Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XVIII/Chapitre 44

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Texte établi par Jean Léonard Pellet, Jean Léonard Pellet (9p. 287_Ch44-299_Ch45).

XLIV. L’Angleterre ſe détermine à réduire ſes colonies par la force.

Les ſophiſmes d’un rhéteur véhément, appuyés par l’influence du trône & par l’orgueil national, étouffent dans la plupart des repréſentans du peuple le déſir d’un arrangement pacifique. Les réſolutions nou- velles reſſemblent aux réſolutions primitives. Tout y porte même d’une manière plus décidée l’empreinte de la férocité & du deſpotiſme. On lève des armées ; on équipe des flottes. Les généraux, les amiraux font voile vers le Nouveau-Monde, avec des ordres, avec des projets deſtructifs & ſanguinaires. Il n’y a qu’une ſoumiſſion ſans réſerve qui puiſſe prévenir ou arrêter le ravage ordonné contre les colonies.

Juſqu’à cette époque mémorable, les Américains s’étoient bornés à une réſiſtance que les loix Angloiſes, elles-mêmes, autoriſoient. On ne leur avoit vu d’ambition que celle d’être maintenus dans les droits très-limités dont ils avoient toujours joui. Les chefs même, auxquels on pourroit ſuppoſer des idées plus étendues, n’avoient encore osé parler à la multitude que d’un accommodement avantageux. En allant plus loin, ils auroient craint de perdre la confiance des peuples attachés par habitude à un empire ſous les ailes duquel ils avoient proſpéré. Le bruit des grands préparatifs qui ſe faiſoient dans l’ancien hémiſphère pour mettre dans les fers ou pour incendier le nouveau, étouffa ce qui pouvoir reſter d’affection pour le gouvernement primitif. Il ne s’agiſſoit plus que de donner de l’énergie aux eſprits. Ce fut l’effet que produiſit un ouvrage, inſtrulé le Sens commun. Nous allons repréſenter ici le fond de ſa doctrine ſans nous aſtreindre précisément à la forme qu’il a ſuivie.

Jamais, diſoit l’auteur de cet écrit célèbre, jamais un intérêt plus grand n’a occupé les nations. Ce n’eſt pas celui d’une ville ou d’une province, c’eſt celui d’un continent immenſe & d’une grande partie du globe. Ce n’eſt pas l’intérêt d’un jour, c’eſt celui des ſiècles. Le préſent va décider d’un long avenir ; & pluſieurs centaines d’années après que nous ne ſerons plus, le ſoleil, en éclairant cet hémiſphère, éclairera ou notre honte ou notre gloire. Long-tems nous avons parlé de réconciliation & de paix : tout eſt changé. Dès qu’on a pris les armes, dès que la première goutte de ſang a coulé, le tems des diſcuſſions n’eſt plus. Un jour a fait naître une révolution. Un jour nous a tranſporté dans un ſiècle nouveau.

Des âmes timides, des âmes qui meſurent l’avenir par le paſſé, étoient que nous avons beſoin de la protection de l’Angleterre. Elle peut être utile à une colonie naiſſante ; elle eſt devenue dangereuſe pour une nation déjà formée. L’enfance a beſoin d’être ſoutenue ; il faut que la jeuneſſe marche libre & avec la fierté qui lui convient. De nation à nation, ainſi que d’homme à homme, qui peut avoir la force & le droit de me protéger, peut avoir la force & la volonté de me nuire. Je renonce à un protecteur, pour n’avoir point à redouter un maître.

En Europe, les peuples ſont trop preſſés pour que cette partie du globe jouiſſe d’une paix conſtante. Les intérêts des cours & des nations s’y heurtent & s’y choquent ſans ceſſe. Amis de l’Angleterre, nous ſommes forcés d’avoir tous ſes ennemis. Cette alliance portera pour dot à l’Amérique une guerre éternelle. Séparons-nous, séparons-nous. La neutralité, le commerce & la paix : voilà les fondemens de notre grandeur.

L’autorité de la Grande-Bretagne ſur l’Amérique doit tôt ou tard avoir une fin. Ainſi le veut la nature, la néceſſité & le tems. Le gouvernement Anglois ne peut donc nous donner qu’une conſtitution paſſagère ; & nous ne léguerons à notre poſtérité qu’un état incertain, des diſſenſions & des dettes. Si nous voulons aſſurer ſon bonheur, séparons-nous. Si nous ſommes pères, ſi nous aimons nos enfans, séparons-nous. Des loix & la liberté, voilà l’héritage que nous leur devons.

L’Angleterre eſt trop éloignée de nous pour nous gouverner. Quoi, toujours traverſer deux mille lieues pour demander des loix, pour réclamer juſtice, pour nous juſtifier de crimes imaginaires, pour ſolliciter avec baſſeſſe la cour & les miniſtres d’un climat étranger ! Quoi, attendre pendant des années chaque réponſe, & ſi trop ſouvent encore c’étoit, l’injuſtice qu’il fallût ainſi chercher à travers l’océan ! Non, pour un grand état, il faut que le centre & le ſiège du pouvoir ſoit dans l’état même. Il n’y a que le deſpotiſme de l’Orient qui ait pu accoutumer les peuples à recevoir ainſi leurs loix de maîtres éloignés ou de pachas qui repréſentent des tyrans inviſibles. Mais ne l’oubliez pas, plus la diſtance augmente, plus le deſpotiſme s’appeſantit ; & les peuples alors privés de preſque tous les avantages du gouvernement, n’en ont plus que les malheurs & les vices.

La nature n’a pas créé un monde pour le ſoumettre aux habitans d’une iſle dans un autre univers. La nature a établi des loix d’équilibre qu’elle ſuit par-tout, dans les cieux comme ſur la terre. Par la loi des maſſes & des diſtances, l’Amérique ne peut appartenir qu’à elle-même.

Point de gouvernement ſans une confiance mutuelle, entre celui qui commande & celui qui obéit. C’en eſt fait, ce commerce eſt rompu ; il ne peut renaître. L’Angleterre a trop fait voir qu’elle vouloit nous commander comme à des eſclaves ; l’Amérique, qu’elle ſentoit également & ſes droits & ſes forces. Chacune a trahi ſon ſecret. Dès ce moment plus de traité. Il ſeroit ſigné par la haine & la défiance, la haine qui ne pardonne pas, la défiance qui de ſa nature eſt irréconciliable.

Voulez-vous ſavoir quel ſeroit le fruit d’un accommodement ? votre ruine. Vous avez beſoin de loix ; vous ne les obtiendrez pas. Qui vous les donneroit ? La nation Angloiſe ? Elle eſt jaloufe de votre accroiſſement. Le roi ? Il eſt votre ennemi. Vous-même, dans vos aſſemblées ? Ne vous ſouvenez-vous plus que toute légiſlation eſt ſoumiſe au droit négatif du monarque qui veut vous ſubjuguer ? Ce droit ſeroit un droit terrible ſans ceſſe armé contre vous. Formez des demandes ; elles ſeront éludées. Formez des plans de grandeur & de commerce ; ils deviendront pour la métropole un objet d’effroi. Votre gouvernement ne ſera plus qu’une guerre ſourde, celle d’un ennemi qui veut détruire ſans combattre ; ce ſera dans l’ordre politique un aſſaſſinat lent & caché, qui fait naître la langueur, prolonge & nourrit la foibleſſe, & par un art meurtrier empêche également de vivre & de mourir. Soumettez-vous à l’Angleterre : voilà votre ſort.

Nous avons droit de prendre les armes. Nos droits ſont la néceſſité, une juſte défenſe, nos malheurs, ceux de nos enfans, les excès commis contre nous. Nos droits ſont notre titre auguſte de nation. C’eſt au glaive à nous juger. Le tribunal de la guerre eſt déſormais le ſeul tribunal qui exiſte pour nous. Eh bien, puiſqu’il faut combattre, que ce ſoit du moins pour une cauſe qui en ſoit digne, & qui nous paie & de nos tréſors & de notre ſang. Quoi, nous expoſerons-nous à voir nos villes détruites, nos campagnes ravagées, nos familles, tombant ſous le glaive, pour parvenir à conclure un accommodement ; c’eſt-à-dire pour mendier de nouvelles chaînes, pour cimenter nous-mêmes l’édifice de notre eſclavage ? Quoi, ce ſera à la lueur des incendies ; ce ſera ſur la tombe de nos pères, de nos enfans, de nos femmes que nous ſignerons un traité avec nos oppreſſeurs ! & tout couverts de notre ſang ils daigneront nous pardonner ! Ah, nous ne ſerions plus alors qu’un vil objet d’étonnement pour l’Europe, d’indignation pour l’Amérique, de mépris même pour nos ennemis. Si nous pouvons leur obéir, nous n’avons pas eu le droit de combattre. La liberté ſeule peut nous abſoudre. La liberté, & une liberté entière, eſt le ſeul but digne de nos travaux & de nos dangers. Que dis-je ? Dès ce moment, elle nous appartient. C’eſt dans les plaines ſanglantes de Lexington que nos titres ſont écrits ; c’eſt-là que l’Angleterre a déchiré de ſa main le contrat qui nous uniſſoit à elle. Oui. Au moment où l’Angleterre a tiré le premier coup de fuſil contre nous, la nature elle-même nous a proclamés libres & indépendans.

Profitons du bienfait de nos ennemis. La jeuneſſe des nations eſt l’âge le plus favorable à leur indépendance. C’eſt le tems de l’énergie & de la vigueur. Nos âmes ne ſont point encore entourées de cet appareil de luxe qui ſert d’otage à la tyrannie. Nos bras ne ſe ſont point énervés dans les arts de la molleſſe. On ne voit point dominer parmi nous cette nobleſſe qui, par ſa conſtitution-même, eſt l’alliée néceſſaire des rois ; qui n’aime la liberté que lorſqu’elle en peut faire un moyen d’oppreſſion ; cette nobleſſe avide de droits & de titres, pour qui dans les tems de révolutions & de criſe, le peuple n’eſt qu’un inſtrument, pour qui le pouvoir ſuprême eſt un corrupteur tout prêt.

Vos colonies ſont formées d’hommes, ſimples & courageux, d’hommes laborieux & fiers, propriétaires à la fois & cultivateurs de leurs terres. La liberté eſt leur premier beſoin. Les travaux ruſtiques les ont d’avance endurcis à la guerre. L’enthouſiaſme public fera éclore des talens inconnus. C’eſt dans les révolutions que les âmes s’agrandiſſent, que les héros ſe montrent & prennent leur place. Rappelez-vous la Hollande, & cette foule d’hommes extraordinaires que fit naître la querelle de ſa liberté : voilà votre exemple. Rappelez-vous ſes ſuccès : voilà votre préſage.

Que notre premier pas ſoit de nous former une conſtitution qui nous unifie. Le moment eſt venu. Plus tard, elle ſeroit abandonnée à un avenir incertain & aux caprices du haſard. Plus nous acquerrons d’hommes & de richeſſes, plus il s’élèvera de barrières entre nous. Comment concilier alors tant d’intérêts & de provinces ? Il faut pour une pareille union que chaque peuple ſente à la fois, & ſa foibleſſe, & la force de tous. Il faut de grands malheurs ou de grandes craintes. C’eſt alors qu’entre les peuples, comme entre les hommes, naiſſent ces amitiés vigoureuſes & profondes qui aſſocient les âmes avec les âmes & les intérêts avec les intérêts. C’eſt alors qu’un ſeul eſprit errant de toute part, forme le génie des états, & que toutes les forces diſpersées deviennent en ſe rapprochant, une force unique & terrible. Grâce à nos persécuteurs, nous ſommes à cette époque. Si nous avons du courage, c’eſt pour nous celle du bonheur. Peu de nations ont ſaiſi le moment favorable pour ſe faire un gouvernement. Une fois échappé, ce moment ne revient plus ; & l’on en eſt puni pendant des ſiècles par l’anarchie ou l’eſclavage. Qu’une pareille faute ne nous prépare point de pareils regrets. Ils ſeroient impuiſſans.

Emparons-nous d’un moment unique pour nous. Il eſt en notre pouvoir de former la plus belle conſtitution qu’il y ait jamais eue parmi les hommes. Vous avez lu dans vos livres ſacrés l’hiſtoire du genre-humain enſeveli ſous une inondation générale du globe. Une ſeule famille ſurvécut, & fut chargée par l’Être ſuprême de renouveler la terre. Nous ſommes cette famille. Le deſpotiſme a tout inondé, & nous pouvons renouveler le monde une ſeconde fois.

Nous allons, dans ce moment, décider du ſort d’une race d’hommes plus nombreuſe peut-être que tous les peuples de l’Europe enſemble. Attendrons-nous que nous ſoyons la proie d’un conquérant, & que l’eſpérance de l’univers ſoit détruite ? Imaginons-nous que toutes les générations du monde à venir ont dans ce moment les yeux fixés ſur nous, & nous demandent la liberté. Nous allons fixer leur deſtin. Si nous les trahiſſons, un jour elles ſe promèneront avec leurs fers ſur nos tombeaux & les chargeront peut-être d’imprécations.

Souvenez-vous d’un écrit qui a paru parmi vous, & qui avoit pour deviſe ces mots : s’unir ou mourir.

Uniſſons-nous, & commençons par déclarer notre indépendance. Elle ſeule peut effacer le titre de ſujets rebelles que nos inſolens oppreſſeurs oſent nous donner. Elle ſeule peut nous faire remonter à la dignité qui nous eſt due, nous aſſurer des alliés parmi les puiſſances, imprimer le reſpect même à nos ennemis ; & ſi nous traitons avec eux, nous donner le droit de traiter avec la force & la majeſté qui convient à une nation.

Mais je le répète. Hâtons-nous. Notre incertitude fait notre foibleſſe. Oſons être libres, & nous le ſommes. Prêts à franchir ce pas, nous reculons. Nous nous obſervons tous avec une curioſité inquiète. Il ſemble que nous ſoyons étonnés de notre audace, & que notre courage nous épouvante. Mais ce n’eſt plus le tems de calculer. Dans les grandes affaires où il n’y a qu’un grand parti à prendre, trop de circonſpection ceſſe d’être prudence. Tout ce qui eſt extrême demande une réſolution extrême. Alors les démarches les plus hardies ſont les plus ſages ; & l’excès de l’audace même devient le moyen & le garant du ſuccès.