Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 41

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Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 235_Ch41-247_Ch42).

XLI. Après avoir cédé, l’Angleterre veut être obéie par ſes colonies. Meſures qu’elles prennent pour lui réſiſter.

Le miniſtère, trompé par ſes délégués, croyoit ſans doute les diſpoſitions changées dans le Nouveau-Monde, lorſqu’en 1773, il ordonna la perception de l’impôt ſur le thé.

À cette nouvelle, l’indignation eſt générale dans l’Amérique Septentrionale. Dans quelques provinces, on arrête des remercimens pour les navigateurs qui avoient refusé de prendre ſur leurs bords cette production. Dans d’autres, les négocians auxquels elle eſt adreſſée refuſent de la recevoir. Ici, on déclare ennemi de la patrie quiconque oſera la vendre. La, on charge de la même flétriſſure ceux qui en conſerveront dans leurs magaſins. Pluſieurs contrées renoncent ſolemnellement à l’uſage de cette boiſſon. Un plus grand nombre brûlent ce qui leur reſte de cette feuille, juſqu’alors l’objet de leurs délices. Le thé expédié pour cette partie du globe étoit évalué cinq ou ſix millions ; & il n’en fut pas débarqué une ſeule caiſſe. Boſton fut le principal théâtre de ce ſoulèvement. Ses habitans détruiſirent, dans le port même, trois cargaiſons de thé qui arrivoient d’Europe.

Cette grande ville avoit toujours paru plus occupée de ſes droits que le reſte de l’Amérique. La moindre atteinte qu’on portoit à ſes privilèges étoit repouſſée ſans ménagement. Cette réſiſtance, quelquefois accompagnée de troubles, fatiguoit depuis quelques années le gouvernement. Le miniſtère qui avoit des vengeances à exercer ſaiſit trop vivement la circonſtance d’un excès blâmable ; & il en demanda au parlement une punition sévère.

Les gens modérés ſouhaitoient que la cité coupable fût ſeulement condamnée à un dédommagement proportionné au dégât commis dans ſa rade, & à l’amende qu’elle méritoit pour n’avoir pas puni cet acte de violence. On jugea cette peine trop légère ; & le 13 mars 1774, il fut porté un bill qui fermoit le port de Boſton, & qui défendoit d’y rien débarquer, d’y rien prendre.

La cour de Londres s’applaudiſſoit d’une loi ſi rigoureuſe, & ne doutoit pas qu’elle n’amenât les Boſtoniens à cet eſprit de ſervitude qu’on avoit travaillé vainement juſqu’alors à leur donner. Si, contre toute apparence, ces hommes hardis persévéroient dans leurs prétentions, leurs voiſins profiteroient avec empreſſement de l’interdit jeté ſur le principal port de la province. Au pis aller, les autres colonies, depuis long-tems jalouſes de celles de Maſſachuſet, l’abandonneroient avec indifférence à ſon triſte ſort, & recueilleroient le commerce immenſe que ſes malheurs feroient refluer ſur elles. De cette manière ſeroit rompue l’union de ces divers établiſſemens, qui, depuis quelques années, avoit pris trop de conſiſtance, au gré de la métropole.

L’attente du miniſtère fut généralement trompée. Un acte de rigueur en impoſe quelquefois. Les peuples qui ont murmuré tant que l’orage ne faiſoit que gronder au loin, ſe ſoumettent ſouvent lorſqu’il vient à fondre ſur eux. C’eſt alors qu’ils pèſent les avantages & les déſavantages de la réſiſtance ; qu’ils meſurent leurs forces & celles de leurs oppreſſeurs ; qu’une terreur panique ſaiſit ceux qui ont tout à perdre & rien à gagner ; qu’ils élèvent la voix, qu’ils intimident, qu’ils corrompent ; que la diviſion s’élève entre les eſprits, & que la ſociété ſe partage entre deux factions qui s’irritent, en viennent quelquefois aux mains, & s’entr’égorgent ſous les yeux de leurs tyrans qui voient couler ce ſang avec une douce ſatiſfaction. Mais les tyrans ne trouvent guère de complices que chez les peuples déjà corrompus. Ce ſont les vices qui leur donnent des alliés parmi ceux qu’ils oppriment. C’eſt la molleſſe qui s’épouvante & n’oſe faire l’échange de ſon repos contre des périls honorables. C’eſt la vile ambition de commander qui prête les bras au deſpotiſme, & conſent à être eſclave pour dominer ; à livrer un peuple pour partager ſa dépouille ; à renoncer à l’honneur pour obtenir des honneurs & des titres. C’eſt ſur-tout l’indifférente & froide perſonnalité, dernier vice d’un peuple, dernier crime des gouvernemens, car c’eſt toujours le gouvernement qui la fait naître : c’eſt elle qui, par principe, ſacrifie une nation à un homme, & le bonheur d’un ſiècle & de la poſtérité à la jouiſſance d’un jour & d’un moment. Tous ces vices, fruits d’une ſociété opulente & voluptueuſe, d’une ſociété vieillie & parvenue à ſon dernier terme, n’appartiennent point à des peuples agriculteurs & nouveaux. Les Américains demeurèrent unis. L’exécution d’un bill qu’ils appelloient inhumain, barbare & meurtrier, ne fit que les affermir dans la réſolution de ſoutenir leurs droits avec plus d’accord & de conſtance.

À Boſton, les eſprits s’exaltent de plus en plus. Le cri de la religion renforce celui de la liberté. Les temples retentiſſent des exhortations les plus violentes contre l’Angleterre. C’étoit ſans doute un ſpectacle intéreſſant pour la philoſophie de voir que dans les temples, aux pieds des autels, où tant de fois la ſuperſtition a béni les chaînes des peuples, où tant de fois les prêtres ont flatté les tyrans, la liberté élevoit ſa voix pour défendre les privilèges d’une nation opprimée ; & ſi l’on peut croire que la divinité daigne abaiſſer ſes regards ſur les malheureuſes querelles des hommes, elle aimoit mieux ſans doute voir ſon ſanctuaire conſacré à cet uſage, & des hymnes à la liberté devenir une partie du culte que lui adreſſoient ſes miniſtres. Ces diſcours devoient produire un grand effet ; & lorſqu’un peuple libre invoque le ciel contre l’oppreſſion, il ne tarde pas à courir aux armes.

Les autres habitans de Maſſachuſet dédaignent juſqu’à l’idée de tirer le moindre avantage du déſaſtre de la capitale. Ils ne ſongent qu’à reſſerrer avec les Boſtoniens les liens qui les uniſſent, diſposés à s’enſevelir ſous les ruines de leur commune patrie, plutôt que de laiſſer porter la moindre atteinte à des droits qu’ils ont appris à chérir plus que leur vie.

Toutes les provinces s’attachent à la cauſe de Boſton ; & leur affection augmente à proportion du malheur & des ſouffrances de cette ville infortunée. Coupables à peu de choſe près d’une réſiſtance ſi sévèrement punie, elles ſentent bien que la vengeance de la métropole contre elles n’eſt que différée ; & que toute la grâce, dont peut ſe flatter la plus favorisée, ſera d’être la dernière ſur qui s’appeſantira un bras oppreſſeur.

Ces diſpoſitions à un ſoulèvement général ſont augmentées par l’acte contre Boſton, qu’on voit circuler dans tout le continent ſur du papier bordé de noir, emblème du deuil de la liberté. Bientôt l’inquiétude ſe communique d’une maiſon à l’autre. Les citoyens ſe raſſemblent & converſent dans les places publiques. Des écrits, pleins d’éloquence & de vigueur, ſortent de toutes les preſſes.

« Les sévérités du parlement Britannique contre Boſton, dit-on dans ces imprimés, doivent faire trembler toutes les provinces Américaines. Il ne leur reſte plus qu’à choiſir entre le fer, le feu, les horreurs de la mort, & le joug d’une obéiſſance lâche & ſervile. La voilà enfin arrivée cette époque d’une révolution importante, dont l’événement heureux ou funeſte fixera à jamais les regrets ou l’admiration de la poſtérité.

» Serons-nous libres, ſerons-nous eſclaves ? C’eſt de la ſolution de ce grand problème que va dépendre, pour le préſent, le ſort de trois millions d’hommes, & pour l’avenir la félicité ou la misère de leurs innombrables deſcendans.

» Réveillez-vous donc, ô Américains ! jamais la région que vous habitez ne fut couverte d’auſſi ſombres nuages. On vous appelle rebelles, parce que vous ne voulez être taxés que par vos repréſentans. Juſtifiez cette prétention par votre courage, ou ſcellez-en la perte de tout votre ſang.

» Il n’eſt plus tems de délibérer. Lorſque la main de l’oppreſſeur travaille ſans relâche à vous forger des chaînes, le ſilence ſeroit un crime & l’inaction une infamie. La conſervation des droits de la république : voilà la loi ſuprême. Celui-là ſeroit le dernier des eſclaves qui, dans le péril où ſe trouve la liberté de l’Amérique, ne feroit pas tous ſes efforts pour la conſerver ».

Cette diſpoſition étoit commune : mais l’objet important, la choſe difficile, au milieu d’un tumulte général, étoit d’amener un calme à la faveur duquel il ſe formât un concert de volontés qui donnât aux réſolutions de la dignité, de la force, de la conſiſtance. C’eſt ce concert qui, d’une multitude de parties éparſes & toutes faciles à briſer, compoſe un tout dont on ne vient point à bout, ſi l’on ne réuſſit à le diviſer, ou par la force ou par la politique. La néceſſité de ce grand enſemble fut ſaiſie par les provinces de New-Hampſhire, de Maſſachuſet, de Rhode-Iſland, de Connecticut, de New-York, de New-Jerſey, des trois comtés de la Delaware, de Penſilvanie, de Maryland, de Virginie, des deux Carolines. Ces douze colonies, auxquelles ſe joignit depuis la Géorgie, envoyèrent dans le mois de ſeptembre 1774, à Philadelphie, des députés chargés de défendre leurs droits & leurs intérêts.

Les démêlés de la métropole avec ſes colonies prennent, à cette époque, une importance qu’ils n’avoient pas eue. Ce ne ſont plus quelques particuliers qui oppoſent une réſiſtance opiniâtre à des maîtres impérieux. C’eſt la lutte d’un corps contre un autre corps, du congres de l’Amérique contre le parlement d’Angleterre, d’une nation contre une nation. Les réſolutions priſes de part & d’autre échauffent de plus en plus les eſprits. L’animoſité augmente. Tout eſpoir de conciliation s’évanouit. Des deux côtés on aiguiſe le glaive. La Grande-Bretagne envoie des troupes dans le Nouveau-Monde. Cet autre hémiſphère s’occupe de ſa défenſe. Les citoyens y deviennent ſoldats. Les matériaux de l’incendie s’amaſſent, & bientôt va ſe former l’embrâſement.

Gage, commandant des troupes royales, fait partir de Boſton, dans la nuit du 18 avril 1775, un détachement chargé de détruire un magaſin d’armes & de munitions, aſſemblé par les Américains à Concord. Ce corps rencontre à Lexington quelques milices qu’il diſſipe ſans beaucoup d’efforts, continue rapidement ſa marche, & exécute les ordres dont il étoit porteur. Mais à peine a-t-il repris le chemin de la capitale, qu’il ſe voit aſſailli, dans un eſpace de quinze milles, par une multitude furieuſe, à laquelle il donne, de laquelle il reçoit la mort. Le ſang Anglois, tant de fois versé en Europe par des mains Angloiſes, arroſe à ſon tour l’Amérique, & la guerre civile eſt engagée.

Sur le même champ de bataille ſont livrés, les mois ſuivans, des combats plus réguliers. Warren devient une des victimes de ces actions meurtrières & dénaturées. Le congrès honore ſa cendre.

« Il n’eſt point mort, dit l’orateur, il ne mourra pas cet excellent citoyen. Sa mémoire ſera éternellement préſente, éternellement chère à tous les gens de bien, à tous ceux qui aimeront leur patrie. Dans le cours borné d’une vie de trente-trois ans, il avoit déployé les talens de l’homme d’état, les vertus d’un sénateur, l’âme du héros.

» Vous tous, qu’un même intérêt anime, approchez-vous du corps ſanglant de Warren. Lavez de vos pleurs ſes bleſſures honorables : mais ne vous arrêtez pas trop long-tems auprès de ce cadavre inanimé. Retournez dans vos demeures pour y faire déteſter le crime de la tyrannie. Qu’à cette peinture horrible, les cheveux de vos enfans ſe dreſſent ſur leurs têtes ; que leurs yeux s’enflamment ; que leurs fronts deviennent menaçans ; que leurs bouches expriment l’indignation. Alors, alors, vous leur donnerez des armes ; & votre dernier vœu ſera qu’ils reviennent vainqueurs, ou qu’ils finiſſent comme Warren ».

Les troubles qui agitoient Maſſachuſet ſe répétoient dans les autres provinces. Les ſcènes n’y étoient pas, à la vérité, ſanglantes, parce qu’il n’y avoit point de troupes Britanniques : mais par-tout les Américains s’emparoient des forts, des armes, des munitions ; par-tout ils expulſoient leurs chefs & les autres agens du gouvernement ; par-tout ils maltraitoient ceux des hahitans qui paroiſſoient favorables à la cauſe de la métropole. Quelques hommes entreprenans portent l’audace juſqu’à s’emparer des ouvrages anciennement élevés par les François ſur le lac Champlain, entre la Nouvelle-Angleterre & le Canada, juſqu’à faire une irruption dans cette vaſte région.

Tandis que de ſimples particuliers ou des diſtricts iſolés ſervent ſi utilement la cauſe commune, le congrès s’occupe du ſoin d’asſembler une armée. Le commandement en eſt donné à George Waſington, né en Virginie, & connu par quelques actions heureuſes dans les guerres précédentes. Auſſi-tôt le nouveau général vole à Maſſachuſet, pouſſe de poſte en poſte les troupes royales, & les force à ſe renfermer dans Boſton. Six mille de ces vieux ſoldats, échappés au glaive, à la maladie, à toutes les misères, & preſſés par la faim ou par l’ennemi, s’embarquent le 24 mars 1776 avec une précipitation qui tient de la fuite. Ils vont chercher un aſyle dans la Nouvelle-Écoſſe, reſtée, ainſi que la Floride, fidèle à les anciens maîtres.