiques de ſon eſtime. Il eut la politique de vouloir les attirer dans ſon parti, pour lui concilier plus de reſpect & de conſidération. Mais on éluda ou l’on rejeta ſes invitations ; & depuis il avoua que c’étoit l’unique religion dont il n’avoit pu rien obtenir avec des guinées.