Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 31

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Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 167_Ch31-171_Ch32).

XXXI. Peut-on eſpérer que le vin & la ſoie réuſſiront dans l’Amérique Septentrionale ?

Après s’en être aplani le chemin, par la création d’une marine libre, indépendante & ſupérieure à toutes les marines, l’Angleterre prit tous les moyens de jouir de cette eſpèce de conquête qu’elle avoit faite en Amérique, encore plus par ſon induſtrie que par ſes armes. À meſure que par une pente naturelle, les établiſſemens s’étoient avancés du Nord au Sud, les entrepriſes & les projets s’étoient multipliés en raiſon du ſol & du climat. Aux bois, aux grains, aux beſtiaux qui avojent été les productions premières s’étoient joints ſucceſſivement le riz, le tabac, l’indigo, d’autres richeſſes. Les Anglois qui n’avoient point de vin en Europe, réſolurent de le demander auſſi au nouvel hémiſphère.

On trouve ſur le continent ſeptentrional de l’Amérique, une quantité prodigieuſe de ceps ſauvages, qui produiſent des raiſins, dont la couleur, la groſſeur & la quantité varient, mais qui ſont tous d’un goût âcre & déſagréable. On penſa qu’une bonne culture donneroit à cette plante la perfection que la nature brute lui avoit refusée ; & l’on appela des vignerons François dans un pays ou les impôts & les corvées ne leur ôteſoient pas le fruit & le goût du travail. Les expériences réitérées qu’ils tentèrent alternativement avec du plant d’Europe & d’Amérique, furent toutes également malheureuſes. Le ſuc de la vigne y étoit trop aqueux, trop foible, trop difficile à conſerver. Le pays étoit trop couvert de bois, qui attirent & font séjourner les brouillards humides & brûlans ; les ſaiſons étoient trop inconſtantes ; les inſectes trop multipliées autour des forêts, pour laiſſer éclore & proſpérer une culture ſi chère à la nation Angloiſe, à tous les peuples qui ne la poſſèdent point. Un jour viendra peut-être où ces régions fourniront une boiſſon dont la préparation occupe pluſieurs parties du globe, & dont l’uſage fait les délices de tant d’autres : mais cet événement n’arrivera qu’après des ſiècles & des eſſais très-multipliés. Suivant toutes les probabilités, la récolte du vin ſera précédée par celle de la ſoie, ouvrage de ce ver rampant qui habille l’homme de feuilles d’arbres élaborées dans ſon ſein.

Cette riche matière coûtoit à la Grande-Bretagne une exportation annuelle d’argent très-conſidérable. On réſolut de la tirer de la Caroline, qui, par la douceur de ſon climat & l’abondance de ſes mûriers, ſembloit favorable à cette production. Des eſſais que haſarda le gouvernement, en attirant des Vaudois dans la colonie, furent plus heureux & plus productifs qu’on n’avoit osé l’eſpérer. Cependant les progrès de cette branche d’induſtrie reſtèrent au-deſſous d’une ſi riante promeſſe. On en rejeta la faute ſur les habitans, qui n’achetant que des nègres, dont ils tiroient une utilité prompte & sûre, négligèrent d’avoir des nègreſſes qu’on auroit pu deſtiner avec leurs enfans à élever des vers à ſoie : occupation convenable à la foibleſſe du ſexe & de l’âge les plus délicats. Mais on devoit prévoir que des hommes arrivés d’un autre hémiſphère dans un pays inculte & ſauvage, donneroient leurs premiers ſoins à la culture des grains nourriciers, à l’éducation des beſtiaux, aux travaux de premier beſoin. C’eſt la marche naturelle & conſtante des états bien gouvernés. De l’agriculture, principe de la population, ils s’élèvent aux arts de luxe ; & les arts de luxe nourriſſent le commerce, enfant de l’induſtrie & père de la richeſſe. En 1769, le parlement jugea cette époque enfin arrivée. Il arrêta que pour toutes les ſoies crues qui ſeroient portées des colonies dans la métropole, il ſeroit donné pendant ſept ans une gratification de vingt-cinq pour cent ; pendant les ſept années ſuivantes, une gratification de vingt pour cent ; & pendant ſept années encore, une gratification de quinze pour cent. La culture du cotonnier, de l’olivier, de beaucoup d’autres plantes, ne devoit pas tarder à ſuivre. La nation penſoit que l’Europe & l’Aſie avoient peu de productions qui ne puſſent être naturalisées avec plus ou moins de ſuccès dans quelqu’une des vaſtes contrées de l’Amérique Septentrionale. Il n’y falloit que des hommes ; & l’on ne négligeoit aucun des moyens propres à les y multiplier.